Entretien avec Jean-Claude Rousseau autour de son film Le Tombeau de Kafka

Propos recueillis par Mathilde Prévot, 2022


Il ne faut pas quitter la chambre. Reste assis à ta table et écoute. Tu n’as même pas à écouter, attends simplement. Tu n’as même pas à attendre, apprends juste à rester tranquille, calme et solitaire. Le monde s’offrira alors à toi, et te proposera de le démasquer. Il n’aura pas le choix : il roulera en extase à tes pieds.

Franz Kafka

 

Pour introduire votre film, vous nous donnez à lire cette citation de Kafka qui semble guider ce qui se passe à l’écran. À quel moment la citation intervient-elle dans le processus de création de votre film ? En est-elle l’origine ou intervient-elle plus tard dans votre cheminement ?
Ce film s’est fait comme se sont faits tous mes films, en commençant par faire des prises sans aucun projet. Le rapport à la citation de Kafka s’est révélé seulement une fois le film terminé. Je ne la connaissais pas jusqu’à ce qu’un ami l’évoque après avoir vu le film, et ce fut étonnant de réaliser qu’elle constituait parfaitement, mais a posteriori, le synopsis du film. Elle n’a donc pas inspiré le film.
Je n’ai d’ailleurs jamais eu le projet d’un film avant de commencer à faire des prises. Je me rappelle la réaction d’une spectatrice après une projection de mon long-métrage De son appartement. Elle refusait d’admettre que le film s’était fait sans scénario parce que l’ajustement des plans, des scènes, lui paraissait si précis que tout avait dû être prévu. C’est important l’idée qu’on ne peut pas prévoir l’image, ce qui veut dire qu’on ne peut pas voir l’image avant qu’elle se présente. Réaliser un film à partir d’images mentales, peut-être décrites dans un scénario, c’est compromettre fortement l’existence du film, car ces images mentales bouchent la vue. Elles empêchent la vision.
Pas d’intention, pas de projet au départ, c’est exactement comme ça que finalement s’est fait Le Tombeau de Kafka. C’était me trouver à Prague, dans une chambre d’hôtel, où j’ai vu un cadre. En voyant, au fond de la chambre, une sorte d’alcôve avec ses baies vitrées, j’ai reconnu un cadre juste. Ainsi des prises ont été faites, elles se sont rencontrées, elles ont trouvé à s’accorder, à établir des correspondances et finalement à faire le film. Si c’est parler de réalisation, c’est dire plutôt que je réalise le film dans le sens courant où l’on dit  « je réalise quelque chose », voulant dire « je me rends compte de quelque chose » : je réalise qu’il y a un film une fois qu’il s’est fait. Les choses se passent ainsi, et je ne comprends d’ailleurs pas qu’il puisse en être autrement, puisque le cinéma ce sont des images et que l’image ne peut pas être prévue, c’est à dire vue avant qu’elle se présente. C’est revenir aux mots de Picasso : « je cherche pas, je trouve », et à cette pensée de Corot (reprise dans les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson) : « Il ne faut pas chercher, il faut attendre » . Je ne cherchais rien en étant dans cette chambre d’hôtel mais j’ai vu l’image, sans aucune intention et d’ailleurs sans avoir avec moi la caméra. Je n’avais pas mon matériel habituel pour garder une trace de l’image. J’avais seulement mon smartphone, et donc les prises se sont faites avec ce smartphone. 

Vous parlez de cette alcôve, de cette chambre si particulière qui me fait penser que l’on parle beaucoup de décors en fiction mais que c’est une notion souvent absente en documentaire, et pourtant vous interagissez en permanence avec l’espace  vous ouvrez des stores, un tiroir puis la fenêtre… dans une seule et unique pièce où la caméra et le cadre sont fixes. On aurait pu croire, sans votre explication, que vous êtes à l’origine de cette disposition minutieuse.
L’idée de décor est trompeuse par rapport à ce film, parce que s’il s’agit d’un décor c’est qu’il a été composé au service d’une fiction, et c’est bien pour cela qu’on n’en parle pas en documentaire. Là, je n’ai pas composé un décor. La chambre était ainsi. Quand j’ai dû m’absenter de Prague pendant quelques jours, la réception de l’hôtel fut surprise par mon insistance pour qu’à mon retour on m’attribue cette même chambre, me disant qu’une chambre plus belle serait alors disponible. Mais pour moi cette chambre était exceptionnelle car les lignes, les masses (fenêtres, mobilier…) composaient un cadre parfait. Sans qu’il s’agisse d’un décor, il y avait cette juste composition. Que ce soit le fauteuil, que ce soit la table telle qu’elle était orientée, que ce soit la vue par la fenêtre avec à l’extérieur une cheminée sur la gauche qui se reflète dans le miroir à droite du plan. C’est cela qui a fait le saisissement, c’est-à-dire la vision de l’image. Saisissement en ce sens où en voyant l’image on est saisi, en dehors de toute intention, sans la volonté de réaliser quelque chose. Ce n’est pas nous qui saisissons l’image, c’est l’image qui nous saisit. Je prends souvent l’exemple de quelqu’un en compagnie de qui on se promène et cette personne, à côté de vous, tout à coup semble ailleurs et comme absente, et on peut être amené à lui dire « qu’est ce que tu vois? » et la réponse est « rien », ce rien, c’est aussi ça voir l’image.

