Je laisse le fiel et vais vers les doux fruits

poème manifeste de Damien Odoul, 2016

depuis l’an 2000
une paille pourrait-on dire
une véritable poutre dans l’œil
jusqu’à ces temps-ci
année 2016 : chemin des drames
une question épineuse se profile
comment des films encore des films des films encore
j’entends par film un corps étranger
libérateur
à contempler dans le silence du plan
marécage affectif
générateur d’une riante mélancolie
nous ne voyons jamais le même film, n’est ce pas
nous n’aurons jamais le même regard

peut-être sauras-tu me répondre lecteur
toi que je ne connais pas spectateur
je m’adresse à ton regard sans détour regardeur du dedans
regardant du dehors
je te l’avoue
je n’ai jamais pensé au public -ou vaguement
j’ai toujours cru qu’il viendrait de lui-même
que mes travaux aiguiseraient sa curiosité
persuadé que mes films
possédaient ce joyeux spleen
qui lui ferait reconnaître le sien
me suis-je trompé ?
à vrai dire
difficile d’être de mon temps
quant à la recette « grande école spécialisée » elle me dépasse
disons-le net
je l’exècre

mais aujourd’hui
en ces temps de formules éculées
une nouvelle recette messiano-cinétique est apparue
elle dévore à grande échelle
balaie tout sur son passage
il faut que tu saches combien j’ai aimé ces images affolantes
qui m’empêchaient de fermer l’œil
je les ai contemplées
pas seulement
je les ai ressenties dans ma chair
je n’ai jamais eu besoin de les déchiffrer de les décortiquer
porté par certaines
d’autres m’emportaient
j’ai volé haut, sais-tu
addiction assumée malgré la nausée
nourriture à part entière
totale
un vin comme un caillou dans la bouche

le cinéma contemporain
bientôt « sans écran »
devenu libation virtuelle
saupoudré d’une méchante sinistrose
le spectateur en missionnaire
le joueur en levrette
les nouveaux Narcisse se rêvent à l’affiche des abribus
ça sent l’esbroufe permanente insupportable
images compartimentées
bande son pop-mielleuse
costumes trop propre
effets clipesques
on passe de la bonne formule bourgeoise
à la provocation policée
mais jamais de subversion
parfois chez certains cinéastes étrangers
ils apprennent vite à exploiter le filon
aucun antidote à cette accumulation
tout cela et bien encore
annule la profondeur de champ

j’ai tenté d’amener le joueur (professionnel)
et aussi l’amateur -que j’affectionne particulièrement
à expérimenter de lui-même
à être son propre laboratoire
je lui ai répété qu’il n’est pas utile
de s’installer dans le rôle
qu’il faut le traverser tout en l’habitant
mais totalement
accord laborieux
afin que tous perdent leurs repères
qu’ils ne sachent plus avec qui
ni à quoi ils jouent
finalement je préfère l’amateur
son silence est chargé

douleur d’une enfance que je n’ai pas eue
écrire un poème ou mettre un film en scène
— en selle pourrait-on dire —
j’ai tourné autour de cette douleur-là
une manière de la saisir de la faire exister
mais sans moi
après la mort vécue d’un vieil homme
Noël 1977 j’avais neuf ans
le très lointain cinéma
s’est mis à rôder autour de ma petite personne
il m’a permis de disparaître à mon tour
j’ai imaginé pouvoir dépeindre l’insupportable réel
autrement
plus tard je me suis réfugié dans les salles obscures
pour échapper à l’acmé du monde
des salles comme des plages de sable noir
et sales
avec ses gisants
je me suis accaparé la toile comme une voilure
sur laquelle j’ai embarqué pour un temps prescrit
blotti dans le cocon ouaté
j’ai fait face à l’écran des lucioles
dans mon cas nul rapport cinéphilique avec le film
mais un refuge unique à travers la houle
miroir de soi ou désinhibition
je n’ai pas cherché à croire à cette « bible » nouvelle
j’ai cherché à disparaître aux yeux du monde réel
et parfois « le miracle » a eu lieu

