
I. I. Brevet d’invention de 15 ans pour « Appareil à l’obtention et à la vision des épreuves chrono-photographiques.
Au cours d’une conférence donnée à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en 2015 à l’occasion d’un hommage qu’on lui rendait, Alain Cavalier a rappelé la brève histoire du cinéma à travers un fait singulier : son père avait le même âge que Renoir, Jean, et son grand père celui de Louis Lumière. Né en 1931, il était la troisième génération de l’histoire du cinéma, de quoi penser qu’aujourd’hui tout était à refaire, à réinventer. Ce même contexte évoqué par l’auteur d’Irène, nous le retrouvons dans l’entretien réalisé par Éric Rohmer, de Jean Renoir et d’Henri Langlois à la sortie de la projection des films des frères Lumière à la cinémathèque française en 1968. Du fait des propos discutés et les enjeux soulevés, la conversation est assez éclairante sur l’évolution du dispositif dans cette si courte histoire. Elle réunit trois générations, celle de l’aîné dont les films sont évoqués et visionnés, celle de Renoir et Langlois —première génération à les avoir intégrés dans leur imaginaire, et celle de Rohmer, né en 1920, qui guide l’entretien et qui a les yeux, pour ainsi dire, tournés vers l’avenir. Avant d’aborder les enjeux soulevés lors de cette rencontre historique, plongeons-nous un peu dans l’ampleur et les ressorts de la production Lumière afin de mieux comprendre l’insertion du médium dans la société de leur temps.
Des 1428 vues répertoriées entre 1895 et 1903, avec un clair ralentissement de la production à partir de 1901, seulement 954 ont été gardées dans le catalogue de 1904. Celles-ci sont regroupées en Vues diverses, Vues comiques, Vues militaires françaises, Vues militaires étrangères, Scènes maritimes, Danses, Fêtes populaires, Panoramas (vues en mouvement), Voyages en France et colonies françaises, Voyages à l’étranger et Fêtes officielles. Contrairement au catalogue de 1901, qui garde encore l’ordre chronologique des vues répertoriées et qui enregistre jusqu’à 1276 vues, celui de 1904 représente donc un effort pour trier et cataloguer l’ensemble d’une production qui déborde de spontanéité et qui risque de noyer le regard du client ; rappelons que le premier modèle économique exploité par les frères Lumière était celui du concessionnaire, les moyens techniques étaient accompagnés obligatoirement du choix des contenus ; le tri, plus qu’un besoin taxonomique répond donc à une stratégie commerciale ; des 109 vues comiques, par exemple, présentes dans le catalogue de 1901, on ne trouvera que 56 trois ans après. Il est aussi très significatif que la vue numéro 1 du premier catalogue, tournée par Louis Lumière lui-même, Assiettes tournantes, vue tout à fait spectaculaire de Félicien Trewey faisant tourner des assiettes, ait été sortie de circulation, comme si le pur événement lié au mouvement dont les assiettes témoignent à merveille n’était plus d’actualité en 1904. Cette purge, liée sans doute aux tendances du marché, pouvait laisser de côté des créations spécifiques et tout a fait originales, comme les 4 vues d’une entrée du catalogue de 1901 appelée Transformations (Têtes), présentant un acteur adoptant, dans le temps record de 17 mètres de pellicule, l’équivalent de 50 secondes, divers personnages historiques, politiques, ou romanesques. Mais parfois d’autres vues ne trouvaient plus simplement leur place dans la nouvelle classification, comme les trois vues dédiées au Buffalo Bill’s Wild West Show, tournées à Barcelone et cataloguées en 1901 sous l’une des 12 entrées Divers.
