Le Sacrifice

This is in Myasnoye, Russia, where my family had a holiday home.
Par Andreï Tarkovski, 1986

Le développement du monde aujourd’hui se fait sur un plan strictement matériel. La société contemporaine évolue dans l’empirique et, finalement, en dehors de toute spiritualité. Si on considère la réalité comme un ordre sensible et matériel, alors on ne doit attendre d’elle que des choses proches, que l’on peut toucher avec ses mains. Et dès lors, si l’homme affronte exclusivement des données empiriques, que ce soit sur le plan social, politique, technique ou sur celui du vécu, les résultats ne peuvent être que terribles et la vie devient impossible. Car on ne peut vivre sans laisser se développer le champ spirituel. Même la brute la plus épaisse peut comprendre cela, ou du moins le sentir. L’homme perd ses raisons de vivre parce que son univers se rétrécit et voit disparaître son harmonie.
C’est à partir de ces réflexions que j’ai décidé de réaliser le Sacrifice. Le moyen de revenir à un rapport normal avec la vie est de restaurer un rapport avec soi-même. Il faut pour cela trouver son indépendance face au style de vie matériel et vérifier par là même sa propre essence spirituelle. Dans ce film, je montre un des aspects de cette lutte si on vit en société et qui est la conception chrétienne du sacrifice de soi. Celui qui n’a pas connu ce sentiment-là, de désir, cesse, de mon point de vue, d’être un homme, se rapproche de l’animal et devient un mécanisme étrange, un objet expérimental dans les mains de la société et du gouvernement. Par contre, s’il acquiert son autonomie morale, il trouve en lui la capacité de s’offrir en sacrifice à quelqu’un d’autre.
Je sais que ces idées ne sont pas très recevables actuellement, car personne n’a envie de sacrifier quoi que ce soit, mais il n’est pas possible de faire autrement si I’on veut se sauver spirituellement. L’Union Soviétique est à cet égard un pays déjà totalement perdu ; et même en Europe occidentale, avec quelles délices les gens abandonnent leur propre personnalité et croient gagner quelque chose en créant une société nouvelle qui, prétendument, serait en train de se développer ! En Union Soviétique, j’en avais pris mon parti, mais quelle ne fut pas ma surprise de constater la même chose en arrivant ici, surtout dans une atmosphère de bienêtre matériel, ce qui me rendait très triste. C’est pourquoi ce film va plutôt à rebours de la tendance actuelle de l’intelligentzia occidentale. Son engouement pour certaines idées est une forme de suicide moral et spirituel. A l’Est, les gens sont condamnés à cette vie, mais ici rien ne les y oblige.
Ces pensées ont faît naître chez moi le désir de faire le Sacrifice. Quant à la forme que j’ai voulu lui donner, elle se situe du côté de la complainte, de la parabole, dans la mesure où il y a plusieurs niveaux de sens. Chaque épisode non seulement porte l’empreinte de la réalité, mais offre plusieurs registres de signification. A Ia différence de mes films précédents, il garde ce style poétique, mais chaque épisode est traité d’une manière dramaturgique. Par exemple, dans Nostalghia, à part deux ou trois séquences, ce qui se passait était naturel, correspondait à ce que l’on voit dans la vie. Ici, c’est le contraire. Ce sont des épisodes conçus comme une parabole, mais filmés comme s’ils étaient naturels.
