Etat des yeux

Texte de Philippe Cote, 2004

En avril 2006, « Exploding, Revue d’analyse de l’expérimentation cinématographique » publiait son ultime numéro 10+1 : Etat des yeux.
L’enjeu : effectuer une cartographie du cinéma expérimental et alternatif, francophone et contemporain. Un certain nombre de cinéastes furent sollicités, dont Philippe Cote.

Pouvez-vous décrire votre dernier film ?
Comment l’inscrivez-vous par rapport à vos films précédents, et/ou par rapport à vos films en projet ?

Mon dernier film s’intitule Sédiments.
On peut le décrire comme une captation intime et tactile du monde extérieur à travers sa matière originelle (eau, terre, ciel, lumière) dans le temps d’un regard, d’une présence.

Depuis Dissolutions (2001), je refilme et retravaille en 16 mm mes propres images tournées en Super 8.
Pour Sédiments, je disposais d’environ deux heures d’images Super 8 intégrant le corpus filmique à l’origine de Dissolutions et d’autres images filmées plusieurs années après la réalisation de ce film.
De ces images, issues le plus souvent d’actes spontanés libérés de toute intentionnalité et guidés par la seule sensation de l’instant, une expérience s’est construite dans la répétition et l’écart, dans l’approfondissement autour du filmage d’un lieu, d’un motif, dans un geste…
De cette expérience, des affects émergent dans des moments privilégiés, forts ou faibles, qui nous ramènent au vécu engagé à travers le processus de création.
Ces moments constituent la matrice du film à venir.
Refilmées en 16 mm, ces séquences peuvent alors être modifiées de manière rythmique, optique, chromatique comme autant d’hypothèses sensibles à l’œuvre pour transmettre ces impressions.

Chaque film conserve la mémoire des autres films.

Des images de Dissolutions sont reprises dans Sédiments. Là, métamorphosées par des filtres, elles apparaissent maintenant dans le dépouillement, dans la fragilité de l’exposition au regard d’une première fois.
Dans Ether (2003), les images liquéfiées, glissent et se chevauchent, l’œil n’a plus de prise sur les formes au contour devenu instable.
A contrario, dans Sédiments, le regard se pose, les fragments ralentis sont visibles, se succèdent, séparés par une coupe franche. Les motifs ne sont pas escamotés.
Figure, réalisé en 2004, radicalise le ralentissement présent dans Sédiments comme matière première du film : la figure se charge alors d’une nouvelle étrangeté.

Sédiments, dont les images ont été tournées sur plusieurs années, en plusieurs endroits, rompt avec les films précédents par l’absence d’unité de temps et de lieu. Néanmoins, l’expérience commune aux images qui préexiste de manière souterraine, est révélée au moment du refilmage et du montage.

Le film ne fait donc pas l’impasse sur l’origine des images.
Le travail plastique réalisé ne décontextualise jamais les conditions de leur mise à jour, écartant ainsi les risques d’un cinéma d’abstraction figurative, formaliste, techniciste.

Le film est d’une expression rudimentaire, élémentaire : simple mise en relation de séquences présentées dans leur forme originelle, dans un rythme uniformément ralenti.

Le film ne revendique rien, ne recherche aucune virtuosité, n’est prétexte à aucune stratégie personnelle, n’est au service d’aucun discours autre que ce qu’il figure. C’est à partir de cette neutralité que s’affirme avec force la présence du cinéaste, dans la soustraction, dans le moins disant, dans l’élimination de tout ce qui est extérieur à la réalité du film comme expérience personnelle.
De l’adéquation des moyens à cette réalité, le film trouve sa raison d’être, dans la singularité et l’autonomie.

Comment réalisez-vous vos films, techniquement et économiquement ?

J’ai installé un système de refilmage artisanal dans mon appartement transformé en laboratoire : un projecteur Super 8 sans objectif associé à une caméra 16 mm Bolex fait office de tireuse optique. Je refilme ensuite à l’intérieur du projecteur le film Super 8 passant devant la fenêtre de défilement.
Cette démarche me donne la possibilité de modifier les images Super 8 originelles. La technique utilisée doit me permettre d’être au plus près de ma création.

