L’image dans la fenêtre

Texte de Érik Bullot, 2002

L’extrême cohérence des films de Jean-Claude Rousseau frappe d’emblée le spectateur. Une fenêtre. Un paysage. Le cinéaste dans sa chambre d’hôtel. L’autoportrait au miroir. La fuite en perspective d’une rue ou d’une avenue. Les intermittences de la lumière. C’est par l’élection d’un certain nombre de contraintes formelles – un répertoire fixe de motifs, l’inscription géographique, le passage du dedans au dehors, le principe musical de la variation – que le cinéaste institue le lieu, le milieu plus exactement, au sens physique, d’un événement possible, quoique secret, tenu en lisière, retenu, au seuil du visible. Ce rituel de la mise en cadre, d’une haute précision, méticuleux et fragile, finit par produire en nous, sourdement, au vu du retour régulier des motifs, un sentiment de suspense délectable. Nous guettons, une fois encore, la vue de la fenêtre, le paysage soufflé dans la lumière, la rumeur persistante du dehors, le regard du cinéaste surpris dans la pénombre, le poudroiement coloré de l’air, l’entrée dans le champ du cinéaste venu habiter le lieu de son cadre le temps du plan, comme autant d’événements prévisibles et inattendus. Cette tension fertile entre la sobriété du dispositif, sa ténuité, sa clôture et la richesse de la sensation produite m’avait déjà beaucoup frappé dans les deux longs métrages de Jean-Claude Rousseau, Les antiquités de Rome et La vallée close. En exhibant le film en train de se faire sous nos yeux, en dénudant le procédé (les bobines super-8 sont mises bout à bout, sans montage, avec l’amorce blanche qui les sépare), le cinéaste inquiète la matière même du film, sa composition à venir, la distance entre l’enregistrement brut du plan et sa relation imprévue sinon hasardeuse avec les plans qui lui succéderont (on se souvient de la référence à la physique de Lucrèce dans La vallée close et de la conception du montage exprimée par Jean-Claude Rousseau comme mise en orbite d’atomes détachés qui viennent à former une constellation).

Aussi le filmage, jouant des arcanes de son apparente simplicité, se révèle-t-il l’occasion inattendue d’une advenue, d’une surprise. Cet émoi suppose un transfert d’énergie, une foudre. Les films de Jean-Claude Rousseau déploient, pour alimenter ce courant, les différentes ressources de l’exposition : exposition de la lumière, poudroyante à travers les rideaux d’une chambre, se modifiant au gré des heures, brûlant les surfaces blanches, blessant d’un rectangle doré le fond sombre des intérieurs, voilant la pellicule de part en part comme un vitrail ; exposition des lieux, différemment éclairés selon leur orientation, cartographiés par le cinéaste ; exposition musicale du thème principal dont le film décline les variations ; exposition du ruban filmique dont sont rendues visibles les amorces et la continuité des prises mais aussi exposition du cinéaste (il entre dans le champ, s’assoit, prend place dans le cadre, regarde parfois la caméra, explore la durée de son propre plan et disparaît). Il convient de relever que le terme d’« exposition » renvoie également au pilori et au supplice. L’attente du cinéaste est douloureuse, solitaire ; elle conjugue l’âpreté de son principe et la sensualité de ses éblouissements.
Mais cette tension à l’œuvre dans le cinéma de Jean-Claude Rousseau ne recoupe-t-elle pas l’écart entre la mise en scène telle que la politique des auteurs a pu la constituer comme objet théorique et le dispositif au sens donné plus couramment à ce terme par l’art contemporain ? Les films de Jean-Claude Rousseau se situent à la frontière de deux lignes asymptotiques. L’attente de la lumière, la patience du cadre, l’équilibre interne des éléments plastiques en vue de la composition d’ensemble, la retenue du jeu témoignent de postures de la part du cinéaste qui relèvent de la mise en scène en ce qu’elle tend à l’élucidation d’une position morale sur le monde. Mais dans la manière dont le film se fait et se défait sous nos yeux, dans cette impossibilité même du film, livré à la contiguïté des bobines, à la matité impersonnelle de son dispositif d’enregistrement, et surtout dans la présence mystérieuse du cinéaste qui s’expose et s’absente à la fois devant nous, s’accomplit en sourdine la disparition de l’auteur. Entre l’aléa de la mise en scène et l’ellipse du dispositif, le cinéaste s’est éclipsé sous nos yeux. Ce double mouvement institue un milieu d’attente paradoxal. Qui est l’hôte du film ? Il semble que celui-ci vise moins un destinataire précis qu’un tiers, retenu sur le seuil, dont le spectateur guette l’incertaine venue. Un hôte invisible, en lisière du film, se laisse souvent deviner. Il sera présent, discrètement, dans les films à venir, surgissant du cadre noir du forum de Trajan, de la bouche cornue du téléphone ou, peut-être, de la grotte obscure de La vallée close. C’est sans doute cette relation entre le cinéaste qui s’absente, le tiers improbable et le spectateur qui circonscrit le mieux le territoire du cinéma de Jean-Claude Rousseau.