Je suis, il faut le dire, un homme religieux. Pour moi, I’homme n’est pas parlui- même le sommet de la création. Il doit être conscient d’être dépendant de Dieu avant de prétendre contribuer au développement de I’humanité. On peut se demander pourquoi la crise spirituelle se retrouve également dans le domaine culturel, dans celui des arts et en particulier du cinéma. Celui-ci est dans une situation effrayante. Il y a dix ou quinze ans, certains films avaient encore un aspect moral, humain. Aujourd’hui, c’est terminé. On ne s’occupe plus que de la fabrication d’un produit que l’on peut vendre. Il y a vraiment très peu de producteurs – et c’est encore pire à la télévision – qui se permettent de faire des films d’auteur.
Ce qui m’intéressait dans ce film, c’était de montrer un homme capable de se sacrifier. Parfois cela devient même pénible pour son entourage. Cet homme a compris que, pour se sauver, il est indispensable de s’oublier soi-même. Même sur le plan physique, il faut passer à un autre niveau d’existence. Quand on a faim, on va au magasin et on s’achète à manger, mais quand vraiment on se sent très mal, en crise spirituelle, il n’y a nulle part où aller, sauf chez les sexologues et les psychanalystes qui ne comprennent rien à ce qui se passe. Ce sont des bavards, des voyeurs, qui vous consolent, vous calment et vous font payer cher. Ce sont des charlatans, mais ils sont terriblement à la mode. Mon héros ne peut plus vivre comme avant et il accomplit un acte, peut-être désespéré mais qui lui montre qu’il est libre. De tels actes peuvent avoir une résonance absurde sur le plan matériel, mais sur le plan spirituel ils sont magnifiques car ils ouvrent la voie d’une renaissance.
Je considère que notre civilisation mourra du progrès matériel, à cause non pas de conséquences physiques, mais bien plutôt des conséquences spirituelles qui en résultent. Même en cas de guerre les perturbations sur la terre ou dans le cosmos ne seraient pas graves car il ne s’agirait que de dégâts matériels. On peut survivre à cela, mais pas au socialisme généralisé. Regardez la Suède par exemple : aucune vie spirituelle, aucun intérêt pour rien. Ils ont tout et pourtant ils sont vides. Cette idée que tous sont égaux : le boulanger, le vendeur de bière, le cinéaste, tous pareils devant l’impôt, etc… C’est pour cela que Bergman est parti. En France, c’est différent, mais tôt ou tard ce sera la même chose. Les Français ont un tempérament plus artistique, mais ce n’est qu’une question de temps… Nous ne sommes égaux que devant Dieu, mais pas aux yeux des autres.
On trouve souvent dans mes films la problématique de la parole présente ou absente. C’est qu’elle a un pouvoir absolument extraordinaire, cette parole qui nous est donnée. Elle peut provoquer de grandes ou de mauvaises actions. Et pourtant aujourd’hui elle a perdu sa valeur. Le monde est empli de bavardages. Ce qu’on appelle l’information dont on prétend avoir tellement besoin – voyez la télévision et la radio – les commentaires permanents, infinis des joumaux, tout cela est vide et dépourvu de sens d’un point de vue fondamental. On s’imagine que l’homme doit savoir toutes sortes de choses dont en fait il n’a pas besoin, dont la connaissance lui est strictement inutile. Nous mourrons sous les tonnes de cette information bavarde. En fait, il vaut mieux agir que bavarder. Quant aux mots, aux paroles avec lesquels nous communiquons – et ceci concerne l’art- ils doivent être dépourvus de passion. C’est la nostalgie que nous éprouvons envers le principe olympien, cette froideur, cette réserve classique, qui fait la magie, le secret des grandes oeuvres à résonance métaphysique.
Bien évidemment l’artiste est passionné, mais il dilue sa passion dans les formes qu’il crée. De toute façon, mettre ses propres sentiments dans son art est toujours vulgaire, C’est pourquoi l’art de l’Orient m’est si proche. Ou bien Bach, qui est un représentant idéal de l’art, ou encore Léonard de Vinci. (…)

