L’épreuve de la disparition (notes sur Festival, de Jean-Claude Rousseau)

Texte de Cyril Neyrat, 2010

Que raconte Festival ? Rien, serait-on tenté de répondre. Ce serait à la fois vrai et faux. Vrai, car Festival ne raconte rien. Faux, car à la fin du film, sans qu’on n’ait rien vu venir, quelque chose est advenu. Quelque chose qu’il faut bien appeler une histoire, bien qu’elle ne ressemble à rien de ce qui se raconte d’ordinaire au cinéma. Ou plutôt : une histoire qui ne ressemble à rien – histoire sans figure, histoire de rien du tout. Reste à se demander ce que peut être ce rien du tout.

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L’histoire commence dans un lieu qu’on devine être le salon d’un hôtel. Une jeune femme parle à un homme invisible, assis à côté d’elle, hors champ – on le reconnaîtra bientôt, lorsqu’il se lèvera et traversera le champ, comme celui qui se livre à d’étranges actes, à la fois banals et  énigmatiques, dans sa chambre d’hôtel. Je vous ai demandé une lettre, dit-elle, et vous m’avez répondu que vous n’écriviez pas. Elle voudrait savoir pourquoi, et enregistrer la réponse sur un magnétophone. L’appareil refuse de fonctionner, il « n’enregistre que les blancs », comme elle dit. De la réponse qui ne s’enregistre pas, nous, spectateurs, ne saurons rien non plus, tant le film travaille à morceler leur conversation, à en briser la continuité par un montage syncopé qui, refusant toute forme d’enchaînement, creuse un abîme entre les plans et contredit leur succession par leur retour répété, change la ligne en cercle. Ce début de film pose donc une série de refus ou d’impossibilités : refus et impossibilité d’écrire, d’enregistrer autre chose que « des blancs », de répondre à la question par des mots – de donner un sens à l’impossibilité d’écrire. Un art de l’évidement qui, soustrayant le sens et ses enchaînements linéaires, creuse l’abîme circulaire d’une énigme.

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Ce que les mots ne veulent pas dire, la suite du film – mais en réalité tout le film, depuis le premier plan – en constitue l’épreuve. Le sens de cette épreuve s’éclaire du souvenir du premier film de Jean-Claude Rousseau, Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre. Titre emprunté à un célèbre tableau de Vermeer, que le film ne montrait jamais, mais qu’il invitait à deviner au revers d’un châssis obstinément tourné vers le spectateur. Contrairement à celle de Festival, la jeune femme invisible avait, elle, reçu une lettre – peut-être sans l’avoir demandée. A la fin du film, l’homme qui, depuis le début, inscrivait ses allées et venues dans la pièce au tableau retourné, ouvrant et fermant la fenêtre, finissait par sauter dans le vide. Près de trente ans plus tard, Festival semble répondre à ce premier film, comme son négatif : pas de lettre, puisqu’on refuse de l’écrire, pas de défenestration à la fin de l’histoire, mais la page blanche de la lettre non écrite.

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Revenons à l’homme dans sa chambre. Ses chambres, plutôt, on en dénombre quatre différentes, quatre variantes de la chambre. Dans chaque chambre, la caméra, posée sur son pied, découpe une série de plans qui ne tiennent que par l’ajustement des lignes de la chambre : lignes des lits, des portes, des meubles et des fenêtres. Par cet ajustement des lignes de composition, c’est la chambre elle-même qui devient plan, se décline en une série de plans. Dans ces chambres-plans, l’homme accomplit des séries d’actes qui finissent par apparaître comme les variations d’un même énigmatique rituel. Ouvrir et fermer la fenêtre – beaucoup de fenêtres dans Festival -, sortir du cadre et y rentrer, s’asseoir et se lever, prendre la pose et la quitter, allumer et éteindre le téléviseur, changer machinalement les chaînes, prendre sa veste et l’enfiler, changer la position du chapeau sur la veste posée sur un canapé, etc. Ces séries répétées d’actes absurdes, variations gestuelles sans signification, produisent pourtant quelque chose : tous ces actes ont en commun de modifier l’image, d’en altérer la composition, d’inquiéter le parfait ajustement des lignes de la chambre-plan.