Ces trois films, Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, Venise n’existe pas et Keep in touch, réalisés entre 1983 et 1987, en révélant une sorte d’archéologie de l’œuvre, nous offrent l’occasion de retracer sa généalogie. Il est curieux de remarquer que le dispositif-retard, à l’œuvre dans chaque film – le retard du cinéaste qui met en marche sa caméra, la contourne et vient se placer devant l’objectif, en attente comme pour une photographie –, opère pour l’ensemble des films, rendus visibles des années après leur filmage, en un différé qui est aussi le thème secret de l’œuvre. Aussi ces trois films, et plus particulièrement le premier, Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, sont-ils comme les antichambres des films à venir.

À partir du tableau homonyme de Vermeer dont il redistribue et complète les motifs – le châssis d’un tableau, une carte au mur dont les plis sont visibles, une fenêtre, une lettre, un modèle –, ce film de chambre, comme on dit musique de chambre, développe en quatre mouvements une série de variations formelles. Cette composition, complexe et réflexive, où ce sont les éléments structurels du tableau et du film qui constituent le matériau même de l’œuvre, s’inscrit dans un courant du cinéma expérimental où nous pourrions croiser le célèbre Wavelenght de Michael Snow ou certains films de Kurt Kren. Le motif de la lettre, dont on connaît la place énigmatique dans l’œuvre de Vermeer, occupe le foyer spéculaire de cet ensemble de variations. « Cette lettre serait dans le film. On la verrait posée sur la table à côté de la visionneuse. Elle serait restée là après mon départ et le courant d’air par la fenêtre encore ouverte n’aurait pas fait qu’elle s’envole », nous dit à plusieurs reprises la voix off du film. Manuscrite, posée sur un escabeau, la lettre renvoie à son propre statut selon un principe de mise en abyme familier au cinéaste (il suffit à cet égard de lire son beau scénario, Le concert champêtre, pour mesurer sa réelle affection pour ce procédé). Le film exhibe sa composition ; il se construit sous nos yeux. C’est ainsi que les quatre piles de bobines super-8 posées sur une table en ouverture seront celles montées ensuite bout à bout pour venir former les quatre mouvements du film, nous offrant une image littérale de la structure d’ensemble. Nombre de caractéristiques propres à l’art du cinéaste sont déjà perceptibles dans ce premier film : la contiguïté des rushes qui conjugue l’aléa et le programme, le motif obsédant de la fenêtre, une attention extrême portée aux variations de la lumière et à sa possible exténuation par épuisement, l’appel du vide (évoqué ici par la récurrence du blanc : la carte de géographie en ouverture du film et sa localité LE BLANC, le papier à lettres, l’obstruction de la fenêtre par des feuilles de papier à dessin, la séparation des bobines par l’amorce blanche), les allées et venues du cinéaste, l’autoportrait au miroir, le thème de la lettre, la présence absente d’un tiers et l’affleurement d’un récit en lisière du film.

Mais si ce film nous surprend, c’est moins par ses traits formels d’influence moderniste (sérialité, mise en abyme, dénudation du procédé, variations) qui en constituent le socle que par le point de fuite inédit qu’il propose en regard de la clôture de ce système. Dans les derniers plans du film, en toute fin, après avoir distribué les motifs épars du tableau, le cinéaste, une lettre à la main, entre dans le champ, s’approche de la fenêtre et vient se placer dans le cadre au lieu occupé par la jeune femme dans le tableau de Vermeer. À travers ses approximations successives, ses variations et ses mises en abyme, le film cherchait à retrouver la justesse d’un cadre. Plusieurs prises seront nécessaires pour retrouver l’évidence et la précision des lignes du tableau, mais le plan sera là. En occupant la place du modèle, le cinéaste ouvre la boîte perspective dans laquelle il avait enclos les éléments du film. La chambre noire est percée d’un sténopé. Désormais le cinéaste viendra se placer à la fenêtre et le battement entre le regard et la vue constituera le thème de ses films. La mise à plat des motifs du tableau, réfléchis par le jeu plastique de leurs variations, conduit à la révélation d’un point de fuite : le regard du cinéaste, à la croisée, point d’articulation inaugural entre le dispositif et la mise en scène. Cette fenêtre sera-t-elle enjambée ? Est-elle une butée ? Le dehors est-il une chute ? Jeune femme à sa fenêtre se clôt au seuil de l’œuvre qui peut désormais s’accomplir.