Il y a aussi cette temporalité dans votre film tout à fait intéressante dans la contemplation et le temps d’observation qu’elle offre. On a le temps d’écouter les silences, de sentir le son de l’extérieur qui pénètre dans la pièce, de vous voir tourner les pages du livre, de voir les mouvements de votre respiration. Entre les fragments, il pourrait très bien s’être écoulé des minutes comme des jours, est-ce que vous avez cherché à créer cette temporalité au montage par vos choix ?
Lorsqu’on est dans un état de contemplation il n’y a plus d’observation, c’est un saisissement, ce qui ne veut pas dire qu‘ensuite on ne puisse  pas observer et détailler. La contemplation est une forme d’abandon, et puisque vous évoquez la durée, dans cet état là on n’est plus dans un rapport temporel. On est hors du temps. Dire qu’on est dans cet état pendant 10 secondes ou 15 secondes, ça n’a aucun sens car on n’est plus dans la temporalité, et c’est dire qu’étant dans cet état contemplatif, hors du temps, on est dans l’éternité.  Au contraire dans l’observation il y a une maîtrise mentale temporelle, dans l’intelligence de ce que l’on voit, avec compréhension.
Quand on observe on a perdu la vision provoquée par le saisissement de l’image. En observant on peut détailler, mais alors ce n’est plus voir l’image, dans sa relation juste entre les lignes, entre les masses, dans les limites du cadre. Et en décrivant ce qu’elle montre, ce qu’elle représente, vous ne dites rien d’elle. L’image ne représente pas, elle est la présence même. Elle ne montre rien, sinon elle-même. L’art ne tient pas dans la représentation, c’est la présence.
Vous parlez du rapprochement des images, du montage, des choix… C’est d’abord vous dire que j’ai toujours l’impression qu’il n’y aura pas de film, qu’il n’adviendra pas, qu’il reste improbable. Puis finalement le film se devine.
Les relations que les prises établissent entres elles, c’est ça le travail du film. Je dis bien le travail du film et non pas mon travail. Je ressens des rapprochements qui finissent par s’imposer au point qu’ils ne peuvent pas être modifiés. Rapprochement entre deux prises, et peut-être le rapprochement de ces deux prises avec une troisième parce qu’elles s’accordent, je pourrais dire parce qu’elles s’entendent, parce qu’elles se plaisent à tenir en place dans leurs relations les unes aux autres. C’est quand même assez loin de l’idée courante du montage qui est toujours compris comme un acte volontaire par rapport à ce qu’on veut dire. Et c’est donc utiliser les images pour dire quelque chose, dans une forme discursive qui réduit l’image à un signe d’écriture.
En parlant de « choix », la connotation intellectuelle et volontariste me semble trop importante. N’est juste que ce qui est ressenti dans les correspondances qui s’établissent entre les plans, et c’est évidemment imprévu. Le choix n’est pas tant l’effet d’une réflexion que d’une suite d’impressions, d’ordre émotionnel, souvent provoquées par hasard. Rapprochements inattendus des images entre elles, des images et des sons, qui s’imposent par leur justesse, par une exactitude si précise qu’on ne peut plus les dissocier.  Rien de volontaire, qui chercherait d’abord à faire sens. Tout reste à deviner. S’il était demandé ce qu’il y a à comprendre, ce que le film veut dire, la réponse honnête serait: « Devinez! ». 

Il s’agit davantage de ressentir que de comprendre.
Oui et c’est là le propre de l’art. Alors que comprendre, c’est seulement être dans la capacité de raconter l’histoire. Évidemment cela ne suffit pas. C’est le ressenti à l’image et au son qui tient le regard, qui captive l’attention. Cela me rappelle une projection au Fresnoy de mon film La Vallée Close. Après cette projection Jean-Marie Straub me demanda comment se font ces fulgurances ressenties dans le film (aussi ressenties dans Le Tombeau de Kafka). Je ne savais pas quoi lui répondre, puis j’ai trouvé à lui dire que ces fulgurances se produisent quand le son touche l’image, quand cela fait une étincelle. 

