Dis seulement une parole

Texte de Yannick Haenel, 2019

Dans Ranger les photos, le film que Laurent Roth réalise en 1998 avec Dominique Cabrera, celle-ci dit : « Sur les photos, les visages deviennent innocents. » C’est précisément vers ce miracle que tendent les films de Laurent Roth : à leur manière lumineuse et tourmentée, parfois lyrique, rocailleuse, grinçante, parfois limpide et apaisée comme une pierre retournée sur le sable, ils attendent ce qui sauve : filmer des visages, des jardins, un pommier dans le ciel, filmer le temps sur les murs, filmer les mains de sa mère, le corps d’une femme nue, les photos d’une amie, c’est essayer de retrouver l’innocence.

Documentaires ? Fictions ? Autofictions ? Théâtre ? Les dix petits films de Laurent Roth, certains « tournés-montés » selon son expression, entre 1984 et 2019, sont tout cela à la fois. En marge d’une filmographie dont Les Yeux brûlés occupe la place centrale, ces courts et moyens métrages forment une constellation consacrée à la recherche d’une parole.

D’abord muet, avec l’énigmatique et très garrelien Marie ou le retour, où comme dans un conte médiéval, un enfant attend avec sa mère le retour de son père officier de marine ; puis avec le fulgurant Ave Maria, bref poème composé d’images fixes où le monde semble regardé avec des yeux qui s’ouvrent pour la première fois, le cinéma de Laurent Roth se déploie à travers l’approfondissement d’une même question anxieuse, d’un « beau souci » toujours recommencé : Marie ou le Retour, Ave Maria, Modèle depuis toujours, Ranger les photos, Une Maison de famille, J’ai quitté l’Aquitaine, Écoute Israël, La Joie et Le Pays fantôme sont autant d’étapes sur le chemin d’une libération de la parole et de fragments pour l’invention d’un chant.

Alors, cinéma de poésie ? Plus précisément : cinéma du chant intérieur. La dimension spirituelle de ces films semble leur allure naturelle tant ils sont à l’aise, à leur manière modeste et fantaisiste, avec la résonance biblique de la lumière, avec ce qu’il en est de la solitude infinie du fils et du dialogue avec les morts : il s’agit d’accéder à un choeur intime, celui qui serait capable, à travers l’histoire de sa famille, de recueillir ses racines, mais aussi de prendre part à cet autre choeur, celui qui, en nous destinant à l’effusion invisible avec le divin, nous accorde à l’existence réelle.

Ainsi, ces petits films se donnent-ils comme des agencements de détails qui cherchent leur lumière ; le mystère y compose une série d’annonciations voilées.

Dans Marie ou le Retour, le monde de la couleur et celui du noir et blanc cherchent un passage où ils pourraient coïncider ; ce passage entre le réel de l’attente et la fiction de l’espérance — ce petit miracle qui les ajuste —, c’est déjà, dès ce premier film, le cinéma qui chante son propre feu, sa ritualité théâtrale, sa fragile magie.

Dans Ave Maria, un film de trois minutes dont les plans offerts à la lumière des choses semblent un hommage à Jean-Daniel Pollet (pour qui Laurent Roth écrira le scénario de Ceux d’en face), il y a des bougies qui brûlent et s’éteignent, un épi de blé couché dans l’embrasure d’une porte, des branches dans le ciel qui semblent des barbelés, le portrait d’une demoiselle en chapeau tenant une serpe, il y a un champ de tournesols, un petit pain sur une nappe blanche, puis deux, puis trois : la multiplication des pains s’accomplit ici avec la simplicité magique d’un bricolage enfantin, et c’est pourtant un éclat de cinéma prodigieux : la vie qui palpite entre les herbes, les murs et le ciel est celle d’un dimanche eucharistique.

Le dimanche de la vie est ce temps où la lumière rend l’existence vivable et la maison habitable. On n’y entre pourtant pas, le film reste dans le jardin, comme toujours chez Laurent Roth : le cinéma arpente un jardin où, comme dans Modèle depuis toujours, des femmes nues posent pour des peintres, où le serpent se faufile à travers les mots qu’il intoxique de sa folie, où la nudité elle-même accomplit l’innocence. Comment passer du jardin à la maison ? C’est une question qui s’adresse au plus intime de chacun ; et il faut à certains d’entre nous toute une vie pour trouver le passage, il faut des dizaines de films, des dizaines de romans, des années d’expériences pour se rendre disponible à une telle évidence.

Le dimanche de la vie serait-il pour Laurent Roth le lieu du cinéma, celui où l’on habite enfin les images ? En ouvrant le temps, celles-ci accueilleraient cette faveur inouïe qui consiste à réveiller l’âme. Passer du jardin à la maison — ou plutôt les faire coïncider enfin — consiste à aller vers soi, c’est-à-dire à faire le « saut ardent vers l’intérieur » dont parle Maître Eckhart.

