
Le cinéma va-t-il disparaître – le cinéma peut-il continuer ?
A quoi faut-il renoncer ? Que faut-il conquérir ?
Communication faite au Collège de France – Colloque « Marin Karmitz, une traversée du cinéma » – Amphithéâtre Marguerite de Navarre, le 16 octobre 2024
I. Filmer avec le temps qui reste
Evidemment, en intitulant mon propos « Filmer avec le temps qui reste », je dois dire ma dette à Patrick Boucheron qui, avec son récent ouvrage Le Temps qui reste, a signé un petit traité de résilience bien utile devant l’intimidation de l’apocalypse annoncée.
Le temps qui reste :
Je prendrai la formule au sens propre en quelque sorte : le temps qui reste, c’est le temps qui nous reste pour regarder un film.
Le tsunami numérique est là, ses ondes de choc nous mettent du temps à nous parvenir, mais c’est pour demain, c’est pour aujourd’hui: avec ses bientôt 7 heures de temps d’écran par jour passées par les 13-18 ans, c’est la tendance lourde qui se confirme : la multiplication des écrans, ce sont des pratiques solitaires et morcelées, c’est aussi la désaffection progressive de la salle qui se précise, qui inquiète et interroge.
Que restera-t-il du spectateur de cinéma dans dix ans, sachant que les jeunes générations se déplacent de moins en moins au cinéma et que ma salle de banlieue ressemble de plus en plus à un club du troisième âge ?
Filmer avec le temps qui reste : c’est filmer avec le temps qui reste à être concentré.
Le premier smartphone apparaît en août 1994. Depuis trois décennies l’hyperconnection, l’omniconnection, l’hyperactivité numérique régissent nos vies.
Avec les écrans, c’est ce qu’ont pu mesurer plusieurs laboratoires de psychologie appliquée, nous sommes sollicités en moyenne toutes les 40 secondes par une nouvelle activité.
Il y a donc un effondrement du temps disponible du spectateur.
Sur le grand écran, je suis livré pieds et poings liés au temps inéluctable de la projection et force est de constater que cette expérience est devenue insupportable pour beaucoup de spectateurs.
La question dont nous débattons c’est moins la question de la fin du cinéma que celle de la fin du spectateur.
Derrière cette fin du spectateur, et il est bon de le souligner ici dans cette enceinte, c’est aussi celle de la lecture, concentrée et continue, qui est annoncée.
Je fais partie de ceux qui pensent que le temps continu de la lecture préparait le temps continu du cinéma.
Il y a quelque chose de la passivité constructive de l’attention que nous sommes en train de perdre, qui était à la fois l’apanage de la lecture et du cinéma.
Il est bon de relire la philosophe Simone Weil : je la cite :
« L’attention est un effort, mais c’est un effort négatif. L’attention consiste à suspendre sa pensée qui doit être comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps, sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout, la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue, l’objet qui va y pénétrer. »
Aujourd’hui rien n’échappe au marché, et l’état de vide prôné par Simone Weil est rempli des profits des entreprises qui sont directement liées à l’extraction de l’attention.
Je fais des films depuis quarante ans et je ne peux ignorer cette maltraitance numérique universelle.
Je pense qu’elle influence ma pratique de cinéaste.
Je constate que je fais de moins de moins de films avec les diffuseurs hertziens ou la salle, privilégiant les soutiens des festivals, des institutions et des musées pour des budgets réduits.
J’opte pour des formats courts.
J’opte pour la diffusion sur internet dans une stratégie de contrebande.
Je revendique cette esthétique de la brièveté. Je m’y sens contraint, j’y trouve du plaisir aussi.
Depuis six ans, je pratique un cinéma de réemploi.
C’est à dire que j’ai décidé de renverser mon rapport au cinéma : je considère que tout a été déjà filmé, et dort dans ces millions de bobines de films amateur qui sont maintenant conservées dans de très nombreuses cinémathèques régionales, ou chez des privés.
Je réinvente l’histoire, des histoires pour ces bobines perdues, trouvées sur les marchés, le Bon coin, Ebay, chez des voisins qui déménagent.
Est-ce la peur devant la fin des temps ?