Cette exigence de proximité s’exprime de différentes façons :
Grâce à sa simplicité, le refilmage artisanal me donne le temps du tâtonnement, de l’essai, la possibilité de revenir sur des choses déjà faites. Une relation tactile et directe s’instaure également avec le matériau filmique. Lors du montage, l’œil repère directement la coupe, la main agit sur le film tendu entre deux bras de visionneuse vissés sur une planche.
Pour mes films peints, une bande de pellicule transparente est tendue d’une extrémité à l’autre d’une pièce, à ma hauteur. Ensuite, celle-ci est peinte dans la longueur. J’accorde une place prépondérante au geste. Le résultat à la projection n’est pas anticipé. Quand je peins, je ne cherche pas à produire un résultat pour la projection. Seul ce qui se présente compte : le geste, le rendu constaté par l’œil.
J’ai réalisé les motifs de L’En dedans (2002) sans caméra, par contact direct entre des filtres de couleurs et l’émulsion de la pellicule. La pellicule Super 8 dans sa cartouche était avancée manuellement devant une source lumineuse.
Mon intérêt pour le cinéma en pellicule provient, entre autres, de cette confrontation avec le matériau, que la vidéo met à distance.

Ce rapport tactile et direct se retrouve ensuite investi dans le traitement plastique du film, dans la mise en évidence de sa matérialité.

Mes films sont auto-produits financièrement à petite échelle.
Cette autonomie me permet de ne pas être dépossédé du processus de création.
La mise en œuvre de projets coûteux faisant appel à des savoirs faire et des techniques que le cinéaste ne maîtrise pas induit une dépendance aux institutions et aux laboratoires. J’ai fait le choix d’une pratique autarcique afin de me soustraire, dans la mesure du possible, à une gestion du temps imposée de l’extérieur, à une dépendance technique et économique.
Par contrainte, je fais aussi mes films avec ce que je ne sais pas faire et ce que je ne peux pas faire.

Les considérez-vous comme expérimentaux ou préférez-vous un autre terme ?
Qu’entendez-vous alors par cinéma expérimental et par expérimentation(s) ?
Quelles différences ou quelles similitudes, quelles ruptures ou quels prolongements, y voyez-vous avec le cinéma de production comme avec l’audiovisuel et l’art en général ( et en particulier ) ?

Mes films ne revendiquent pas l’appartenance à un genre.
Mais ils se situent de fait dans le cinéma expérimental :

-Ils bénéficient des solidarités des structures de production, des réseaux de diffusion et de programmation.
-Mes films se rattachent à la tradition du cinéma visionnaire, repéré comme une des tendances historiques de ce cinéma.

J’assume l’héritage de ce cinéma, mais dans la liberté, sans asservissement à une position esthétique.
Mon envie est également de retrouver des propositions de cinéma oubliées dans beaucoup de films expérimentaux influencés par la culture médiatique, qui trahissent cet idéal de cinéma.

Le cinéma, tel que je le désire, donne au public une existence concrète.
Dans sa radicalité, le film révèle l’identité singulière de chacun, déplace la relation entre l’œuvre et la personne vers un point de vue individuel et subjectif et non plus d’utilité culturelle, sociale ou économique. Le public comme abstraction disparaît au profit de la rencontre entre un créateur, une œuvre et une diversité sensible.

Le cinéma, tel que je le désire, n’est pas un objet.
Le film n’est plus conçu comme la mobilisation de moyens pour l’obtention d’un résultat.

Sa véritable nature est dans les potentialités, dans les possibles que celui-ci recèle. Il accompagne le cinéaste dans une forme qui n’est jamais définitive : des versions d’un même film se succèdent. Les films se répondent dans un continuum. L’ensemble d’une œuvre alterne ainsi essai, inachèvement, transition, aboutissement.