Dans Ranger les photos, un film constitué de douze plans avec fondu à l’ouverture et à la fermeture, ce lieu qui brûle prend la forme d’une respiration. Laurent Roth, en réfléchissant à cette syncope qu’est l’acte cinématographique, le précise dans un carton : il s’agit de « faire des films comme on respire » (ce qui ne signifie sans doute pas que le cinéma serait naturel, mais plus sûrement qu’il est divisé : il inspire et expire — son cœur, c’est la césure).

À un moment, Dominique Cabrera, feuilletant les albums de photos qu’elle a retrouvés dans sa maison, tombe sur plusieurs images de jacinthes : « Je me demande pourquoi j’aime tant les jacinthes », dit-elle. Oui, pourquoi les jacinthes ? Il y a un inconscient floral ; il nous ouvre à une écoute de l’immémorial qui fait remonter les vieux récits jusqu’à nous. Je me souviens que la jacinthe — une jacinthe bleue — est la fleur que cueille Perséphone, la fille de Zeus et Déméter, lorsqu’elle est enlevée par Hadès, le dieu des morts, qui la conduit aux Enfers pour en faire sa reine. Sa mère la cherche pendant neuf jours et neuf nuits : elle menace d’affamer la terre tant que sa fille ne lui sera pas rendue. Zeus règle le différend : Perséphone vivra six mois par an aux côtés de Déméter, avec les vivants : le printemps et l’été ; et six mois aux côtés d’Hadès, avec les morts : l’automne et l’hiver.

Un ravin sépare l’hiver de la mort et le printemps de la résurrection ; et dans ce ravin, lorsque Perséphone remonte parmi les vivants, l’attend, prête à être cueillie, une jacinthe bleue, fleur poussée dans la saison d’hiver et annonciatrice du printemps.

La fleur de Dominique Cabrera dans Ranger les photos signale un déchirement, mais aussi un accès : elle pousse en ce lieu sans lieu qu’est l’instant de la mort et celui de la renaissance. Alors, pourquoi les jacinthes ? Parce que le cinéma est le lieu d’une division qui, à chaque instant — le temps d’une bobine perdue et retrouvée —, précipite les images dans la mort et les y arrache.

Les films de Laurent Roth sont fondés sur cette connaissance blessée ; à leur manière pensive, ils transportent avec eux une mélancolie fructueuse, celle qui dénoue les fixations et invente des jeux, des méthodes, des solutions poétiques pour sortir du ravin. Proposer à sa famille de reconstruire en lego la maison d’enfance, inventer une voix off sur des images trouvées ou construire une narration avec l’album de photos d’une amie sont des manières de rester fidèle à ce point fondamental où la vie et l’art se confondent en une énigme passionnante.

Est-ce que ce point fleuri scintille entre le jardin et la maison ? Peut-on y habiter ? J’aime bien que dans ce film Dominique Cabrera se pose la question la plus innocente : « Je me demande à quoi je pense ». Oui, dans Ranger les photos, cette femme qu’on ne voit que de dos et qui ne se reconnaît pas, à la fin nous regarde comme un ange.

Il y a une phrase de Gilles Deleuze que j’aime beaucoup dans L’Image-temps : « Le monde attend encore ses habitants ». Il écrit cela à propos des films d’Antonioni. Selon lui, ce n’est pas un auteur qui gémit sur l’impossibilité de communiquer : « Simplement, le monde est peint de splendides couleurs, tandis que les corps qui le peuplent sont encore insipides et incolores. »

Au début de Une Maison de famille, un plan panoramique muet rassemble tous les membres de la famille autour d’une table, comme en une sorte de générique qui présente leurs visages avant que nous ne les retrouvions chacun leur tour. Ce sont les habitants du monde perdu de Laurent Roth ; et le film, en même temps qu’il cherche à restituer le domaine familial, va rendre leurs couleurs, leurs voix, leurs caractères à chacun d’eux.

C’est pourquoi Laurent Roth fait tellement attention aux personnages : l’incarnation est la vérité de la mémoire. Dans Une Maison de famille — et dans sa version longue J’ai quitté l’Aquitaine —, Laurent Roth joue lui-même le rôle d’un homme interné dans un institut psychiatrique qui a convié les membres de sa famille pour une expérience de guérison : il s’agit de reconstituer, à l’aide d’une boîte de construction pour enfants, la maison familiale qui a disparu. Certains parents s’y prêtent, d’autres rechignent : il y a les bâtiments à recréer, mais aussi des figurines à activer. L’expérience ne réussit pas vraiment : « Soit il y avait trop de personnages, soit pas assez » dit Laurent Roth en voix off, à quoi le docteur répond : « C’est cela la famille. »

Peut-on guérir de son enfance ? Peut-on rédimer ce qui est perdu ? Ces questions dépassent bien sûr le cinéma ; elles animent pourtant chaque plan de ces films qui n’ont pas peur d’affronter la vérité, fût-elle ruineuse.