j’ai rencontré Andreï Roublev, désemparé mais vivant
Ordet, incapable de me relever du siège
Les Amants crucifiés, découverte de l’immense Mizoguchi
Les Musiciens de Gion, j’ai erré dans le film sans que l’on me voie
Allemagne année zéro, le suicide de l’enfant sous le soleil noir et blanc
Au hasard Balthazar, Mouchette, mes larmes contenues
plus tard Pickpocket, le film que l’énigmatique Anatole Dauman m’a
avoué qu’il aurait rêvé de produire
L’enfant sauvage, l’ai vu gamin sur un très ancien poste de télévision
Les Onze fioretti, sans quitter la salle pour le revoir encore
Barberousse, l’humanité sans borne du personnage son courage
L’Inde fantôme, et d’autres vies avant celle-là
Une partie de campagne, l’Eden retrouvé l’espace d’une fragrance
Il était une fois dans l’Ouest, mon premier film à l’âge de cinq ans dans
un cinéma plein air au bord de la Méditerranée un choc le meurtre de
l’enfant au début identification
Au bord de la mer bleue, le trio filmé avec jubilation par ce sacré vieux
lutteur de BB
L’heure du loup, pratiquement sous hallucinogènes
Viridiana, j’ai admis « la mécanique cinématographique » le jour où j’ai
vu la séquence avec les mendiants dans la cuisine en marche arrière et au
ralenti l’incroyable destin d’une humanité lépreuse en train de se jouer à
l’envers sous mes yeux et j’ai éclaté d’un rire de forcené
Dersou Ouzala, la bourrasque éprouvante bouleversante viscérale
Requiem pour un massacre, les mots de mon aïeule à propos d’Oradour-
sur-Glane, le souffle coupé
Solaris, de par sa magnitude et la réapparition de cette femme
Accatone, le poème pasolinien dédié à tous « ses enfants »
La grande vadrouille, les éclats de rire de mes 2 oncles et mon exaltation
pour un instant
Entracte, un corbillard tiré par un chameau où tout est Clair
Le Salon de musique, mais avant tout la Trilogie d’Apu, la plus belle
L’Arbre aux sabots, l’accord parfait entre fiction et documentaire c’est-à-
dire entre vide et plein
Gentleman Jim, le personnage principal au nom évocateur : O’doul
mais aussi La Règle du jeu, L’Ile nue, La Ronde, Mes petites amoureuses, Zéro de conduite, Bonjour, Il était une fois un merle chanteur, Cœur fidèle, L’Enfance d’Ivan, Où est la maison de mon ami, L’Enigme de Kaspar Hauser, L’Homme à la caméra, Le Général Della Rovere, Elégie de la traversée, La Ricotta, La Maison des bois, L’Ange exterminateur, Le Sang des bêtes, La Glace à trois faces, Le goût du Saké, Alexandre Nevski, Salo ou les 120 journées, L’Aurore, Khroustaliov ma voiture, L’Atalante, Le Feu follet, Meurtre dans un jardin anglais, L’Eclipse,
Berlin Alexanderplatz, Les Yeux sans visage, Cocorico Monsieur Poulet, La Bête lumineuse, A swedish love story, Les Inconnus de la Terre…
Nanouk l’Esquimau, le chef d’œuvre d’entre tous
j’en oublie j’en passe ils reviendront

vivants dans ma mémoire
temps écoulé à ne plus y penser
j’ai laissé vagabonder mon esprit
par mes soins emprisonné
je l’ai laissé faire son impétueux voyage

lorsque le film s’immisce dans les pores de ma peau
je l’entends m’indiquer mon rôle
de fou
de voyou

de contemplatif
de charbonnier
d’anarchitecte
de passeur -après tout pourquoi aller chercher plus loin
montage d’instantanés

barouf cérébral
sans nommer les autres lieux ou les protagonistes
le film se dévoile s’ouvre à moi
plus de mots ni de voix mais un déroulant
comme sur les chaines d’informations continus
à mes yeux je veux dire d’après ce que je sens
l’amour universel a pour seule vocation
d’endiguer l’autodestruction qui me ronge

le grand tableau des névroses et psychoses en libre-service
histoires de violences
de bons sentiments
de vampires trendy
de familles putréfiées
de séparations de réparations
dans toutes les salles sous toutes les coutures
le film didactique l’emporte haut la main
surtout ne rien te laisser imaginer, regardeur
au cas où tu penserais mal, regardant menues secousses
exorcismes maquillés
ce qu’ils aiment avant tout
ce qu’ils vantent le plus souvent

