Fernand Deligny par Bruno Muel

Texte de Bruno Muel, décembre 1988

Aux propres yeux de Fernand Deligny, le travail de toute sa vie ne se justifie qu’à être de recherche. Chaque forme qu’a prise son action(avec les pré-délinquants, avec les autistes, avec ces catégories humaines qu’il refuse de prendre pour des catégories), aussitôt qu’elle pouvait sembler aboutie, il s’est empressé de l’abandonner pour la reprendre autrement… ou pour passer à autre chose.

Et pourtant, Fernand Deligny, c’est bien connu qu’il a de la continuité dans les idées, c’est bien connu qu’il tourne autour de quelque chose. Quelque chose qui est difficile à dire puisque c’est justement une mise en doute de la prééminence de la parole et une acceptation de l’absence de la parole, entre autre de ce qu’on appelle l’autisme. Cela ne date pas d’hier, cela fait cinquante ans qu’il tourne autour.

C’est parce qu’il a trouvé une pratique, des pratiques, parce qu’il a lui-même suivi les chemins, les lignes d’erre des enfants autistes, parce qu’il s’est lui-même arrêté aux repères, aux pierres qui jalonnent ces lignes du monde sans parole, qu’il peut si bien en parler, parler autour, à côté mais, il le répète souvent, « ce ne sont que des paroles ». C’est pourquoi le cinéma, l’image, lui paraissent si importants pour s’approcher un peu de cette réalité qu’il a entrevue.
Par l’expérience des films « Le moindre geste », 1965, et « Ce gamin, là », 1975, Deligny possède une connaissance du rapport entre une caméra et l’être humain sur lequel elle est braquée. On voit bien le questionnement qu’il soulevait déjà dans ce passage du livre « Les détours de l’agir ou le moindre geste » paru en 1979 :

« Lorsque la caméra a pris Anne dans son champ, Isabelle a couru pour venir s’y mettre, dans le regard du cyclope. Où se voit ce qu’il en est du sujet, Anne attirée par l’eau et les manier qui s’y trouvent(elle est au bord d’une flaque à nos yeux quelque peu minable), et Isabelle attirée par l’être regardée, vue, prise comme on dit, quitte à accepter les consonances progénitales du mot, et quoi faire, sinon jouer, y compris à faire celle qui, de la caméra, ne s’en occupe pas et fait comme si elle n’était pas là, quitte à jeter tout à coup un caillou vers elle, peut-être par dépit qu’Anne, malgré la caméra, ne joue pas le jeu, ne joue à rien, ne joue pas du tout. Alors, c’est peut-être cet œil de verre qui empêche Anne de jouer ; il faut le chasser, ou bien, après l’avoir nourri, cet œil, de sa présence, il faut s’en prendre à lui. »

Aujourd’hui un film, préparé avec exigence depuis des mois et dont quelques précieuses séquences ont déjà été enregistrées, va être filmé chez Fernand Deligny, avec Fernand Deligny qui a accepté pour la première fois d’être placé devant l’œil du cyclope. La caméra est entrée dans son atelier, au hameau des Graniers, dans les contreforts des Cévennes où il « erre » depuis vingt ans. Sortant des épreuves de la maladie, le chercheur infatigable, calant à heure fixe son corps malmené derrière son établi, s’est remis au travail. C’est de l’image qu’il veut parler, entre autre de celle qui peut faire un film. Il a noirci quelques centaines de ces grandes feuilles blanches où son écriture aime à courir. Il nous a lu quelques unes de ces pages et il s’est mis à parler. Dans ce beau langage qui n’est qu’à lui, il nous a parlé de ce film qui pourrait voir le jour.
Il ne s’agit pas d’interviews mais, à travers ces « travaux en cours », c’est néanmoins un portrait de Fernand Deligny qui va se dessiner devant nous. Il s’adresse d’abord à son premier complice en la matière, à Renaud Victor, déjà réalisateur de Ce gamin, là. Fernand Deligny veut transmettre à Renaud Victor quelque chose de son savoir, qui pourrait passer en image. Et notre caméra est témoin de ce travail d’enseignement, d’élaboration commune.