Le second film, Venise n’existe pas, déchiffre la cité italienne d’une manière fort paradoxale. Nous retrouvons une même âpreté d’allure, la coupe franche des sons d’ambiance, le bout à bout des bobines de super-8, la fenêtre et les variations de lumière, les allées et venues du cinéaste du lit à la fenêtre, la présence absente d’un destinataire à travers la sonnerie d’un téléphone coupée d’un « non, non, non » dit d’une voix mate. Le film toutefois doit affronter deux topiques : le panorama (c’est sur le grand canal, dit-on, qu’Eugène Promio, l’opérateur de Louis Lumière, inventa le premier travelling en posant sa caméra sur une gondole) et le cliché (Venise est par excellence la ville des lieux communs, ce dont témoigne la tradition des vedute). Ces deux topiques sont à la fois présents et déjoués. Le démon du panorama est conjuré par la fixité de la caméra et le cadre de la fenêtre qui fragmente, au son d’une ritournelle, le passage lent et régulier des embarcations. Venise ne prend pas. Le regard doit construire son objet ; or le cliché abolit ce travail par la persistance d’une image mentale déjà construite. En se concluant sur une carte postale qui reste très longtemps floue – par où le motif de la lettre, conjugué avec la sonnerie du téléphone, renvoie au thème du destinataire –, Venise n’existe pas expose la difficile cristallisation de l’image. Du lit à la fenêtre, de la chambre au voyage, le cinéaste tente de s’approcher d’une image soustraite au regard, différée voire expédiée d’un lieu à l’autre. Le titre manuscrit à la fin du film, Venise n’existe pas, est-il le message au verso de la carte postale vue précédemment ? Et le film lui-même une carte postale forclose ?

Keep in touch explore le temps de l’attente. Le cinéaste est assis à une table dans une chambre à New York, une feuille blanche devant lui comme pour écrire une lettre. Il allume une lampe de bureau, feuillette un magazine érotique. Nous entendons divers messages sur un répondeur téléphonique : des chuchotements ponctués d’un « love, love, love » ; passant du français à l’anglais, une voix évoque la reprise d’un appartement : une autre, en anglais, surprise par le répondeur, sollicite sans trop y croire un prochain rendez-vous. Le film raconte cette vacance, le laps entre la rencontre et l’attente. La rumeur de la ville, insistante, est perceptible, trouée par la sirène d’une ambulance. Du cadre rigide de la fenêtre aux vues fixes d’avenues enneigées, du mouvement brownien des patineurs au lent passage des nuages au-dessus de la jetée, un tracé formel semble ordonner le flux des éléments, préfigurant la composition géométrique des Antiquités de Rome. Keep in touch dessine un chemin solitaire, escarpé, circulaire. Trajet de solitude dans l’attente d’un contact laissé en suspens, irrésolu, ce film s’apparente à une station, au sens de pause et de prière. À la fin du film, le cinéaste est à nouveau devant sa feuille blanche. La lettre n’est toujours pas écrite. Et les trois mots manuscrits qui suivent, Keep in touch, en guise de générique, semblent parapher, une nouvelle fois, une lettre restée blanche. Les films de Jean-Claude Rousseau sont à cet égard, littéralement, des envois ou des lettres filmées.

Ces deux films, Venise n’existe pas et Keep in touch, que je me contente ici d’évoquer, témoignent tous deux d’un équilibre fragile entre la rugosité du matériau – le grain de la pellicule, la brûlure de la lumière, la présence des amorces et jusqu’au ton désespéré et revêche de leur récit pudique – et la partition d’ensemble, la trame invisible qui les sous-tend, les lignes de force que l’on devine. Entre fragilité et rigueur, instabilité et équilibre, les films de Jean-Claude Rousseau sont à venir ; ils laissent subsister trous et lacunes par où le réel affleure, en filigrane. L’image n’est pas dans le tapis. Elle est, là, dans la fenêtre, défenestrée. Le cinéaste franchit le pas.

Ce texte est initialement paru dans le livre “pointligneplan, cinéma et art contemporain” publié en 2002, sous la direction d’Érik Bullot aux Éditions Léo Scheer et sur le site internet pointligneplan.com

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