femelles refaites montant les marches
mâles défaits monnayant leur prestation
films humanitaires socialement sérieux
films de bobos qui se fantasment lumpenprolétariat
etc., etc., etc., etc., etc.
viandes injectées à l’écran durant 90 minutes ou plus
la grande famille grégaire
pathétique
ses « acteurs » en tous genres
se prêtent à la séance photo
les tristes comiques
quant aux bandes annonces
elles nous racontent le film
peut-être sont-ce les films qui ne racontent plus rien ?
racolage assidu
ça rassure le plus grand nombre
digestion expéditive
déjà dans un autre fauteuil
sous-culture en format 16/9ème et 3D —ah la belle poésie !
sous le regard toujours vivant d’Antonin A
Jeanne la pucelle
n’entend plus que sa propre voix
son regard s’en est allé
face à tous
CINEMA-MENT
« qu’est ce que cela peut te faire
ô»

est ce vraiment un argumentaire ce que je tente d’écrire ici
je ne crois pas
je n’ai personne à convaincre

chez Multiplex and co
l’industrie approvisionne des milliers d’yeux chaque jour
la plupart pupilles de non-voyants
main mise des exploitants accrocs à l’arithmétique
et les bonbons avec lesquels ils font leur beurre
les distributeurs ne jouent plus à la roulette
encore moins la russe

les producteurs ne courent plus dans les rues
n’hypothèquent plus leurs biens
ils planifient
en comptables dépendant des chaînes
ils sont des valets
au mieux des chiens
distribution de la carte d’infidélité
la plupart s’y retrouvent
tous sexes confondus
aigris mortels avant tout
ils sont désespérants
avec leurs règles douloureuses
inamovibles
l’une d’elles consiste à penser
« quand ça va bien faut trouver quelque chose pour que ça aille mal »
c’est plus fort qu’eux
les fils de répètent inlassablement le même schème
irrémédiablement
c’est un tic
c’est clanique
lorsque tu les croises
si tu sais les observer les entendre
ils parlent par cryptogrammes
dévident d’incroyables inepties
dans leurs appartements dont ils sont propriétaires
avec leurs enfants qui passent pour leurs propriétés
ils cherchent à déjouer ton regard
font la gueule le plus souvent
c’est hype
chialent l’année entière
même lorsque Fortune leur sourit
c’est plus fort qu’eux
ils ont la bouche pleine
mais ils voudraient que tu les vois affamés
le cinéma qu’ils vantent qu’ils vendent
est un mensonge sur pattes

je t’ai aimé Cinéma
sans Cannes parfois avec des béquilles
tu as su m’emporter me soulever
avant que je ne marche sur tes plates-bandes
j’avais repéré les contours fangeux
tel un bandit de grand chemin
je me suis infiltré dans ton antre
ah, liberté chérie !
liberté mal acquise ne profite jamais
la grande bleue et ses rouleaux
ciné-muraille ou cul-de-sac
le spectateur ingurgite des péripéties sans conséquences mortes promesses de concepts usés
gros nez reconstruits au milieu du visage
technique subliminale
il ne s’en délivre pas avant d’être repu
se mélange les pinceaux
lorsqu’il confond palmarès
box-office
et véritable film
avec ou sans salauds

si tu me lis encore, lecteur
alors que le film commence
sur le noir écran
regarde ce très noir

pourquoi à ce jour une telle désillusion
comme un lait fade régurgité
le constat est violent
le fossé s’agrandit
transformé en fosse aux lions
à quoi ai-je bien pu croire
mensonges faits à moi-même
ciné-maton en cellule privative
le condamné à mort ne s’échappe plus
sortez donc de vos casiers climatisés
déterrez-vous soulevez-vous
contre la nouvelle politique « cinéma d’armement »
un cathéter dans le bras
en mode ciné-botox & langue de bois
bien loin des Bucoliques
consortium hypocrite allant de pair
impossible d’y maintenir l’attention :
ce qui l’en est d’une lame émoussée plus que centenaire
ça vieillit mal

je me souviens du coup de téléphone à Robert Bresson
il me répond absolument aimable
dans l’oreille de mes 20 ans
sa voix encourageante et distincte
m’avertit aussitôt de la difficulté
des luttes à venir

la grande narration yankee
par tous imitée
cerveau central endommagé
milliards d’entrées de sorties
tous les territoires sont bons à coloniser
ex-empire du Milieu
les Planètes Naines
quelques pays sous-développés
qui se développeront un jour ou l’autre
déjà Cuba
bientôt l’Iran
fume, c’est de l’America !
blockbuster bankable
la grande puissance délétère
brille de mille milliards de feux
« une merde sur un piédestal »
abreuve les manants en rangs serrés
hoquetant
appelons-les les Assis