La fin du temps qui me reste à vivre ?
Est-ce tout simplement un sentiment de survie ?
Qui me conduirait vers une sorte de cinéma diminué, facile et praticable à la maison ?
Je n’ai pas de réponse.
Me voici noyé sous ma bibliothèque de films, et face au temps qui reste, me voici à faire cinéma avec les restes du temps.
II. Filmer avec les restes du temps
Nous avons fêté les cent ans des formats 9,5, puis 16 mm, et bientôt nous fêterons le centenaire du format 8 mm. Voilà cent ans que le monde se vit et se documente par l’image amateur qui se glisse où elle peut, et progressivement dans tous les milieux. Cinéma des temps faibles, des rituels, mais aussi des échappées. « L’art moyen » commenté par Pierre Bourdieu est un art des petits détails, et au cinéma la continuité de la prise fait voir les ruses, la liberté de l’auto-mise en scène de chacune et chacun.
J’aime la fragilité de ce cinéma minoritaire, fait à plusieurs, qui invente une légèreté conquise bien avant celle du cinéma d’auteur.
Ma cinémathèque personnelle comprend plus de quatre cents titres, outre mes propres films de famille, je collectionne en fonction de mes obsessions, d’images qui me font signe, de scènes archaïques répétitives ou de scènes qui sont de véritables appels de fiction, comme cette cour de caserne vide, filmée en panoramiques obsédants, qui a donné mon premier film de réemploi, Le Pays fantôme, en 2019. Parfois ce sont aussi de vraies trouvailles qui entrent dans ma collection, comme ces 50 bobines filmées par le père de François Truffaut de 1943 à 1987, corpus où je me prends à rêver que tous les pères et les fils sauront un jour dialoguer en vérité.
Je veux chanter les épiphanies mineures du film du famille.
Le temps qui reste m’incite à contempler, encore et encore, ces restes du temps, qui sont comme les déchets de l’histoire. Au milieu des ces bobines j’arpente l’immense édifice du souvenir, je me souviens que Marcel Proust nous dit que les années heureuses sont les années perdues, parce que ce sont elles qui font les chances du ressouvenir, du surgissement de cette « minute qui recréé en nous pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. »
Chance de la mémoire involontaire. Chance de ce cinéma d’amateur où chacune et chacun va faire son propre arrêt sur image :
– En 8 mm noir et blanc, ce couple qui s’embrasse sur la plage de Villers-sur-Mer durant l’été 39, a la possibilité d’empêcher la seconde guerre mondiale. Ils nous regardent.
– En 16 mm noir et blanc, ces deux hommes en veston qui bavardent dans les jardins de Biskra vont permettre à un parti algérien démocratique de ne pas se faire confisquer l’indépendance. Ils nous regardent.
– En Kodachrome 16 mm, cette femme palestinienne qui cueille des olives dans son verger de Turmus Ayya sera la première présidente de l’état d’Israël multiracial et multiconfessionnel. Elle nous regarde.
La catastrophe n’a pas eu lieu. Rien n’est écrit. Tout est su et à la fois tout est possible et c’est mon gai savoir du cinéma d’archive.
On raconte toujours le temps perdu avec le temps qui reste et c’est dans cet interstice que se glisse l’image, ce souvenir d’avenir de l’archive : l’archive nous indique ce qui reste à faire, elle est messianique par destination.
Dès les premiers films Lumière, le cinéma documentaire, et plus encore le cinéma amateur, est caractérisé par la permanence du regard caméra.
Les visages qui traversent les archives ne sont pas des astres morts, ce sont des anges au sens étymologique, c’est à dire des messagers. Le visage est déjà langage avant les mots nous dit Levinas, qui dit aussi que le visage de l’autre est ce qui nous interdit de tuer. Ces visages qui nous regardent à travers leur propre mort, sont donc des messagers de paix.
C’est au narrateur de La Jetée de Chris Marker que je laisse ma conclusion :
« Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leurs cicatrices. Ce visage qui devait être la seule image du temps de paix à traverser le temps de guerre, il se demanda longtemps s’il l’avait vraiment vu, ou s’il avait crée ce moment de douceur pour étayer le moment de folie qui allait venir… »