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Que fait cet homme ? Il cherche sa place dans le plan.  Il cherche la place qui ne troublerait pas les lignes, qui ne détruirait pas l’image. Le plus simple est de sortir du cadre – passer dans la salle de bains ou, plus définitivement, sauter par la fenêtre. Plus difficile est de faire l’épreuve du cadre, d’y demeurer, y chercher une ligne, y trouver la place où s’ajuster à son tour et ne plus troubler les lignes. La place où devenir ligne, et disparaître. Dans les chambres-plans, un homme cherche à disparaître sans pour autant sortir du cadre. Tout le contraire d’une exhibition, donc. Nul narcissisme dans ces rituels, et surtout pas lorsque l’homme se masturbe, nu face à la télévision. D’abord parce que face à la télévision, devenue projecteur dans l’obscurité, l’homme est devenu écran, pure surface de réception des événements de lumière – devenir-écran dont le film ne cesse de varier les possibles. Ensuite car ce qui advient au terme de la masturbation, élidé entre deux plans, n’est qu’une modalité de la disparition : une « petite mort », une défaillance, hors de soi – ce qui, dans Festival, s’approche le plus de la défenestration. Mais il faut choisir : sans défaillance du sujet, l’image ne viendra pas. Si aucun vide ne se creuse, c’est l’image qui défaille.

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Naissance et mort de l’image : Festival n’a d’autre sujet que la vie de l’image en ses variations qui toujours la menacent de défaillir. Ce qui effondre l’image, c’est le sens, le vouloir-dire ou prétendre-montrer, alors que l’image n’a d’autre essence que de se montrer elle-même. Il faut donc vider l’image, briser les continuités du sens, répéter à l’infini les rituels de disparition. Ne surtout pas écrire la lettre, même le lieu et la date sont de trop, puisque il s’agit de ne plus y être, puisque l’expérience de l’image est celle d’un non-lieu et d’un hors-temps. Pas de lettre mais une page blanche, en rien différente de l’homme-écran revêtu de son peignoir blanc. A l’écriture d’une lettre s’est substituée l’épreuve d’un film. Faire un film, c’est faire l’épreuve de l’image, de sa lutte contre l’arrêt de mort du sens, de l’écrit, de l’inscription. Lutte scandée par les « oui » répétés de l’homme, affirmations de rien sinon de sa propre disparition et de la venue de l’image. Et lorsque l’image est venue, la chambre a disparu, trouvant sa vérité de lieu de passage : passage d’un homme entre ses murs, puis passage au-delà des murs, dans un dehors extatique qui est le non-lieu de l’image. Alors les bruits du monde peuvent s’y écouler sans fin, par la fenêtre ouverte et par les murs effondrés, le temps qui passe converti en éternité.

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Festival, oui. Filmer est une fête, un rite de célébration sous la forme d’un sacrifice. Chaque plan est un espace délimité, retranché du monde – un espace sacré où l’image vient à la présence. Dans cette venue en présence de l’image, le monde s’absente, se retire. L’image est ce retrait du monde, cet évanouissement de tout objet et de tout sujet. Re-trait, ritratto en italien : portrait. Mais portrait sans objet, qui ne représente rien. Portrait de rien. Et, face au long plan pris par la fenêtre de la chambre, près de la gare de Turin, on comprend ou l’on éprouve quel est ce rien : l’expérience impossible, irreprésentable, de la co-naissance du sujet et du monde.  Et c’est le paradoxe de l’image, l’impossible-possible don de l’art, d’être à la fois retrait et portrait : dans l’image, le monde se donne, apparaît dans son effacement même, le sujet naît dans son évanouissement. Ainsi le sacrifice n’a-t-il lieu que pour de faux. Pas de défenestration. L’image, dans Festival, est une imitation de la mort qui sans cesse la conjure, la repousse. Toutes ces fenêtres ouvertes, toutes ces possibilités de se jeter par-dessus, d’en finir. Mais pourquoi sauter par la fenêtre alors qu’il suffit de disparaître dans l’image ? Pourquoi en finir alors que l’image « rend possible l’inéprouvable épreuve, l’impossible expérience de l’anéantissement et du né-ant, de la mort même » (Philippe Lacoue-Labarthe). Imitant la mort, l’image donne la vie. L’image n’est rien ; elle donne tout.

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L’image – l’art, le cinéma comme art – ou la mort. Jean-Claude Rousseau a choisi, et Festival est la célébration, tout à la fois joyeuse et douloureuse, de ce choix.
 

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