L’ oeil du cyclope

Entretien avec Jean-Claude Rousseau, 1999

D’ABORD LE LIEU

La Vallée close, réalisé de 1986 à 1994, est né du besoin de me trouver dans ce lieu et de faire des images presque comme prétexte au fait d’être là. Les Antiquités de Rome n’était pas encore terminé, que je faisais déjà des images de « la vallée close » – des images, peut-être pas du film qui porte ce titre, mais de ce lieu qui s’appelle ainsi et qui bute sur un gouffre, cette résurgence que l’on voit à plusieurs reprises. Au départ, il n’y a pas eu de scénario sur lequel s’appuyer, mais des éléments qui ont trouvé une même orientation. D’abord le livre de géographie dont est tiré le carton du début, « Tout leçon de géographie devrait être, soit préparée, soit complétée par une étude sur le terrain, par une leçon-promenade ». C’est un livre qui n’est pas de ma génération, paru dans les années 30 pour les élèves de cours élémentaire, et dont les dessins, comme le texte, sont d’une grande beauté. Le film s’est nourri des différentes leçons du livre (qui sont ensuite devenues des séquences), puis ce premier élément a rencontré Le Chansonnier de Pétanque et particulièrement un poème dont la forme est très complexe. Il s’agit de la sextine, laquelle consiste en six strophes de six vers, avec six rimes qu’on retrouve décalées d’une strophe à l’autre jusqu’au bout de la sixième.

Le film s’est ainsi engagé sur la forme paire de six parties composées chacune de six bobines super 8 de deux minutes trente. Mais très vite je me suis rendu compte de deux choses. D’une par qu’il me manquait un pivot, un centre (une bobine centrale) : de six je suis passé à cinq. D’autre part que la matière dont je disposais ne tenais pas dans six strophes. Il se trouve qu’il y a dans Le Chansonnier – et c’est vraiment une sorte d’exercice de virtuosité pour Pétrarque – une double sextine, qui a douze strophes. Je suis donc parti sur douze leçons, et j’en ai retiré une, la huitième (on n’en voit que le titre : « La mer, la tempête, le port »), qui fait un vide dans le film, qui pour cela l’appelle, qui d’une certaine façon est le film même et dont l’omission conserve l’impair.

D’autres « rencontres » furent le tableau de Giorgione, La Tempête, et de façon déterminante le texte de Bergson introduisant sous forme de résumé le passage du De Rerum Natura de Lucrèce sur le mouvement des atomes. A partir de ces éléments, quelque chose a commencé à travailler. La vallée close (dont le nom latin vallis closa a donné « Vaucluse ») est l’élément qui a orienté ou aimanté le reste. Il y avait une justesse d’ensemble puisque Pétrarque a un rapport avec ce lieu, qu’il y vécut, s’éloignant d’Avignon après la mort de Laure (dans le film on peut lire leur deux noms sur une plaque). Là, l’image s’est faite chaque fois qu’un cadre juste l’imposait.

LE CONSENTEMENT DES IMAGES ET DES SONS

Lorsque je fais des images, il n’y a jamais d’idée de montage. Je n’aime pas tellement ce mot, même si au bout du compte il y a forcément montage, ne serait-ce que parce que les bobines sont mises bout à bout. Je préfère parler de rapprochement entre des bobines qui s’accordent, tiennent ensemble, se plaisent, consentent. Ce n’est pas une coquetterie de langage : ce sont les images qui consentent à tenir en place et à rester où elles sont. C’est parfois très bouleversant d’assister à cela, plus encore quand l’image rencontre le son. J’aime cet accord – et non raccord – entre deux images, entre un élément sonore et une image qui n’ont pas nécessairement été enregistrés dans le même lieu. Là encore il ne s’agit pas de montage : il y a du montage quand on cherche, mais il y a accord quand on trouve.