Pourriez-vous me parler du travail sonore dans votre film ? On sent une attention portée sur les sons notamment dans ce rapport entre l’intérieur, et l’extérieur qui s’immisce dans la chambre d’hôtel.
Le son vivifie l’image. Ce qui s’entend doit s’ajuster à ce qui se voit en provoquant une sorte de ravissement sonore. Par son rythme, dans son tempo, le son doit avoir une précision musicale. Il y a dans le film un phrasé musical des bruits extérieurs, tout comme s’entend la musique quand elle survient par quelques extraits de l’Étude n°6 de Chopin. La première fois qu’on l’entend, elle entraîne l’image jusqu’à son effacement dans la blancheur.
Là aussi, les coïncidences sonores ne sont pas prévues. Elles sont offertes et il s’agit seulement de les reconnaître par une écoute attentive. Le travail du son ne consiste pas dans une fabrication mais d’abord dans une attention extrême à ce que les prises donnent à entendre.

Vous êtes à la fois l’auteur et le personnage de votre film. La question de votre présence se pose mais aussi celle de votre absence puisque que vous allez et venez dans le cadre. Comment se passe ce moment où vous décidez ou plutôt ressentez que vous allez faire partie de cette image ?
Je dirais habiter l’image. L’habiter sans la détruire. L’image existe dans sa justesse et l’entrée dans le cadre peut la faire disparaître en supprimant le juste rapport des lignes. Entrer dans le cadre, c’est en fait toujours risquer une disparition. Soit c’est le sujet qui disparaît, soit c’est l’image.
La première fois que j’ai utilisé une caméra vidéo, je me trouvais dans un hôtel à Turin. J’ai très souvent filmé dans les chambres d’hôtel car ce sont des lieux où se voient les lignes mieux que dans d’autres endroits, du fait qu’ils ne sont pas encombrés d’objets. J’avais cette caméra qu’on m’avait prêtée et la veille de mon départ je me suis décidé à filmer. Je l’ai mise sur son pied et j’ai vu un cadre, j’ai vu l’image. Je suis entré dans le champ en faisant un mouvement qui consistait à tirer le rideau de la fenêtre pour l’ouvrir. Revoyant la prise, ce que permet aussitôt une caméra vidéo, je constatais de suite que ça n’allait pas, ma présence ayant annulé la justesse du cadre. J’ai alors refait la prise et cette fois l’image subsistait. Que s’était-il passé ? La masse que ma présence introduisait dans le cadre n’avait pas détruit les lignes. Comme si les lignes m’avait saisi et fait disparaître.

La référence à Kafka est limpide dans votre titre mais qu’en est-il de l’évocation du tombeau ?
Il y a cette sorte d’alcôve dont on voit les bords à gauche et à droite de l’image.  À  un moment du film je me tiens sur le bord gauche. Je m’y arrête et cela visualise la limite de cet espace qui pour cette raison apparaît comme un ailleurs. Pour l’atteindre je monte une marche et je redescends, comme s’il y avait au sol un rebord qu’il fallait franchir. L’alcôve apparaît alors comme un au-delà par rapport à l’endroit où se trouve la caméra. Ce franchissement, qui s’opère quand j’arrive là où se trouve le fauteuil et la table, c’est comme entrer dans un tombeau.
Tombeau dans le sens d’une tombe, mais le mot désigne aussi, en littérature et en musique, une forme poétique particulière. Mallarmé a écrit un sonnet intitulé Le Tombeau d’Edgar Poe. Il y a en musique cette pièce de Ravel qui s’appelle Le Tombeau de Couperin. L’appellation « tombeau » traduit alors une forme d’hommage, et c’est aussi comme cela qu’il faut entendre le titre du film.
Enfin, au dernier plan du film, la tasse posée sur la table devient une urne funéraire quand s’y voit au fond l’insecte mort. 

Finalement votre film peut susciter diverses interprétations en fonction de la personne qui le reçoit. Cela permet que chaque personne qui le verra peut s’en emparer, s’en saisir.
Si c’est cela, ça ne peut que me plaire. C’est dire que rien n’est imposé, rien n’est affirmé. Plutôt que l’affirmation d’une histoire dans une linéarité descriptive qui nie l’image, qui refuse sa contemplation, c’est plutôt une proposition qui laisse les images imaginer.  Ce sont les images qui imaginent.

Parce qu’en disant ce qu’est une image on nie tout ce qu’elle pourrait être d’autre.
Tout à fait, et là on revient à l’idée d’accord par opposition au raccord. Raccorder l’image c’est la faire tenir en place par un acte volontaire en la liant à celle qui précède et à celle qui suit, en la bloquant ainsi sans qu’elle puisse établir des relations sur l’ensemble du film. Le raccord impose volontairement un sens à l’image, lui donne sens en la figeant, sans qu’elle ait la liberté d’établir des relations sur l’ensemble. Non pas raccord, mais accord.

Propos recueillis par Mathilde Prévot

Entretien initialement paru sur le blog du Cinéma du réel

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