Contrairement, en 1904, pour palier à cet éparpillement, la première entrée, Vues diverses, a été sous-divisée en Vues variées, Scènes infantiles, Nègres Aschantis, Gymnastes et équilibristes, Pompiers, Courses de taureaux, Pèlerinage à Lourdes, Vues historiques et scènes reconstituées, La vie et la passion de Jesus-Christ et Vues fantasmagoriques. L’entrée désignant les 14 vues du village aschanti, installé autour de la vallée du Rhone, suite à l’exposition coloniale de 1894, nous montre l’embarras de ce regard qui ne brise pas néanmoins l’unité de cet événement, avec des repas, des toilettes, des danses et des scènes d’apprentissage. En ce qui concerne les Vues variées, la première d’un total de 48 est la vue du catalogue de 1901 numéro 4, Autruches, privilégiant l’exotique, dans une allée du Jardin de plantes où — telle est la description du catalogue — « une autruche et deux ânes, attelés à des charrettes, puis deux chevaux, un dromadaire et trois éléphants promènent des enfants ». Nous trouvons aussi la vue numéro 12 : Baignade de nègres, tournée aussi à Paris, dans le Jardin d’acclimatation, et la vue 16 : Boxeurs, tournée à Londres ; mais également, des vues de scènes de vie diverses avec un poids important de contingence lié à la saisie du réel : Concours de boules (27), des femmes brûlant des mauvaises herbes dans un champ, Mauvaises Herbes (64), Sortie d’usine (91), Bains de Diane (277) à Milan, Bal de Sablaises (475) tournée lors du voyage de Felix Faure en Vendée, Entrée d’une noce à l’église (557), Sortie d’une noce de l’église (558), Faneurs (635), l’Arrivée d’un train à la Ciotat (653), Les maçons (929), Puits de pétrole à Bakou (1034), dont il existe une vue rapprochée, répertoriée sous le numéro 1035 mais non incluse dans le nouveau catalogue qui privilégie la vue d’ensemble, l’Expérience du ballon dirigeable de M. Santos-Dumont : I. Sortie du ballon (1121), tout comme l’Expérience du ballon dirigeable de M. Santos-Dumont : II. Le ballon et son moteur (1122), et Un troupeau suisse (1134).
Après les Vue variées les Scènes infantiles se comptent à 15 ; il y a 41 pour Gymnastes et équilibristes, avec une entrée dédiée aux Clowns et une autre à la famille Kremo ; 12 vues dans l’entrée Pompiers, montrant des incendies ou des exercices de sauvetage ; 10 pour les Courses de taureaux, contrairement à 23 en 1901, et 7 vues dédiées au pèlerinage de Lourdes. Comparées aux presque 200 films réalisés par Méliès dans la même période de toute la production Lumière, les 35 mises en scènes qui cherchent à se positionner de ce côté du marché, regroupées en vues historiques, vues de la passion et vues fantasmagoriques, représentent dans le catalogue de 1904 une maigre perspective. Certes, la dimension fictive rattachée à ce que nous considérons aujourd’hui une mise en scène, n’est pas alors prise en compte, pensons simplement à la première de toutes les vues, Sortie d’usine, tournée à quatre reprises, malgré le poids d’imprévu qui l’entoure (ceux qui vont à droite vont à droite, ceux qui vont à gauche vont à gauche), elle peut être vue comme une mise en scène, sans parler de tant d’autres comme l’Arroseur arrosé, qui va figurer toujours en 1904 comme la première des scènes comiques, sous le numéro 99. Ce qui doit être signalé comme un tournant dans la production, c’est la collaboration d’Alexandre Promio, le plus prolifique des opérateurs avec 348 vues à son actif, avec Georges Hatot et Gaston Breteau, couple qui après ces premières expériences dans la reconstitution historique, seront embauchés successivement chez Gaumont et Pathé. Quant aux 13 Vues fantasmagoriques, réalisées par Gaston Velle qui s’affirmera lui aussi comme l’un des meilleurs réalisateurs à trucages après son expérience chez Lumière, cataloguées avec une nouvelle indexation à partir du numéro 2001, elles nous laissent croire à une nouvelle orientation de la production, qui s’annonçait dans une publicité de 1903 avec des films allant de 30 à 70 mètres, soit d’une minute quarante secondes jusqu’à presque 4 minutes.
Rappelons brièvement que la durée du film est surtout un enjeu technique et non artistique, l’adoption des boucles de Lantham dans les caméras et dans les projecteurs, simple disposition de la pellicule l’empêchant de se casser par l’entrainement du mécanisme,
est attestée progressivement entre 1903-1905.
Ultérieurement les Vues militaires françaises comptent 105 vues, avec des revues militaires, des remises de décorations, des exercices et aussi des mises en scène comme celle de la vue 962 ainsi décrite : “La sentinelle qui garde une maison oùdorment des soldats est surprise par l’ennemi ; les soldats sortent et la mêlée devient générale.” Ensuite, 43 vues militaires sont consacrées à 8 pays étrangers, avec une préférence pour l’Angleterre et l’Espagne, qui comptent 15 et 13 vues respectivement.
