Abrité derrière les voiles de sa discrétion et de sa modestie, Bruno Muel fut l’une des personnes les plus belles, courageuses, profondes que j’ai eu la chance de rencontrer. Son œuvre filmique et littéraire offre un accomplissement souverain de ce que l’esprit humain peut réaliser au moyen d’images, de sons et de mots, un trésor indispensable qu’offre l’histoire du cinéma à l’histoire collective. En 2007, afin de concrétiser quelque chose de l’admiration que je lui portais, j’ai proposé à Bruno une Carte blanche à la Cinémathèque française, ce fut une joie et un privilège d’y réfléchir avec lui, de retrouver quelques films qu’il souhaitait revoir, de mettre en valeur non seulement son travail mais aussi les œuvres qu’il souhaita associer à cet événement – car de toute évidence il ne savait concevoir et agir autrement qu’en termes collectifs et solidaires. Voici le texte introductif par lequel j’ai tenté alors de résumer son extraordinaire trajet dans le cadre des quelques signes alloués.
« Bruno Muel : cinéaste, cameraman, reporter, écrivain, producteur. Une vie engagée à prouver par ses actes que la fraternité existe, qu’un individu par son courage et sa sincérité peut modifier à son échelle le cours des choses, que les images peuvent avoir un autre rôle à jouer dans l’histoire que celui de la falsification. Bruno Muel a filmé l’Indépendance en Algérie, le combat révolutionnaire en Colombie, les luttes ouvrières en France. Il a témoigné de la répression sanglante au Chili, de l’exploitation capitaliste barbare en Centrafrique, de la résistance des Kurdes en Irak. Il a participé en acteur essentiel à toute l’expérience des Groupes Medvedkine, et en tant qu’opérateur à de nombreux films, notamment à l’encore trop méconnu Festival Panafricain d’Alger. Son chef d’œuvre désormais classique, Avec le sang des autres, sur un texte de la sociologue Francine Muel-Dreyfus, offre une analyse magistrale de la privation de soi dans le monde capitaliste à partir du cas exemplaire de l’usine Peugeot à Sochaux. On y trouvera, spontanément synthétisé par le style limpide de Bruno Muel, quelques ingrédients indispensables à notre survie mentale : un pamphlet sur l’organisation de l’espace et du quotidien digne des analyses situationnistes ou des études de Michel Foucault sur la société de contrôle, des lumières et des images d’adolescents désœuvrés dignes du Pialat de Passe ton bac d’abord. Mais les plans-séquences n’appartiennent qu’à Bruno Muel, ils caractérisent son style soucieux de fidélité, de collectivité humaine, de fluidité, de transparence. L’œuvre de Bruno Muel constitue une fusion spontanée et hautement stylée de ce que la tradition nous enjoint de diviser donc d’affaiblir : témoigner, lutter, provoquer, analyser, représenter, agir, capter, intervenir, critiquer. Son parcours dessine une figure de créateur qui conjoint harmonieusement le travailleur, l’intellectuel, l’artiste, le guérillero, le militant révolutionnaire, l’esprit libre et indépendant. Il a lutté contre des ennemis très puissants : le colonialisme français, l’armée gouvernementale colombienne, la dictature de Pinochet, les censeurs du PCF, la maladie (sur ce dernier point, il a réalisé un film, Rompre le secret, en 1982), et il a transformé chacun de ses combats en création. (On notera que sur la durée, il les a tous vaincus.) Il a travaillé avec Jean-Pierre Thorn et produit Renaud Victor. Il a tenu à partager sa Carte blanche avec deux figures mythiques du cinéma engagé : le funambule Mohamed Zinet et le solide Mensch Mario Marret (l’expression est de Chris Marker). On peut appliquer à Bruno Muel la formule par laquelle il a décrit l’un de ses amis du FLN dans son roman autobiographique Le Baume du tigre (1979) : “un esprit rebelle à toute colonisation”. Ses films représentent un fleuron visuel de l’humanisme critique et, pour le dire avec simplicité, on se sent plus heureux, plus encouragé à vivre et à combattre, de les avoir vus et de savoir qu’ils existent. »
Depuis, Bruno a fini par perdre l’un de ses combats, comme nous le perdrons tous, celui contre la maladie. Mais, ajoutant au trésor, il a publié un livre bouleversant, Rushes, en 2016 aux éditions Commune. Après avoir remercié l’immense Bruno pour son œuvre, son action, son exemple, j’en extrais quelques lignes afin de laisser les derniers et inoubliables mots au remarquable écrivain qu’il fut. Car ce qui restera des temps qu’il a traversés seront ses images et réflexions : ce qui subsiste d’une époque, à la fin, c’est seulement ce dont ont besoin les peuples – on se souvient de Spartacus, pas de ceux qui l’avaient vendu comme esclave. Or, en ces temps sombres de régression politique exponentielle, nous aurons toujours plus besoin des images et des ouvrages de Bruno, entre autres ces phrases qui disent la joie, le sens, la perspective de son travail et rétablissent un horizon clair pour le cinéma : « Ce que j’aimais, quand je la tenais physiquement, cette caméra, c’était capter les images vivantes du miracle humain, l’ossature visible des visages, les regards qui racontent une longue histoire que les mots ne sauraient dire, qui laissent deviner une intraduisible intelligence de la vie. Quelquefois j’ai eu cette chance et, quand j’ai l’occasion de revoir certaines vieilles images que j’ai « prises » pour des films dont j’ai été le réalisateur ou seulement le caméraman, je suis surpris, ému et même fier de les retrouver. Je me dis : « Quelle bonne image ! » ou « Quel bon plan ! », alors que de plan je n’en avais guère en tête, ce qui est peut-être un aveu d’impuissance mais je n’en suis pas sûr, c’est peut-être aussi le grand orgueil de penser qu’on a eu parfois le contact avec l’indicible, ou, pourquoi ne pas oser le dire, avec la vérité. »
Paris, 2007-2023