esseulé agrippé à ma caméra en carton
fabriquée dans une boite à chaussures pour dames
j’ai pensé enregistrer la vie
la fiction me désespérait la réalité m’angoissait
mélancolie d’enfant cloué au parquet
dans le grenier charbonneux
au fin fond de la province maudite
je n’imaginais pas pouvoir autant t’aimer cinéma
après avoir quitté le théâtre j’ai voulu t’épouser
la photographie sous le bras un matin de 88
j’ai connu ma première expérience
l’œil clos dans l’œilleton
j’ai su voir

chaque film emprunte à la mémoire du monde
son lot de péripéties
en tant que regardeur c’est avec ça qu’il faut commercer
dans les méandres de nos mémoires fragmentées
ce que le regardant n’a jamais vu
ou qu’il n’a pas su voir
ces images déboussolées désordonnées
prisme d’une réalité de vies minuscules
en sachant que ce n’est pas la vie cette réalité-là
il semblerait que l’eschatologie cinématographique
soit arrivée à son terme
sa mémoire première souveraine
dévorée par une mémoire artificielle
le spectateur grugé n’a rien d’autre à se mettre sous la dent
malgré la complexité de certaines combinaisons de montage
pourtant rudimentaires
cet art mineur le septième
sombre
avec nœud coulant

Louis Malle le mal-aimé
un des grands cinéastes français
devant le tribunal de l’incompréhension généralisée
vent cruel à décorner les bœufs
se retourne sept fois dans sa tombe
quant au vieux clochard à la lanterne
s’est évanoui dans son tonneau
face à l’hégémonie sous-jacente
ultra souriante et sans humour
de la grande distribution intensive
slapstick en mode sadique
le plus répandu sur les écrans
à chaque mercredi son trafic ses bouchons
avec plaintes et collisions
sorties de route ou jackpot
des dizaines de sorties chaque semaine
des centaines de films distribués chaque année pourquoi foutre ?
où donner des yeux !

égaré
je m’accroche au fil ténu d’une histoire oubliée
il ne me reste que des bribes
un plan tordu qui se détord
une séquence hallucinante désopilante fondamentale ou discrète
m’entraine dans son action illimitée
jeu marquant de la comédie humaine
déshumanisée bien souvent
je décroche virevolte
prends les images au collet
les souvenirs par la tranche
sur des rythmes primitifs
arabesques et consorts
je convoque les véritables morts
c’est le moment de le formuler
adieu cinéma
ton regard assaini me révulse
des années à croire en un changement d’idéal
sans doute est-ce le quiproquo qui l’emporte
tant de regrets à chacun de mes films
tant d’erreurs commises
—les erreurs ne se corrigent pas
c’est tant mieux
elles n’en sont que plus vivantes—
c’est la crise de foi
interminable
exacerbée par La Peur —dernier film à ce jour
j’ai pensé devenir Kazakh Turkmène ou Nicaraguayen
sous n’importe quel drapeau un nouveau film nouveau
donnez-moi un passeport kirghize
peut-être regarderez-vous mes films d’un autre œil

dans la nuit apparaît le visage ridé de ma grand-mère
devant « un Renoir » à la TV française
me souviens de cette grande illusion
de Carette avec qui nous riions des aléas de la vie
— lui qui allait mourir brûlé vif sous une couverture —
tout jeune encore
naïf
c’est peu de le dire
à la rencontre du film
de ses désillusions

cette sensation de me retrouver devant une enluminure « animée »
de me laisser transporter à l’intérieur d’une spatialité nouvelle
un espace d’émotion de tendresse
face à des hommes d’honneur ou de pitance incertaine
la mémoire de grandes œuvres cinématographiques
me rendent à mon enfance première
je me laissais emporter par le film et ses vers nouveaux

histoires d’archives
nous parlent d’ombres
parlent aux ombres
temps mutilé rendu informel
la mort des images en accéléré
c’est une façon d’abroger le problème survol en rase-motte
sans autre répercussion
qu’un hâtif contentement
ciné macabre
je te rends les clés
il n’y pas âme qui vive dans ton placard
mais des corps en conduite automatique
cinéma amèrement gesticule
sans oublier les petits scandales
les macarons à l’heure de l’astringence
hystérisation à tout va
c’est ce qui se vend le mieux
avec les meurtres et les pervers
un goût prononcé pour la dépression
l’écran kidnappe
les larmes amères des spectateurs
néo-cinéma avec zone de confort
à quand la déferlante ?

