Manifeste ciné-oeil

Par Dziga Vertov, 1923

Je suis un oeil.

Un oeil mécanique.

Moi, c’est-à-dire la machine, je suis la machine qui

vous montre le monde comme elle seule peut le voir.

Désormais je serai libéré de l’immobilité

humaine. Je suis en perpétuel en mouvement.

Je m’approche des choses, je m’en éloigne. Je me glisse

sous elles, j’entre en elles.

Je me déplace vers le mufle du cheval de course.

Je traverse les foules à toute vitesse, je précède

les soldats à l’assaut, je décolle avec les

aéroplanes, je me renverse sur le dos, je tombe et

me relève en même temps que les corps tombent

et se relèvent…

Voilà ce que je suis, une machine tournant avec des

manoeuvres chaotiques, enregistrant les mouvements les uns

derrière les autres les assemblant en fatras.

Libérée des frontières du temps et de

l’espace, j’organise comme je le souhaite chaque point de

l’univers.

Ma voie, est celle d’une nouvelle conception du monde. Je

vous fais découvrir le monde que vous ne connaissez

pas.

– Le cinéma dramatique est l’opium du peuple.

– A bas les rois et les reines immortels du rideau. Vive l’enregistrement

des avants-gardes dans leur vie de tous les jours et dans

leur travail !

– A bas les scénarios-histoires de la bourgeoisie.

Vive la vie en elle-même !

– Le cinéma dramatique est une arme meurtrière

dans les mains des capitalistes ! Avec la pratique révolutionnaire

au quotidien nous reprendrons cette arme des mains de l’ennemi.

– Les drames artistiques contemporains sont les restes de

l’ancien monde. C’est une tentative de mettre nos perspectives

révolutionnaires à la sauce bourgeoise.

– Fini de mettre en scène notre quotidien, filmez-nous

sur le coup comme nous sommes.

– Le scénario est une histoire inventée à

notre propos, écrite par un écrivain. Nous poursuivons

notre vie sans avoir à la régler au dire d’un

bonimenteur.

– Chacun de nous poursuit son travail sans avoir à

perturber celui des autres. Le but des Kinoks est de vous

filmer sans vous déranger.

– Vive le ciné-oeil de la Révolution !

 

NOUS

Nous, afin de nous différencier de la meute de cinéastes

ramassant pleinement la saleté des poubelles, nous

nommons les  » Kinoks « .

Il n’y a aucune ressemblance entre le  » cinéma

réaliste des Kinoks  » et le cinéma des

petits vendeurs de pacotilles.

Pour nous, le cinéma dramatique psychologique Russe-Allemand

lourd de souvenir infantile ne représente rien d’autre

que de la démence.

Nous proclamons les films théâtralisés,

romanisés à l’ancienne ou autres, ensorcelés.

 

– Ne les approchez pas !

– N’y touchez pas des yeux !

– Il y a danger de mort !

– Ils sont contagieux !

Nous pensons que l’art du cinéma de demain doit être

le reflet du cinéma d’aujourd’hui.

Pour que l’art du cinéma survive, la « cinématographie

 » doit disparaître. Nous voulons accélérer

cette fin.

Nous sommes opposés à ceux que beaucoup appèle

le cinéma de  » synthèse « , mélangeant

les différents arts.

Même si les couleurs sont choisies avec soin, le mélange

de couleurs affreuses donnera une couleur affreuse, on ne

peut obtenir le blanc.

La véritable union des différents arts ne pourra

se faire que quand ceux-ci auront atteint leur apogée.

Nous nettoyons notre cinéma de tout ce qu’y s ‘y est

insinué, littérature et théâtre,

nous lui cherchons un rythme propre, un rythme qui n’ait pas

été chapardé ailleurs et que nous trouvons

dans le mouvement des choses.

Nous exigeons :

A la porte

– Les étreintes exquises des romances

– Le poison du roman psychologique

– Les griffes du théâtre amoureux

– Le plus loin possible de la musique

Avec un rythme, une évaluation, une recherche d’outils

propres à nous même, gagnons les grandes étendues,

gagnons un espace à quatre dimensio
ns (3 + le temps).

L’art du mouvement qu’est le cinéma ne nous empêche

en aucun cas de ne pas porter toute notre attention sur l’homme

d’aujourd’hui.

Le désordre et le déséquilibre des hommes

autant que celui des machines nous font honte.

Nous projetons de filmer l’homme incapable de maîtriser

les évolutions.

Nous allons passer du lyrisme de la machine à l’homme

électrique irrécusable.

En dévoilant l’âme de la machine, nous allons

faire aimer le lieu de travail de l’ouvrier, le tracteur de

l’agriculteur, la locomotive du machiniste…

Nous allons rapprocher l’homme et la machine.

Nous formerons des hommes nouveaux.

Cet homme nouveau, épuré de ses maladresses

et aguerri face aux évolutions profondes et superficielles

de la machine, sera le thème principal de nos films.

Il célèbre la bonne marche la machine, il est

passionné par la mécanique, il marche droit

vers les merveilles des processus chimiques, il écrit

des poèmes, des scénarios avec des moyens électriques

et incandescents.

Il suit le mouvement des étoiles filantes, des évènements

célestes et du travail des projecteurs qui éblouissent

nos yeux.

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