Deligny a proposé une histoire car c’est un conteur. Mais cette histoire, c’est-à-dire quelque chose qui ressemble à du « vrai » cinéma, dessine sous nos yeux l’ébauche d’un « vrai » film, est plutôt là comme prétexte, pré-texte à un film qui reste à faire, qui restera peut-être toujours à faire.

C’est néanmoins ce film dans lequel nous nous sommes engagés, au sujet duquel il ne faut pas attendre de Fernand Deligny un texte d’explication, un texte générique. Déjà « Ce gamin, là » s’était fait ainsi, au jour le jour, sans texte préalable, sans déclaration d’intentions délimitant à l’avance ce qui allait voir le jour.
Voici ce qu’en écrivait Deligny :

« Non pas que je récuse l’usage et même la nécessité du texte. Mais est-il préalable ou est-ce qu’il s’ensuit ? À n’écouter que la convention, le choix est fait… depuis toujours.
Ainsi donc la moindre image, le moindre mot, le moindre geste… »

Je me risque pourtant à expliquer que ce que veulent montrer Fernand Deligny et le « preneur d’images » comme il dit, Renaud Victor, n’est pas la moindre des questions. Peut-être touche-t-elle chacun d’entre nous : quelle trace existe en l’être humain de la mémoire immémoriale de ce qu’il y avait avant, avant sa propre enfance, avant ses parents, avant la société dans laquelle il vit, avant le règne de la parole ?

Voici quelques lignes écrites par Fernand Deligny qui peuvent nous éclairer :

« … Pour ce qui concerne notre espèce, la mémoire d’éducation a supplanté ce qui est mémoire d’espèce ou tout autre que la nôtre.
… Les images de « Ce gamin,là » évoquaient les effets manifestes d’une autre mémoire dans l’existence coutumière d’enfants dits « autistes ». Ces images ont été vues comme si elles avaient été attendues.
Mais, dira-t-on et c’est ce qu’on a dit, il s’agissait d’enfants ayant subi une atteinte grave.
… Le projet sous-jacent ici est d’évoquer ce qu’il peut en être d’enfants comme il s’en trouve des millions à travers nos pays, l’exceptionnel ne venant que des circonstances. »

Le Fernand Deligny qui nous parle ici est celui qui a toujours pris de la hauteur par rapport à son image de spécialiste des marginaux, de spécialiste des enfants autistes, de spécialiste de quoi que ce soit. L’homme qui s’expose ici devant la caméra de Renaud Victor est un travailleur et c’est ce qui explique l’usure de son corps, un mineur de fond de la condition humaine, un romancier sans aucun doute, à l’instar de Joseph Conrad, son écrivain préféré à propos duquel il cite un commentaire qui n’est pas de lui mais qu’il fait sien, où il est question d’image dans le sens où il dit entendre lui-même ce mot :

« … Et pour atteindre ce but inaccessible, il a façonné ce langage qui brise les conventions du discours réaliste pour tenter l’impossible : offrir à son lecteur non point des idées, des opinions ou des tableaux, mais des images. Et ce désir d’enfanter des images surgies des profondeurs d’un être déchiré est peut-être ce qui, à ses yeux, justifiait l’existence humaine. C’était en tout cas sa raison d’être, à lui, écrivain. »

Faire un film est de tout autre nature qu’écrire un roman car ce sont les « preneurs d’images » avec leur attirail, ici Renaud Victor et son équipe, qui sont à l’œuvre. L’enjeu de ce film, sa difficulté et son intérêt, résident justement dans la réalisation d’images qui, plus qu’une illustration, doivent surgir avec l’évidence d’une démonstration du pouvoir éclairant des idées de Fernand Deligny. Lui-même est bien conscient des pièges qui menacent la « prise d’image » quand il enchaîne à propos de Joseph Conrad mais à l’intention évidente des cinéastes :

« … D’où il s’ensuit qu’intention pensée verbalement, et souvenir précis, risquent fort de détruire l’image, alors qu’elle se trouve à la racine des deux. »

J’ai parlé d’exigence à propos de la préparation de ce film parce que Fernand Deligny est un être profondément exigeant et qu’il est impossible de travailler avec lui sans être entraîné par sa passion de tout mettre en œuvre pour déjouer les pièges de la répétition et de la convention.