Dans un contexte souvent militaire, il y a 46 Vues maritimes, mais qui trouvent leur place à côté d’autres vues tout à fait surprenantes, comme la vue 45 : Enfants pêchant des crevettes, tournée à Londres par Promio. On trouve après 41 vues de danse, qui n’intègrent pas d’autres vues de danse comme celles à caractère ethnologique ; 32 vues de fêtes populaires et 55 panoramas, tournés parfois dans un but publicitaire, comme dans le cas de la compagnie des Wagons-Lits, qui donne à Félix Mesguich carte blanche pour voyager dans le sud. « Ainsi au début de l’année 1899, l’écran en plein air de la Compagnie des Wagons-Lits, place de l’Opéra, put refléter le visage animé de quelques coins de la terre de France. »
En ce qui concerne les voyages, sur lesquels les frères Lumière avaient axé presque immédiatement le gros de leur production, pour le catalogue de 1904, ont été conservées 304 vues par rapport à 584 dans le catalogue de 1901 ; 68 vues tournées en France pour 46 vues en colonies françaises ; 190 vues tournées à l’étranger desquelles 81 en Europe, avec une prédilection pour l’Angleterre et l’Allemagne et 109 vues dans les 4 continents restants avec une prédilection pour l’Amérique et le Japon. L’intérêt de ceci permettait bien évidement de développer le nouveau marché ailleurs en faisant des vues nouvelles, en utilisant cet ailleurs pour avoir un retour immédiat sur la production. Leur modèle de production est basé sur ce principe. Découvrons le monde en le faisant découvrir aux autres à leur tour.
Pouvant se détacher et s’assembler d’après les besoins du client, une projection pouvait montrer jusqu’à 40 vues par séance avec même des vues tournées au préalable dans le pays de la projection. Il y a un effet miroir très important dans la réception de cette nouvelle technologie qui ira jusqu’à l’extrême de filmer à deux reprises la sortie de la projection des films Lumière elle-même. La magie de voir une photo animée implique la possibilité, non moins inquiétante, de se voir soi-même dans cette zone ambiguë et vacillante que restitue l’immédiateté de l’écran en tant que coupe synchronique par excellence, évènement ponctuel. Par ailleurs, cette instabilité de l’image, dont la restauration numérique nous épargne aujourd’hui, a été l’un des alibis commerciaux de la concurrence qui, rien qu’en 1886, un an après le cinématographe des frères Lumière, déposera presque une centaine de brevets auprès de l’INPI, en proclamant l’amélioration du système.
Quant aux dernières vues du catalogue de 1904, 91 vues des Fêtes officielles, elles sont la plupart du temps tournées lors des voyages présidentiels, elles nous montrent comment les rapports diplomatiques se trouvent souvent derrière cette propagande que le cinématographe saisit si bien et mets naturellement en marche. Comme cela l’atteste, le rapprochement de Félix Faure avec la Russie pour briser l’isolement de la France face à l’alliance entre les empires allemand et austro-hongrois et le royaume d’Italie.
Prises séparément, les 1408 vues qui nous sont parvenues des 1428 répertoriées, nous donnent aujourd’hui un florilège formel dans lesquels Thierry Frémaux, directeur de l’institut Lumière, n’a pas hésité à voir, de près ou de loin, tous les genres et figures du cinéma à venir. C’est une lecture, non seulement des archives de l’institut bien évidemment, mais aussi de l’histoire du cinéma dans laquelle Frémaux les intègre, loin de ce que l’on peut soupçonner en 1968, et par manque de perspective sur le fonds, et en raison des tâtonnements du médium en plein essor du synchronisme. C’est ainsi que dans ces très belles scènes animées, prises pendant les voyages présidentiels, qu’on ne manquera pas de saisir, presque en cinéma direct, des festivités connexes du folklore local. Rien que la vue d’une rue de St. Petersbourg, en dehors des défilés militaires prend un relief sans égal, grâce à l’entraînement spécifique reçu par les opérateurs Lumière; et parfois c’est dans les coulisses militaires où l’exploit formel apparaît, comme dans la vue 1241, prise le 18 mars 1900 àHyères, montrant des matelots à la rame sur une baleinière, avec une tension non loin de celle qu’atteindra un jour Eisenstein, comme le suggèrerait Frémaux. En grande partie, cet essor est donc rattaché à l’adaptation du médium aux multiples rapports du regard, tantôt d’un point de vue ethnologique, par la démarche du voyage privilégiée, en soulevant le problème de l’altérité, tantôt d’un point de vue pratique, à savoir, comment investit-on cette technologie au sein de la société ? Comment on construit un regard commun ?
