“Nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin.”
Jean Cayrol. Commentaire de Nuit et Brouillard
Dans Ceux d’en face, les textes se taillent la part du lion : ils règnent.
Attribuées à L’Absent, venues d’Ailleurs, les phrases y ont la force de l’événement.
Face à elles, les conversations des personnages, Michaël et Linda, exercent un devoir de politesse : la politesse du vide.
Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, Jean-Daniel tenait beaucoup à utiliser des extraits des romans de Beckett. Mais, outre les problèmes de droit, il y avait l’inadéquation fondamentale de cette prose heurtée avec le personnage de l’Absent, qui, comme son nom l’indique, devait parler “sans corps”. Or, avec Beckett, c’est toujours un paquet de chair qui parle, dans l’ici et maintenant.
Le problème des textes restait donc entier. Jean-Daniel pensa un moment à une nouvelle collaboration avec Philippe Sollers ; mais c’est d’un autre Bordelais qu’allait venir la solution.
En juin 97, une amie, Marie Balmary, m’offrait La couronne du chrétien ou la folle Journée, occasion trouvée au Marché de la Poésie. C’est un texte peu connu de Jean Cayrol, dont lui-même dit ne pas se souvenir, édité à petit tirage à la Baconnière en 1950, où l’auteur, dans un ton apocalyptique, fustige la médiocrité des Temps, scrute la part du démoniaque en nous, et adosse la condition humaine à la condition concentrationnaire : on y trouve ce qui allait devenir son manifeste pour un “Art lazaréen”, c’est-à-dire un art d’après les Camps.
La référence constante que Jean-Daniel Pollet faisait, dans nos conversations, à Nuit et Brouillard me rendit attentif à ce texte éruptif où ce que Cayrol appelle le “Chrétien” personnifie une vision de la condition humaine prenant fiévreusement sa part du pire… Il devint assez vite le texte-cadre du film, convenant à la fois à la biographie de Michaël et à la vitupérante jeunesse de l’Absent, à son pessimisme actif.
Une autre figure des années cinquante devait compléter cette première découverte en la personne de Jean-René Huguenin, dont je trouvai le Journal dans la bibliothèque de Jean-Daniel (il fut son camarade à Science-Po, ils avaient à l’époque un air frappant de ressemblance). Les notations du journal d’Huguenin entrent en résonance avec les citations de Cayrol, leur donnent l’authentification des combats de l’adolescence : combat pour devenir écrivain, pour être honnête avec soi-même, mais aussi pour se défendre d’une époque que toute une génération jugea désespérément vide.
Ce furent enfin des lectures faites à vingt ans qui vinrent émailler la parole de l’Absent : Rimbaud essentiellement, dont Jean-Daniel tient depuis longtemps le livre couché près de lui.
Ce sont donc ces textes et ces lectures, faits dans les années cinquante, qui
constituent la trame verbale de Ceux d’en face.
Si Serge Daney a pu dire que Pollet est le seul cinéaste qui n’ait filmé que du point de vue du “revenant” , c’est peut-être que Pollet, lui aussi, reste obstinément un homme des années cinquante, de ces années où l’on n’en finit pas de revenir de ce qui a eu lieu, mais n’a pas encore de Nom.
J’aime à penser que Ceux d’en face est un film de jeunesse de Jean-Daniel, de cette jeunesse qui en art ne vieillit pas… à moins que ce ne soit l’Histoire qui fasse du sur- place ?
Laurent Roth, juillet 2001
(Photographie de Sébastien Laydet. Jean-Daniel Pollet et Laurent Roth à Cadenet, Toussaint 1996.)