Coïncidences heureuses. Les images et les sons ont la même durée, une plage sonore de deux minutes trente se cale de façon très juste, aussi synchrone que si on devait voir une personne parler en même temps qu’on entend sa parole, sur deux minutes trente d’images. Ce qui se passe alors est tout-à-fait au-delà du sens. Quand on cherche à dire, on fait violence à l’image, on la force, elle devient opaque. Le plus souvent au cinéma l’image est forcée. On a la vue bouchée par ce qu’on veut faire dire à l’image, alors qu’il faudrait l’écouter, y prêter une attention nue. L’image se referme, et il n’y a rien à voir. Le sens peut venir – et s’il convient c’est extraordinaire -, mais toujours en second. De toute façon, ce n’est évidemment ni prévu ni calculé. Le cinéma n’a rien à voir, je crois, avec l’écrit. Un film se fait dans le dépassement de l’écrit – j’allais dire dans son refus. Sinon, cela voudrait dire qu’on cherche une adéquation, quelque chose qui se rapproche le plus possible d’une image mentale qu’on a d’abord traduite par écrit. Dans ce cas là, le film ne peut être qu’en-deçà. L’écriture est faite de liaisons : elle dit, et on ne peut dire qu’en liant les choses. Le cinéma, si c’est un art (si l’on peut parler d’art cinématographique) ne tient pas dans les liaisons, mais au contraire dans la libération des éléments : dans leur indépendance, et en même temps dans leur consentement à tenir en orbite. Ce n’est pas de l’écriture. Cela dit, je ne considère pas la poésie comme une écriture.

SURFACE ET PROFONDEUR

Il me semble que les choses qui s’ajustent disparaissent, s’annulent. Les choses qui sont en équilibre n’ont plus de poids. Lorsque le son rencontre d’une façon parfaitement synchrone l’image, ça s’annule, on sort du dire. Quand la beauté paraît, l’image se vide, découvre un passage : on voit loin. La profondeur est sans limite. Qu’est-ce qui fait que le « synchronisme », le consentement des images et des sons, est si important pour moi ? C’est justement cet effet d’annulation. Quand il y a quelque chose, et qu’en même temps il n’y plus rien. Pure vision. Sans chercher, on ne peut que s’y disposer et attendre.

Dans mon premier court-métrage, Jeune Femme à sa fenêtre lisant une lettre, il y a une fenêtre et en face un grand tableau dont on ne voit que le châssis en forme de croix, comme d’une certaine manière une fenêtre. Cette disposition est en rapport avec le champ-contrechamp, mais de telle sorte que les deux se confondent. En faisant ce film, j’ai pensé à la défenestration, dans le sens où toute oeuvre d’art accomplit une défenestration. S’il y a beauté, il y a passage, ouverture sans limite. Et comme il n’y a pas de limite, le regard peut tenir. Par ailleurs, cette vision profonde n’est possible que par une mise à plat. Je crois que la mise à plat de l’image est nécessaire au passage. Bresson veut qu’on n’oublie pas que l’écran de cinéma est une surface. Ce qui fait le passage, c’est le cadre, c’est à dire une relation entre les lignes, et cette relation est souvent empêchée par l’illusion de la perspective. Si on est pris par cette illusion, on ne voit pas la beauté. La perspective empêche la profondeur.

Les tableaux de Vermeer respectent les lois de la perspective, mais les lignes qui font la perspective sont bien autre chose que des lignes pour faire illusion. Elles établissent des correspondances à la surface du tableau. C’est sa vérité. La beauté n’est pas illusoire. Quand on ne voit plus que les lignes, c’est là que ça s’ouvre. Chez Bresson c’est ce qui se passe, comme d’ailleurs dans le nouveau film de Straub et Huillet, Sicilia! On est bouleversé. A ce propos, il y a un mythe antique qui m’intéresse beaucoup, celui du Cyclope. Comme il n’a qu’un œil, tout est à plat pour lui. Je crois que tous les artistes ont l’œil du Cyclope.

Propos recueillis à Paris, le 8 janvier 1999, par Emmanuel Burdeau et Thierry Lounas Cahiers du cinéma n°532

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