Mais au-delà de l’économie foraine au sein de laquelle va se développer et échouer le projet des frères Lumière à la moitié de son parcours commercial, si l’on considère que le brevet déposé du cinématographe avait une validité de 15 ans, ces pratiques diverses, dont témoigne la spontanéité de la production, trouveront leur développement au fur et à mesure dans une société d’ores et déjà concentrée sur l’écran. Ces pratiques finiront par se regrouper autour d’une réalité à laquelle le cinématographe n’aurait pu échapper, la physiologie d’un regard livré à la limite de ses mœurs et soumis à la pure sensation hors de tout épistémologie :
« Sex and violence figured prominently in American motion pictures from the outset. In fact, such subjects were consistent with the individualized, peephole nature of the viewing experience: they showed amusements that often offended polite and/or religious Americans. Cock Fight was taken close up against a blackground that made the roosters stand out. Terriers were filmed attacking rats. Petit and Kessler appeared in Wrestling Match, while Madame Ruth did the hoochiecoochie for Dance de Ventre. Women dancers often wore skimpy attire. Although many of these films appealed specifically to male voyeurism, they also attracted women with brief glimpses of the usually forbidden world of masculine amusement. » (Musser 1994, p. 78)
Certes, ces extrêmes incarnés par l’absence de regard aux États-Unis et l’essor du regard français — ce n’est pas un hasard si le projet d’Albert Khan prend la relais du projet Lumière de 1907 à 1931 —, sont à la base de la nature des représentations humaines. C’est l’ethos d’une image édifiante d’altérité à creuser et développer vis-à-vis du pathos d’une image sans autre lendemain que la limite accrue de violence acceptée par le regard. Ces colporteurs d’images d’ailleurs qui sillonnaient, les premiers, la planète entière, ne pouvaient échapper au regard cru dont les traces sont à la fois les ruines d’une époque et le changement définitif d’échelle d’un regard qui ne cessera de se transformer jusqu’à nos jours.
Si la constitution d’une industrie s’est avérée nécessaire à son développement c’est parce que le fait accompli de l’écran est immanent à son développement technologique exponentiel. Outre le fait que les contenus de cette industrie et ses aménagements devaient toucher et bouleverser sans cesse les mœurs de nos sociétés. Aussi profond que la pensée mythique ou romanesque, le cinéma prenait à son tour position vis-à-vis les mœurs de la société qui l’exploitait comme moyen d’expression. Les nuances seront variées et splendides, depuis le faste hyperréaliste et hautain de la propagande étatique jusqu’aux voyages imaginaires d’une société tel que la conçoit Méliès, le cinéma remuait le substrat de la culture française. De l’autre côté de l’atlantique The aventures of Dollie (1908) produit par Dickson, l’ex-collaborateur d’Edison, et réalisé par le jeune D.W. Griffith, allait rendre compte de ce processus tout en passant à la trappe, la problématique de l’altérité.
Dollie, d’environ 5 ans, joue avec sa mère à côté d’une rivière lorsqu’un gitan s’approche avec des pots à vendre. En voyant la bonne condition sociale du couple, l’homme fini par insister trop sur la qualité de ses produits et fâché du rejet de la mère, il lui prend de force le porte-monnaie. Le père de Dollie arrive pourtant avec justesse, et après l’avoir blessé avec son propre couteau, le gitan est chassé honteusement. Ce qui provoque sa vengeance jusqu’au point de retourner kidnapper Dollie, pour l’enfermer dans un tonneau à vin qui tombera par hasard dans la rivière lorsque la caravane des gens du voyage s’apprêtera à quitter le lieu.
Or, si Griffith mettait au profit d’un drame, des recours spécifiques au montage tirés de l’école de Brighton, ces moyens employés correspondent plus à la nature elliptique de l’image, s’adaptant exponentiellement à la plasticité du médium, qu’aux desseins d’un nouveau langage conçu et instrumentalisé à cet effet. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on a cherché à établir un rapport diégétique entre les images que l’on a créé un langage cinématographique, sinon le cinéma serait prisonnier de ce rapport diégétique, donc c’est la nature elliptique de l’image, dans l’engrenage du médium, qui a pu avancer, entre autres, la prémisse d’un processus diégétique dont les contenus moraux sont par défaut la matière principale, sans que pour cela, la puissance intrinsèque du médium doive rester prisonnière de ces contenus.