il est temps de se défaire des revers des regrets
de décrocher de mes sales obsessions
les punitions que je m’inflige
cette colère blessante

j’ai connu aussi quelques moments de joie
ma rencontre avec Erland Josephson
une après-midi dans son petit bureau du grand théâtre de Stockholm
l’œil pétillant

il me parlait surtout de Tarkovski
imitant des personnages mimant une situation
tout à sa générosité
il y eut aussi les grands joueurs que j’ai aimés
Franco Citti, Patrick Dewaere, Paul Newman, Michel Simon, Maurice
Ronet, Laurel & Hardy, Paul Meurisse, Francisco Rabal, Jean Yanne,
Toshiro Mifune, Robert Mitchum, Gunnar Bornsjtraadt, Harpo Marx
sans omettre les immenses et irréductibles joueuses
Monicca Vitti tout d’abord, aussi la Magnani, Bibi Anderson, Françoise
Dorléac, Madhabi Mukherjee, Simone Signoret, Nastassja Kinski dans
Tess, Audrey Hepburn, Stéphane Audran, Lili Taylor, Gina Manès, Marie
Dubois, Michiyo Kogure, Arletty…
avec
elles
ils
et les géniaux amateurs
j’entre dans la mort à reculons
ce qui est devant moi est passé
je regarde une fois encore
visages aimés abîmés
je ne dialogue plus avec
qu’ils me laissent à mon présent
traverseur de déserts
dépositaire de signaux
élagueur à la ripisylve du septième fleuve
il est temps de détourner mon attention

mise au banc de ta propre défaite
cinéma sans Entr’acte
un enterrement de première classe
les meneurs de l’industrie en tête du cortège
sautillent derrière le corbillard cinoche
on dirait de grands échassiers sommés de courir au ralenti
— procédé appauvri à force de ringardise —
mais un film qui tient à un fil
avec ses défauts ses anicroches

ça vaut tous les films ficelés caricaturaux
un film sur la ligne du rasoir
pas besoin d’aller chercher ailleurs l’adrénaline dans un siècle peut-être
par-dessus les billions d’images ingérées
de nouveaux regards naîtront
une nouvelle ère
dans cent ans
pas avant
un fiasco en fleur

depuis trois décennies
s’amplifie l’hymne de l’égo-roi
chaque jour à l’honneur
dans les institutions lubrifiées
empire de la complaisance
avec gadgets pour négociateurs précoces
incitation à visionner comme ça et pas comme ça
« sphère de l’activité économique détachée de la création »
tu parles !
industrie de la poudre aux yeux
ou dans le nez pour ceux qui préfèrent
le cinémato-graphe broie du noir
abdique devant la malhonnêteté de ses protagonistes
leur pesanteur gloutonne
au sens producteur de lait ou de godasses
avant tout obnubilés par le gain
quant au petit commerce des indulgences
avec rajout du collier électronique
ça marche fort
la gang cinoche surfe
sur les nouveaux alizés numériques
prestidigitation pour malvoyants
cocktailisation
détestation
prequel
remake
plagiat
biopic
selfie
du jouir-très-vite
très en vue malgré le surnombre
ils échangent
thésaurisent
méprisent l’expérience intérieure
les Rapaces

« à quoi tu joues ? »
dans mon enfance
j’ai souvent entendu cette expression
je ne savais pas comment y répondre
car je ne jouais jamais à une seule chose

le cinéma que j’imagine
renversement salto arrière dégingandé
cinématographie nouvelle et lacustre à la fois
avec la caméra comme chemin de pénétration
est-ce encore pensable
des films qui n’ont pas besoin du label mais qui l’ont
des films qui en ont besoin et qui n’ont rien
— même pas les yeux pour pleurer —
je te le dis tel quel, regardeur
toi qui me lis, regardant
la bataille à mener est prenante

un catafalque pris dans la glace
les chevaux d’Eisenstein
ses chevaliers teutoniques engloutis
sans effets spéciaux
pour le plus grand bonheur des foules
l’émotion sublimée
toute à l’écran !

