L’Autre chose

Texte de Jean-Claude Rousseau, 2016

Un mince filet d’eau coule dans le lit du torrent. L’été l’a asséché et découvert dans son fond l’amas des détritus. Le regard s’en détache, s’élève jusqu’à l’horizontale à hauteur de la route et s’y arrête le temps de voir passer un vélomoteur d’un bord à l’autre du plan.
L’élévation reprend et s’interrompt définitivement à la vue d’un câble électrique dont le tracé droit sépare du ciel la montagne où pointent les antennes.
On peut dire ça. C’est bien ce que montre le dernier plan de Ces rencontres avec eux, avant que résonne sur le noir, comme un déchirement visuel et sonore, les accords de la fin du troisième mouvement du onzième quatuor à cordes de Beethoven.

D’abord penchée, la caméra se redresse, atteint le niveau médian du regard, s’arrête dans l’axe, contentée par ce qui fait face, droit dans les yeux.
À ce niveau, sans plus d’oblique, aucune ligne de fuite, aucune aspiration. Impossible d’y demeurer. Il faut voir plus haut. Quelle espérance fait lever les yeux ? Jusqu’où la contre- plongée ? La montée reprend. « Faut-il s’étonner s’ils vinrent ici en-haut ? ».

C’est du lit souillé du torrent qu’il faut partir, des déchets du quotidien que, dans la chaleur de l’été, l’eau n’entraîne plus. On sait qu’elle reviendra en force à l’automne et durant l’hiver la berge haute qui protège la route pourra ne pas suffire à la contenir. « Je me demande ce que pensent de cette eau les mortels ? … À cette heure la crue des fleuves a commencé à déraciner les arbres».
À l’heure où la caméra est posée face au torrent qui descend de la montage, l’eau coule à peine et il faut regarder bien bas pour voir son ruissellement. Le plan s’initie en plongée. D’abord voir ça, puisque ça y est : les canettes de bière parmi les herbes. Et de là s’élever à hauteur d’homme, jusqu’à la route que suit le conducteur du vélomoteur.
Est-ce de l’avoir vu venir que le mouvement de la caméra s’est interrompue ? Est-ce pour le voir traverser l’image que le plan se fixe ?
Pur hasard, parfaite coïncidence. Un coup de dés : lancé à la verticale, la caméra rencontre le tracé horizontal du vélomoteur, salue cette rencontre et l’affirme par une courte pause. Puis, à rythme égal, le regard s’élève en contre-plongée.

Invisible au théâtre, impossible sur la scène qui ne connaît pas l’image, ce dernier plan hors dialogue fait suite au regard tendu, fixe sans vaciller, du chasseur qui s’est tu. Tendu sur quoi ? Sur l’image à venir en forme de mutisme.
Les dieux ont parlé. Et tout ce qui s’est dit, paroles incantatoires, érigées, paroles outrées, n’était qu’un écho du silence.
« Essaie de dire aux mortels ce que tu sais ». C’est sans parole, par la simple butée d’un mouvement de caméra, que le film à la fin nous enseigne sa théologie : pas plus haut. L’Au-delà est hors d’atteinte.
Sous la ligne qui divise le plan, au tiers inférieur de l’image, le paysage subsiste. Le sommet du mont dessine son contour et les antennes sont à l’écoute, mais le ciel est silencieux.
Ciel profond et sans perspective. Si le panoramique poursuivait sa montée le regard s’y noierait. On n’ira pas plus haut, où perdre pied. On garde appui sur le paysage. C’est vu, on garde le paysage et le discernement et la tristesse. « Ils ne seraient pas des hommes s’ils n’étaient pas tristes».

Mais pourquoi, grands dieux, avoir levé les yeux si haut ? L’envie prend de rabaisser la caméra, de la ramener à l’angle droit, au niveau du regard accueillant. Disposé à tout voir sans chercher à voir. La pensée immobile, abandonnée à ce qui présente. « L’incroyable relief des choses dans l’air aujourd’hui encore touche le cœur ». Y trouver l’absolu sans être hanté par l’Azur. S’y tenir en Sagesse. « Le ciel est par dessus le toit si bleu, si calme… » Verlaine, plutôt que Mallarmé.
« La vita beata », droit devant, à hauteur de la route où la verticale croise l’horizontale. « La vie est là simple et tranquille… » À la croisée, l’incarnation. Le passage de l’homme dans l’image suffit à tracer le bras horizontal de la croix. Mais l’intersection ne se verrait pas sans prolonger la verticale. Est-ce cela l’Espérance ?
On peut croire ça. Cette géométrie n’altère pas le réel. Ce n’est pas une métaphore. Seulement à la fin de Ces rencontres avec eux, l’autre chose : une croix cachée.

Texte initialement paru dans le livre L’internationale straubienne, Paris: Éditions de l’Œil / Centre Pompidou, 2016.

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