Considérez-vous votre travail comme indépendant, voire solitaire, et/ou à quels autres films, œuvres, personnes, structures ou mouvements vous sentez-vous associés (autres domaines, autres temps et autres lieux compris) ?

Mes films sont réalisés sans interface/assistance/dépendance technique ou économique, mais mon travail n’est pas solitaire. Il s’accompagne de présences amicales lors des projections de rushes, des différentes phases d’élaboration des films et, dans de nombreuses occasions offertes à la réflexion.
Parallèlement, je m’intéresse aux réalisations d’autres cinéastes (expérimentaux ou pas) et je cherche à les valoriser à travers des programmations. Cette activité de spectateur/programmateur enrichit mes propres films, nourrit le désir de continuer à en faire, dans la circulation entre tous les films, les miens et ceux des autres.

Stan Brakhage a complètement révolutionné mon rapport à l’expression artistique en m’incitant à chercher au plus profond de moi-même les moyens d’une expression personnelle renouvelée, à même de communiquer avec d’autres sensibilités sans en référer à un langage normatif.
Patrice Kirchhofer m’impressionne par son travail d’intensification plastique autour de la figure et par l’utilisation de procédés artisanaux pour réaliser dans l’autonomie des films magnifiques.
Dans les films récents de Carole Arcega, Sébastien Cros et Fabrice Heredia (Blade, Nocte, Macula), je retrouve l’intensification et la violence plastique des films de Patrice Kirchhofer comme subversion à l’enfermement dans lequel l’individu est maintenu. Ces films placent le geste créateur au centre de cette utopie libératrice.
Récemment, les films de trois cinéastes : Nathaniel Dorsky, Peter Hutton, Stavros Tornes me travaillent de manière souterraine par l’inscription d’une forme dans la durée comme enjeu même de leur cinéma, le refus de hiérarchiser les choses en les laissant exister à l’image telles qu’elles se présentent au regard, le quotidien comme matière première du film.

Mon cinéma trouve peu de correspondances dans le cinéma expérimental contemporain, sauf avec Catherine Bareau, cinéaste proche avec qui j’entretiens un dialogue constant.
Filmant à partir du réel, je me sens solitaire dans un paysage expérimental dominé par la reprise et le recyclage d’images et de clichés.

Vous considérez-vous, ou considérez-vous vos films comme engagés ?
En quel(s) sens ?

Cinéma de la sensation, mes films renvoient à un monde archaïque antérieur au langage.
A la fois dans l’inévidence et l’insignifiance, l’opacité des choses est assumée comme transgression à la transparence et à la lisibilité du langage et de la Communication.

Le film est une traversée, une expérience où se traduisent dans la durée toutes les métamorphoses – «  La figure humaine, du noir des origines à la pleine lumière. Cinéma haptique, la caméra prolonge le corps à la recherche de ces instants où émergent d’autres possibles  ». (L’Entre deux-2003 ) – Le film révèle une identité singulière que le cinéaste peut partager avec d’autres, hors de toute référence sociale, dans un don de soi.

C’est en ce sens que je considère mes films comme engagés, par cette capacité à nouer un rapport à l’autre, dans une alternative au mode d’expression dominant.

Que cherchez-vous, que trouvez-vous, que perdez-vous, que changez-vous en faisant des films ?

Que cherchez-vous ?
Une forme, une durée, une distance, une présence
Enregistrer des états, des trajets, des métamorphoses
Communiquer sans passer par le langage appris
Le mystère et la beauté, la figure absente
La naissance d’une rencontre

Que trouvez-vous ?
Des signes, l’aléatoire qui signifie, l’inévidence
Le tâtonnement, l’acte de créer
Une communauté sensible
Une existence en dehors de la référence sociale

Que perdez-vous ?
Des règles, des leçons apprises, des résultats

Que changez-vous ?
Le regard des autres
Le rapport au monde par la connaissance sensible
Le rapport à la création en la rendant possible à tous.

Décembre 2004 – Philippe COTE

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