je voulais être chanteur punk de variétés
ou de raga indien
vanneur (au sens de vannier sortant du four un panier en châtaignier)
boucher (mais pas charcutier)
plongeur en apnée (les bouteilles alourdissent terriblement)
bûcheron (pour faire de la futaie jardinée)
peintre (de grands formats pour m’y déployer)
je m’imaginais en pleine nature sur le motif
laissant venir à moi les instantanés de couleurs
adolescent après une fugue
croyant renoncer à un monde cloisonné
j’en ai découvert un autre
peut-être pire
avec ses symboles ses gri-gri ses arrangements
où l’on doit « à tout prix » te coller dans une case
— un grand tiroir pour les chanceux —
cela rappelle la prédiction kafkaïenne
le meurtre du père et son pouvoir totalitaire
cinéma à l’agonie
la pharmacopée de demain en vente libre
dispensée par les petites baronnies d’un système implacable
comment inventer un minuscule îlot
pour que le film questionne déconcerte
sans pour autant asséner une quelconque morale
le film à effet longue portée
d’un genre non identifiable incasable
annélide sous éclat opalin

le cinéma auquel je crois
est du côté de l’idéalisme anarchisant
il n’est gouverné par personne
il crache sur l’inutile
le cinéma auquel ils croient
est un château de cartes
par vent d’autan

à l’intérieur du processus filmique
je reste un loup
à œil de loupe
à la recherche de la mise en tension des images
jusqu’à la disparition de celles-ci

c’est dans cette lutte incessante
que se dessine ce que je vois
ce que j’ose voir
une voix du dedans m’interpelle :
« désintéresse-toi de l’extérieur
tu entends comme tu ne vois rien
à force d’essayer d’y voir clair
tu deviens sourd malheureux
entends tes yeux
ils captent pour toi
ce que tu ne sais plus voir »

ciné-foutraque

écriture
préparation
tournage
post-production
l’apathie s’immisce en chacun
engourdissement des prise de vues
aberration des tables de régie surabondantes
désignation de collabos du genre gestapistes
avec distribution de casquettes par un garde-chiourme
surveillance accrue du plateau
sur-sécurisation
aucun œil commun
le bon sens
voilà ce qui leur manque
l’intuition
la plupart l’ont perdue
le temps des bouffons est revenu
mais peut-on imaginer une brèche sous le ciel du volcan
une éruption salvatrice ?

si je te pose la question, regardeur
comment faire pour que le cinéma redevienne impressionnable ?
me répondrais-tu : « en cueillant une fleur dans les abîmes »

c’est parce que j’ai encore un peu d’amour pour toi
cinéma-to
que mes larmes sont salées
durant vingt-sept ans et un espoir secret

des courts-métrages de mes débuts
la meilleure attitude qui soit
et créations de documentaires
jusqu’aux longs-métrages
— y compris les tués dans l’œuf —
mais aussi les années de solitude
de pièges
de régénération
j’ai eu le temps de te contempler
de te critiquer
et toujours avec cœur
pourquoi et comment retrouver cet élan
n’est ce pas là le défi ?

jusqu’à présent
j’ai filmé pour éviter la torpeur
la pulsion de mort en tant que soumission à l’autorité à travers les images
réside une part d’ombre singulière
quelque chose qui n’existe pas
ineffable
depuis un quart de siècle un film se cache
contre lequel je ne peux rien
seulement attendre de le dégager de m’en libérer
je tente de prendre de l’avance mais rien à faire
je dois l’attendre

nous savons aujourd’hui
que fixer le réel est illusoire
fictionner le réel c’est un coup de chance
un don du ciel
par exemple à la toute fin de Welfare by Wiseman
un homme à lunettes rappelle le Godot de Beckett
il peut toujours l’attendre il sait qu’il ne viendra pas
tout comme l’espoir fondé d’un nouveau cinéma
difficile de croire que l’on peut recouvrer du sang neuf
à ne plus enregistrer ce réel erroné
qu’advienne une nouvelle réalité
brutale
affirmée
par l’intention et la sensation
il est possible de se libérer du technocratique
avec peu de moyen et une énergie considérable
retrouver l’enjeu primordial
produire distribuer différemment
l’art pauvre lui aussi en est un

pour paraphraser un sémiologue de renom :

le Cinéma est hystérique :
il ne se constitue que si on le regarde
— et pour le regarder, il faut en être exclu
la mise au point est exacte
d’une grande précision
elle donne le la