En regardant Une Maison de famille, on comprend que le domaine du père et de la mère est celui de la division : non seulement la maison de l’enfance est perdue, mais elle est le lieu irrécupérable d’une coupure : ce n’était pas le paradis, mais déjà une construction.

Car le paradis, c’est-à-dire le temps du jardin, est à venir : il advient à travers l’hétérogénéité des images, à travers la traversée de l’absence, peut-être même grâce au deuil, dont La Joie — qui est le pendant excentrique, échevelé d’Une Maison de famille — nous dit à quel point il est la condition de la poésie. Oui, c’est la mort qui déclenche la parole : entre mort et parole un éclair s’illumine, et le cinéma en attrape la lumière.

Tous les films de Laurent Roth cherchent une parole : rien n’est intact ; le temps doit être reparcouru ; la mort doit être affrontée : alors voici des aventures. Tragiques, burlesques, c’est pareil : les comédies sont des psaumes, et les psaumes des comédies.

Le personnage joué par Laurent Roth semble désarticulé par la dépression ; il s’enfonce et resurgit inlassablement parmi les dunes du Cap-Ferret, comme dans un burlesque américain : « N’étions-nous pas tous enfouis ? » demande-t-il.

Jean-Louis Schefer remarque à propos de Buster Keaton que le corps burlesque est toujours immergé : ainsi de celui de Laurent Roth, dont l’impassibilité bourrée de calmants, en affrontant la méfiance de ses parents, leurs rebuffades ou leur enthousiasme gauche, fait l’épreuve de sa solitude — jusqu’à ce que le choeur se compose et que la famille se mette à chanter sur des paroles qu’il a écrites, délivrant ainsi le film, l’auteur et le spectateur de leur crispation et libérant la vitalité d’une communauté reformée dans le jardin, Laurent Roth se mettant à danser avec la joie de l’enfance.

(Et Jean-Louis Schefer ajoute : « Chez Buster Keaton, le visage n’est surtout qu’une demande d’amour ».)

Comment l’idiot dostoïevskien se métamorphose en chef d’orchestre : c’est le sens d’un film qui, à travers sa quête spirituelle — retrouver un lieu là où il n’y a plus rien — invente avec humour une méthode intuitive, tâtonnante, expérimentale de psychiatrie cinématographique : filmer le roman d’une reprise de soi à travers le concert familial, c’est le pari littéral — et réussi — de Laurent Roth.

Est-ce que la famille nous égare ou au contraire nous recueille ? Pourquoi sommes-nous possédés par les nôtres ? C’est une des questions qui agitent ce kaddish enchanté et véhément qu’est La Joie, où un homme, jouée par Mathieu Amalric, prend l’avion pour Israël : le cercueil de son père est dans la soute, et le temps du voyage devient celui qui nous fait parcourir le passage entre les deux maisons d’Israël — le judaïsme et le catholicisme —, mais aussi cet autre passage qui, dans la vie d’un homme, fait se rejoindre l’enfance et le sexe, la mort du père et le désir du fils, la perte et le retour dans un tourbillon de liberté : « Celui qui est en deuil n’est plus soumis au commandement, voilà pourquoi je n’obéis pas », dit Mathieu Amalric.

Le deuil est en effet vécu, dans le judaïsme, comme un entre-deux où s’arrête la loi ; c’est là que grandit la parole, c’est là qu’elle s’élargit en torrent d’images, c’est là que dans La Joie, mais aussi dans sa version courte intitulée Écoute Israël, la lumière coïncide avec son propre tumulte, qui est la joie, qui est la parole.

Il faut voir, il faut écouter ce dialogue ahurissant entre Mathieu Amalric et Mireille Perrier, filmés sur la scène du Théâtre du Rond-Point ; avec eux, nous voici embarqués follement, loin de la raison malheureuse : nous entrons dans la violence d’une vocalité aussi crue que sacrée, gorgée d’autant de désir sexuel que du besoin immémorial de rites.

Peut-on être catholique et juif ? Cette question presque insensée, je l’avais entendue la première fois dans la bouche de Jan Karski déclarant à la face du monde, après l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis : « Je suis un catholique juif ». Elle revient ici peupler cette parole qui cherche à travers l’errance du deuil une violence qui saurait lui rendre la lumière. À un moment, Amalric évoque la décharge publique de Yatta, en Palestine, et les bulldozers qui, en aplanissant la montagne d’ordures, enterrent vivants un petit « glaneur d’ordures ».