C’est cette problématique qui se trouve au cœur du débat intergénérationnel mené au Palais de Chaillot.
I. II Langlois, le dragon
« Rohmer : Jean Renoir, nous venons d’assister à la projection d’un certain nombre de films de Lumière, les connaissiez-vous déjà ?
Renoir : Euh ! Quand j’étais tout petit, très jeune, j’avais vu des films de Lumière, je ne suis pas sûr que ce soit ceux qu’on vienne de voir maintenant. Autrement dit, je m’attendais à ce que j’ai vu, mais je ne suis pas sûr que ce ne soit pas la première fois que je les ai vus. Alors ça me touche d’autant plus que je suis précisément (…) en train de relire une histoire de France assez complète de la fin du XVIIIème siècle (…), et cette histoire est très abondamment illustrée, il y a de très bonnes photographies, il y en a beaucoup et il y a notamment des photographies de tout ce qui a été la peinture et les arts plastiques pendant la deuxième moitié du XIXème siècle (sic). Je dois dire que l’impression d’époque que je viens de ressentir maintenant, est extrêmement supérieure à tout ce que je viens d’emmagasiner par la lecture de cet ouvrage d’histoire. J’ai l’impression que le cinématographe, (…) conçu par un homme à vaste vision comme Lumière, à vaste vision par ailleurs inconsciente, mais ça c’est une autre question, (…) nous donne une impression de l’histoire qui est irremplaçable. » (Rohmer 1968)
Cette dimension historique d’une importance capitale semble néanmoins échapper à Rohmer qui interprète le propos de Renoir d’un point de vue uniquement utilitaire et pragmatique en sous-estimant la portée des films : « En somme, vous rejoignez le point de vue de contemporains de Lumière, qui pensaient que le cinéma était avant tout un instrument de reproduction, de transmission, de mise en conserve si on peut dire. » (Ibid.) Considérer le cinéma comme outil épistémologique est, à ce moment si particulier de l’histoire, un sujet encore à débattre, Rohmer lui-même, dans un autre de ses films conçu pour la télé, Le celluloïd et le marbre (1965) rend compte des préjugés du milieu artistique vis-à-vis du cinéma en tant qu’art, dus à la forte dimension populaire du spectacle. Il s’agit d’une période où l’on cherche à définir à nouveau le cinéma. La nouvelle vague est en germe, Rohmer lui-même a déjà réalisé ses trois premiers contes moraux. Connu pour ses effets du réel, pour ses films tournés directement dans la rue et les lieux publics, il dira plus tard dans une interview qui retrace ses débuts : « ce qui était un but à cette époque, maintenant [les années 80] n’est plus qu’un moyen », c’est-à-dire un pur trait stylistique. Renoir par contre, à l’âge de sept ou huit ans, lors de projections de films comiques les dimanches à l’école catholique, savait déjà qu’il se trouvait « en présence d’un grand changement dans l’histoire de la transmission de la pensée humaine ». Car il était appréhendé justement à l’intérieur du contexte si particulier que pouvait représenter une école catholique où retentissait le rire des enfants devant les aventures d’auto Maboul, un personnage qui jonglait dans une voiture farfelue et volubile. On peut bien imaginer le choc modernité vs tradition qui retentit alors dans l’imaginaire de l’enfant Renoir, à cette époque où, en dehors de la messe, la cérémonie du cinéma déployait un nouveau rituel.