que peut-on dire d’innovant face aux images
le plus souvent nous leur répondons par des mots qui réconfortent
il serait bon de faire entendre à chacun
la méprise des mots accolés aux images
les images devraient parler au-delà du langage
elles devraient se purifier d’elles-mêmes
images qui apparaissent et disparaissent aussitôt
défilantes analogiques
à la fois dénudées et chargées
se renouvellent tout comme on change son sang
c’est ça le flux les 24 ou 25 images/secondes
telle une bande d’arrêt d’urgence qui défile sous nos yeux

il y a un dialogue
plutôt un soliloque
qui gravite comme une antienne dans ma mémoire
« j’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine, et je tremble de joie »
dans Porcile de Pasolini
le visage indomptable de Pierre Clémenti
ses lèvres articulant le tabou ultime
ce plan qui me hanta des jours durant des mois des années

déceptions du soir
écœurements de la nuit
rêves du matin
il faut les écouter

ils disent l’essentiel
cela forme un tout-images
une boule d’inconscient en vrac
un grand raout

mes images cherchent leur double
dédoublent mes pensées
observation aiguë d’un monde artificiel
à l’intérieur d’un temps cyclique
le seul auquel je crois
avec gouffre et clairière
quand je ferme l’œil qui voit
je ressens alors la séquence avec mon esprit
je peux parfaitement voir la scène qui se joue devant moi
j’apprécie d’autant plus cet instant
qu’il s’agit d’une forme d’inconscience
une « prise » qui dépasse ma petite expérience
au-delà de n’importe quelle maîtrise

j’ai sans doute été un fils mais un fils incontrôlable
ma curiosité insatiable de jeune homme candide
m’entrainait vers tous les excès
touts les ouverts possibles
je me suis tordu
de rire quelquefois
les cinq premières années ont été les plus folles
avec l’écriture et la réalisation de La Douce
— mon premier court-métrage —
et la fin du montage de Morasseix
— mon premier long-métrage —
que j’ai pu réaliser grâce à celui que je considérais comme un père
Grandperret (dans son nom déjà tout était indiqué)
au bout de la sixième année
tourments déceptions trahisons
j’ai continué à combattre tel un lutteur gréco-romain
— c’est à dire au-dessus de la ceinture —
j’exultais dans ce jeu de dupes
avec des films pour tous et pour personne
puis il y eut une éclaircie
Le Souffle en noir et blanc
peut-être un moment de grâce
il m’a fallu ensuite attendre La Richesse du loup
où j’ai retrouvé à la fois le plaisir
et l’amour si précieux

j’ai tenté ici, lecteur, une mise au point
— peut-être trop laconique —
en laissant de côté tout pittoresque
comme tu as pu le deviner je ne supporte aucun carcan
sur le trampoline des coupeurs de têtes j’ai tenté quelques pirouettes
mais peut-être n’as-tu jamais été mon spectateur
ou une fois par hasard

chaque jour je me rapproche de la parole de Tchouang-tseu
mieux qu’un cinéaste
un visionnaire qui touche au cœur :
« Brûlez les contrats, brisez les sceaux, et les hommes redeviendront
honnêtes.
Supprimez les mesures et les poids, et il n’y aura plus de querelles.
Détruisez radicalement toutes les institutions artificielles des politiciens,
et le peuple retrouvera son bon sens naturel.
Abolissez la gamme des tons, bouchez les oreilles des musiciens et les
hommes retrouveront l’ouïe naturelle.
Abolissez l’échelle des couleurs et les lois de la peinture, crevez les yeux
des peintres, et les hommes retrouveront la vue naturelle.
Oui, revenons à la vue, à l’ouïe, et c’en sera fait des éblouissements,
assourdissements, errements et grimaces factices.
Philosophes, musiciens, peintres, artistes divers n’ont fait que tromper et pervertir les hommes par des apparences fallacieuses.
Ils n’ont été d’aucune utilité vraie pour l’humanité. »

je siffle dans la nuit de la salle obscure pour appeler le diable
mes yeux se ferment retrouvent la nuit
l’apaisement après l’immense colère
le chant des possibles

je trottine sur tes plates bandes CINEMA
je m’engouffre dans ta longue artère
personne ne peut plus me blesser
strates
délestage
Hypérion
j’y vois clair à présent
la réalité est plus forte
plus vraie que la fiction
adieu cinéma
tes images ne sont plus les miennes
bonjour figures nouvelles

do – 2016

 

Texte initialement paru dans le livre de Damien Odoul Résurrection permanente d’un cinéaste amoureux.

Pour la photographie © JR de Fleurieu (château de Montfrin).

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