extrait d’un entretien avec Annie Epelboin à Paris, le 15 mars 1986 et paru dans la revue Positif, mai 1986

Lumière instantanée

La photographie à développement instantané accompagne Andreï Tarkovski dans la dernière partie de son œuvre : en Russie lorsqu’il mûrit la décision de quitter pour toujours sa patrie et en Italie. Son fils, Andrei A Tarkovsky, explique le contexte de quelques-unes de ses images. Photographies issues du livre Lumière instantanée, Éditions Philippe Rey, 2004

This is in Myasnoye, Russia, where my family had a holiday home.
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My mother, Larissa Tarkovsky, and Dak in Myasnoye. You may find a lot of similarities of these pictures with Gorkachov's dreams in Nostalgia.
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This is me and Dak in Vorobievi Gori, a park in Moscow, where we used to walk with my father.
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This is the view from my father's room in the country house in Myasnoye.
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This is my father's boat near our house in Myasnoye. He was greatly attached to that place, where he could isolate himself and work on his scripts - the first drafts of Stalker and The Sacrifice were written there. He used to take long walks and these pictures are the memories of those promenades.
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Lettre de Rena Sheïko adressée à Neïa Zorkaïa

à propos de son article dans le Kinopanorama sur Andreï Tarkovski (avril 79)

Très respectée Neïa Zorkaïa ! Je viens de lire dans le dernier Kinopanorama vos « Remarques pour compléter le portrait d’Andreï Tarkovski », et j’ai conçu le désir de vous écrire. Je ne connais pas personnellement Andreï Tarkovski. Comme beaucoup d’autres, je n’ai fait qu’entendre parler de sa destinée difficile, de son courage, de son intransigeance, et de la destinée difficile de presque tous ses films (ce qui est en partie la faute de votre corporation de critiques – et vous ne le niez pas vous-même). Je ne suis qu’une spectatrice de ses films. Films qui ne me paraissent nullement « énigmatiques comme des hiéroglyphes ». Les idées de Tarkovski me sont accessibles – son goût de l’Histoire, son souci de la destinée de la Russie. La forme de ses films est sans doute complexe, et celui qui, comme vous l’écrivez, sort de son club d’ouvriers, n’est effectivement pas à même de comprendre un film de Tarkovski. Bien sûr, c’est un mauvais signe. Mais la faute n’en revient-elle pas à l’ignorance générale qu’à Tarkovski lui-même ? Le spectateur de chez nous ne connaît pas les films difficiles de Pier Paolo Pasolini, Luis Buñuel, Alain Resnais, Federico Felini, de tous ces grands artistes qui font la culture mondiale et parmi lesquels Tarkovski occupe une place de choix. La forme des films de Tarkovski est peut-être complexe, mais je comprends ses films, et je les aime. Et figurez-vous qu’il me semble qu’en réalité Tarkovski dit des choses très simples ? Et savez-vous, il m’importe peu de comprendre pourquoi l’oiseau mort (ni quel symbole il représente) a laissé une plume sur le drap. Et je me moque bien de savoir que la Dame en noir du Miroir s’appelle en réalité Tamara Ogorodnikova et que c’est la directrice de production du film – ce que ne savent que quelques très rares initiés ! Cette scène est pour moi superbe et mystérieuse parce qu’elle est métaphorique. Je me laisse librement aller à mes rêves et à ma fantaisie : je me dis qu’elle est la voix intérieure du héros, le « dieu intime » que chacun de nous porte dans son coeur, ou bien l’inspiration qui nous visite si rarement, quand il nous faut déchiffrer le nombre mystérieux qui scelle notre destinée. Ou bien, c’est la Poésie… Cette scène est un signe qui se suffit à lui-même et qui s’impose à l’auteur. C’est ainsi que je vois les choses. Quant au critique, n’est-il pas en retrait par rapport au créateur ? Il explicite, il commente, c’est tout ! Ce n’est pas humiliant, puisque c’est sa place, la mesure même de sa liberté et de la distance nécessaire. Le critique n’est pas à tu et à toi avec le créateur, il doit s’en tenir à un strict voussoiement. Etes-vous bien certaine, Neïa Markovna, que l’on puisse, par des mots sans appel, pénétrer jusqu’au sens sans tuer celui-ci ? Si je vous demande cela, c’est parce que vous vous êtes laissée aller dans votre article, vous qui êtes une critique de grand renom et de grand talent, à des manquements aux règles éthiques et à un tutoiement malséant avec l’artiste. ( ?) Le comble c’est quand vous vous lancez à donner des conseils à Tarkovski – selon lesquels il devrait approcher son art avec plus de légèreté, d’humour, de recul, et quand vous lui souhaitez de se métamorphoser en un Iosseliani ? permettez-moi de vous demander d’où vous vient tant de désinvolture, tant d’impertinence. ( ?) Il me plairait, Neïa Markovna, de suivre votre exemple et de vous donner un bon conseil : armez vos lèvres d’humilité lorsque vous prononcez le nom d’un grand artiste. Avec respect.
Rena Sheïko

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