Rohmer, quant à lui, reproduit un clivage autour de deux tendances, qui sont aujourd’hui un lieu commun : la tendance Lumière d’un cinéma documentaire et la tendance art et fiction. Et ce, malgré le constat du fils du grand peintre impressionniste qui avait conclu : « Il y a un génie du cinéma, et c’est bien difficile de le fixer ce génie, il y a beaucoup de définitions, moi, personnellement je me lève tous les matins avec une définition différente. » Cette souplesse du regard de Renoir est bien évidemment générationnelle, il voit le cinéma dans toute l’ampleur protéiforme de ses possibilités, tandis que Rohmer ne peut pas faire abstraction de la doxa régnante : « Pourtant, dans ces films, il n’y a aucun des éléments de ce qu’on a l’habitude d’appeler, langage cinématographique », ce à quoi Renoir répond par un coup de maître : « Mais est-ce que le langage cinématographique n’est pas une invention commode pour expliquer nos désirs et nos rêves ? »Autrement dit, la simple nature elliptique de l’image comme socle primordial de nos désirs et de nos rêves, instrumentalisée par une industrie qui pense détenir le graal d’un nouveau langage. Le langage cinématographique ne serait que l’agilité avec laquelle le médium peut déployer exponentiellement cette caractéristique primordiale qui est le rapport elliptique de l’image, en bouleversant donc exponentiellement nos désirs et nos rêves.
En 1927, dans un ouvrage collectif faisant le bilan de trente ans de cinéma, Germaine Dulac saisit de très près l’enjeu :
« Un appareil mécanique existait, promoteur de formes expressives et de sensations neuves, latentes en ses rouages : mais, en chacun, fût-il d’intelligence malléable, nul sentiment ne jaillissait spontané qui appelait le rythme d’une image mouvante et la cadence de leur juxtaposition comme un clavier de vibrations longtemps souhaitées, longtemps cherchées. Ce fut le cinéma qui lentement nous révéla, présent dans notre inconscient, [c’est nous qui soulignons] un sens émotif nouveau nous amenant à la compréhension sensible des rythmes visuels, et non notre désir raisonné qui nous le fit accueillir comme un art attendu ». (Germaine Dulac 1927, p. 73)
Ce sens émotif nouveau auquel le cinéma a exposé la sensibilité de la génération qui l’a vu naître, était lié à la constante exploration et transformation des mœurs sociales que le cinéma est prêt à entamer : « À l’élite intellectuelle, comme aux foules, il manquait de toute évidence, un élément psychologique, indispensable au jugement, à savoir que la vision du mouvement prise sous l’angle : déplacement de lignes, pouvait susciter l’émotion et demandait pour être comprise un sens nouveau » (Idem., p. 31). Sens nouveau dont l’exposition et la voie de compréhension sera la mise en scène. Car plus que s’opposer à un projet diégétique du cinéma, Germaine Dulac développe la conception d’un cinéma impressionniste, capable de suggérer et d’augmenter la portée du film, face à un cinéma de l’action crue pour lequel le public n’a besoin d’aucun engagement pour comprendre l’élan que porte l’image, d’aucune sensibilité spéciale pour s’adonner au flux d’images. C’est ainsi que se développe peu à peu la nature elliptique de l’image agissant inconsciemment à travers ce médium dont la plasticité sera inouïe.
Une autre lecture éclairante est faite par un contemporain de Renoir, Jean Cocteau, qui écrit dans son journal au cours d’une cure de désintoxication liée à la consommation d’opium :
“J’ai vu des films drôles et splendides, je n’ai vu que trois grands films : Sherlock Holmes Junior de Buster Keaton, La Ruée vers l’or de Chaplin, Le Potemkine d’Eisenstein. Le premier, emploi parfait du merveilleux, La Ruée, chef d’œuvre égal, par le détail et l’ensemble, à L’idiot, à La Princesse de Clèves, au théâtre grec, Le Potemkine où un peuple s’exprime par un homme.
En relisant ces notes (octobre 1929), j’ajoute : Un Chien andalou, de Buñuel.