Celui qui glane ce qui reste, c’est le cinéaste ; c’est lui : Laurent Roth. L’Histoire tente d’ensevelir les étincelles de la joie, mais les glaneurs nous donnent à voir ce qu’ils sauvent des débris du temps. Leur cueillette est le monde.

Ce n’est pas pour rien que ce film — La Joie — n’a plus besoin d’être joué : en se concentrant sur une lecture, il s’accorde à l’essentiel, c’est-à-dire la parole. Y a-t-il encore besoin d’images ? Voici que toute la place est donnée à la voix d’un homme qui à travers le jaillissement de sa parole fait l’expérience de ce qui se dilapide et de ce qui se rassemble. C’est un choeur qui est contenu tout entier dans sa voix, c’est une famille, c’est à la fois la maison perdue et le jardin espéré, c’est la mort du père qui fait du fils le dépositaire unique de la parole.

Pour qui écrit ou fait du cinéma — c’est-à-dire tente de refonder le monde (de retrouver ses étincelles) — la violence est consubstantielle : on en passe par elle, on l’affronte, il n’y a pas d’autre substance que celle d’une parole qui cherche sa source.

Cette parole ouvre-t-elle sur une terre promise ou un pays fantôme ? Elle seule en tout cas entend le désêtre : il y a, au départ, un trou dans l’histoire ; ou plutôt il y a des images, un mouvement, avec des corps et l’empreinte animée de leurs affects ; mais la parole manque, et avec ce manque, c’est le récit même de ces corps qui demande à être inventé. En ce sens, le cinéma de Laurent Roth est originaire : il cherche un récit pour éclairer des images. Il y a toujours déjà un film, mais le son a disparu (peut-être même n’y en a-t-il jamais eu) : faire du cinéma, c’est retrouver le son (l’inventer).

Dans Une Maison de famille, plus encore dans J’ai quitté l’Aquitaine, mais aussi dans Le Pays fantôme, il y a une bobine, un film antérieur, retrouvé dans des archives, qu’elles soient familiales ou militaires ; le geste de Laurent Roth consiste à insérer sa voix dans cette matière d’un passé qu’il a vécu sans en avoir la mémoire ou, en ce qui concerne Le Pays fantôme, d’un passé qui n’est pas le sien, mais qu’il va réveiller en comblant son silence par une voix-off qu’il invente.

Cette voix-off du Pays fantôme — pays de garnison, pays du garçon seul, pays du fils — me trouble : sa survenue répétitive, et les modifications qu’elle engendre, coïncident avec l’opération même de l’écriture, avec l’arrivée de la fiction par vagues successives, avec ce processus de métamorphose incessante des phrases qu’on appelle la littérature.

En regardant Le Pays fantôme, j’assiste fraternellement à l’élaboration d’une remise en vie : les images de cette caserne, filmée depuis une fenêtre, appellent depuis la banalité de leur mutisme l’immensité d’une aventure, un désir, une joie, des espérances, des plaintes, des noms et des victoires secrètes ; leur mouvement appelle du temps, et chez Laurent Roth c’est la parole qui accorde celui-ci aux images.

Le visible n’est pas seulement opaque ou volatile ; il est originaire et muet comme une bobine ancienne. Vivre, penser, filmer, aimer, c’est trouver une parole pour animer des images, c’est-à-dire leur donner de la lumière. Et il est beau de voir que la lumière, Laurent Roth commence, avec son premier film, par en interroger le héros : Henri Alekan, le chef-opérateur légendaire du cinéma français, celui qui en aura sculpté les ombres avec génie. Comme si, précisément, pour devenir cinéaste, Laurent Roth, un « ciné-fils », comme dirait Serge Daney, était allé interroger son père de cinéma ; comme si faire des films consistait à passer du père au fils (et du fils au père), c’est-à-dire à retrouver les bobines du temps perdu.

 

Yannick Haenel. Écrivain et essayiste, il a passé sa jeunesse au Prytanée Militaire de la Flèche (séjour qu’il a relaté dans son premier roman : Les Petits soldats, paru en 1996 aux éditions de la Table Ronde). Il a reçu le prix Interallié et le Prix du roman Fnac pour Jan Karski (Gallimard, 2009). En 2017, il publie le roman Tiens ferme ta couronne, finaliste du prix Goncourt et lauréat du prix Médicis.

Affiche réalisée par Nathalie Rigaux-Otzenberger.

Texte écrit à l’occasion de la parution du DVD de l’intégrale des courts-métrages de Laurent Roth édité par La Huit Edition.

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