Ce que nous avons déjà expérimenté(éléments filmés et prémontés) c’est l’arrivée de ces bribes de récit dans le discours de Deligny. L’histoire qu’il a voulu raconter ne met en scène que quelques personnages qu’il fabrique littéralement devant nos yeux. C’est à la fois une leçon de choses sur la création et un écho de ses réflexions théoriques.

Il y a un enfant brésilien, adopté, parachuté dans les Cévennes, et qui s’enfuit, disparaît, se volatilise. Enfant dont on sait qu’il parle à peine la langue d’ici, image exemplaire de tous ceux dont les racines ont été coupées. Il a abandonné sur un grand bassin de la propriété de sa famille adoptive un radeau qu’il avait adroitement fabriqué. S’est-il réfugié sur les toits du hameau ? C’est ce que « ON » dit, mais qui l’a vu ? Ainsi apparaissent tout de suite quelques uns des thèmes qui importent à Fernand Deligny : le radeau sur la montagne, les toits d’asile et le « ON » redoutable, responsable de tant de folies individuelles.

Il y a Renaud Victor lui-même, dont Deligny a inventé le personnage à partir d’une photo où le hasard a joué son rôle. Deligny voudrait rendre perceptible le hasard, le piéger. Renaud Victor, acteur et preneur d’images, est peut-être la version adulte de l’enfant réfugié sur le toit et qui fait crisser les tuiles au dessus de sa tête. Son retour au hameau est un trajet vers l’enfance.

Il y a Fernand Deligny qui lui aussi joue un rôle, celui de l’instituteur retraité Van Horst, au genou raidi par une balle reçue pendant la résistance, une balle tirée par « les voyous du maréchal ».
Il y a la fille de Van Horst, dont il ne savait rien depuis que la mère, enceinte, était partie trente ans plus tôt, « vivre libre » au Canada. Cette fille imprévue revient soudain vers lui.

Qu’on ne s’y trompe pas, ces bribes de récit, ces personnages presque vrais, peut-être plus vrais que nature, sont placés là par Deligny pour dire ce qui ne peut pas se dire, « ce qui ne se dit pas », suivant l’expression consacrée, et ne serait-ce pas la transmission, transmission de la vie mais surtout transmission du savoir.

Cet homme qui s’est battu toute sa vie pour tenter de redresser les effets de bien des désastres familiaux, celui qui a inventé le substantif assez féroce de « Pèrémère », est un homme comme les autres, qui a besoin de laisser une trace.

Ce film, cette « ultime tentative » comme il dit lui-même, mais là il n’est pas question de prendre à la lettre cet « ultime », doit répondre à ce besoin de transmettre un savoir sans équivalents.

 

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Pour continuer à découvrir le travail de Bruno Muel et Renaud Victor :

Rushes de Bruno Muel, éditions commune, 2016, avec DVD comprenant « Avec le sang des autres » et « Les Trois cousins » de René Vautier (avec l’aimable autorisation de Moïra Chapdelaine-Vautier)

Renaud Victor présence proche, éditions commune, 2019, avec DVD comprenant « Fernand Deligny, à propos d’un film à faire » (avec l’aimable autorisation de Richard Copans et des Films d’ici) et « De jour comme de nuit » (avec l’aimable autorisation de 13Productions)

Le Baume du tigre, Bruno Muel, éditions Maurice Nadeau, 1979

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