Le voilà, le style de l’âme. Hollywood devenait un garage de luxe et ses films des marques d’autos de plus en plus belles. Avec Un Chien andalou, on se retrouve à bicyclette.” (Cocteau 1956, p. 205-206)
Style de l’âme, qui est aux antipodes des films que l’industrie excelle à produire. Si Un chien andalou est différent, c’est parce qu’il répond inconsciemment à un besoin du regard, ce besoin c’est le génie du cinéma, il ne peut pas se figer, il nait spontanément dans l’individu face à ses rêves et ses désirs, c’est vers cette direction que Renoir veut diriger la conversation quand Rohmer argumente le manque d’un choix de cadre dans les films Lumière, dans lesquels, pour lui, « tout est fait du même point de vue ». « Ce n’est pas parce que l’opérateur, humble serviteur de la réalité, —répond Renoir— plaçait sa caméra sans se dire tel angle, tel angle et tel angle, ça n’empêche pas que l’angle choisi était l’œuvre de son talent, inconsciemment (…). Je vais plus loin, quand vous tournez un film, quand j’en tourne un, si nous réussissons, si le film est acceptable et bien c’est malgré nous ». À quoi Rohmer rétorque comme s’il n’avait pas été compris dans son propos :
« Je vais me faire l’avocat du diable, quand j’étais petit je lisais le Sapeur Camembert de Christophe et à la fin du Sapeur Camembert il y a une histoire en images, une bande dessinée qui s’appelle L’arroseur arrosé, je ne sais pas si elle est antérieure ou postérieure à Lumière, enfin peu importe, mais cette bande dessinée est découpée comme le serait un film actuel, il y a une sorte de mise en scène si vous voulez, alors qu’on peut déplorer dans le film de Lumière, dans les deux versions, l’absence de ce découpage. » (Rohmer 1968)
C’est alors que Langlois réagit au commentaire de Rohmer en pointant une qualité unique qui, on le verra, pourrait être traduite par la notion de durée organique :
« Rohmer : Je vois Henri Langlois qui a bondi de ce que j’ai affirmé devant Jean Renoir, qu’il n’y avait pas de mise en scène chez Louis Lumière.
Langlois : Je pense que c’est simplement une illusion, une illusion qui vient du fait que vous… Le film actuellement a 1500 m., 300 m., 250 m., donc on colle bout à bout des morceaux. Le problème à la découverte du cinéma… On avait X mètres, pas plus, il fallait donc en X mètres composer quelque chose. Donc quand on regarde très attentivement les films Lumière, ça a l’air très spontané, on a posé la caméra dans la rue, c’est la rue qui passe et si c’est très savant, si ça nous bouleverse on se dit c’est le hasard… Non ce n’est pas le hasard parce que vous avez par exemple (…) ça commence avec un tramway qui entre en image à droite, puis il y a tout un mouvement, puis ça s’achève par un tramway qui entre dans l’image à gauche, vous croyez que c’est un hasard ? Pas du tout, ils ont repéré, ils ont vu pendant un certain temps, comment ça se passait, ils ont choisi le meilleur angle de prise de vue et ils ont réussi la chose la plus extraordinaire, la chose qu’on a oubliée c’est que dans ces quelques secondes ils ont réussi à mettre dans une image sans changer la place de la caméra le maximum de plans, vous avez des gros plans, vous avez des plans rapprochés, vous avez des plans américains vous avez des plans d’ensemble et vous avez un mouvement qui unit tout ça et ce n’est pas le hasard, c’est la science. » (Ibid.)
L’analyse formelle de Langlois est exceptionnelle, il nous fait comprendre que la grande différence qui se produit dans la prise Lumière comme valeur épistémologique du réel, c’est qu’elle développe une durée organique, durée qui n’existe pas dans la représentation courante, car elle se produit à l’intérieur du regard, là où le regard s’est posé car il y a un flux qui naît naturellement. Quand Rohmer disait à Renoir : « Mais enfin, le cinéma a connu son développement et son histoire, tout de même, à partir du moment où on a découvert que le gros plan était plus expressif que le plan général, du moins signifiait autre chose et on a pensé que le cinéma était un art de la succession de plans » (Ibid.), cette succession dont il parle, est la tension superficielle de la durée du montage, plus ou moins réussi inconsciemment en développant la nature elliptique de l’image. S’il n’est pas question de parler de mise en scène, s’il nous paraît anachronique d’utiliser même le terme ‘plan’ chez Lumière, les adeptes à la notion du ‘langage cinématographique’ introduiront même la notion du ‘plan lumière’, c’est qu’il y a une immanence à travers la prise qui est rendue tangible par la durée et traduite par la notion de vue si bien appliquée. Une ‘vue’ qui transcende la mise en scène, pour ainsi dire dans une ‘mise en regard’ dont Langlois à sa façon saisit très bien l’origine.
« L : Dans le fond et c’est ça la grande différence entre Lumière et le reste, vous avez parlé d’Histoire, il n’y a rien de plus ennuyeux que les inaugurations des monuments, les rois les reines etc., la grande chose des films Lumière c’est que ce n’est pas l’Histoire, c’est la vie. C’est la vie, ça ne veut pas dire ce que tout le monde pense à première vue, on s’est installés. On a montré des gens passer dans la rue, la vie c’est quelque chose de plus profond, et c’est pourquoi les films Lumière sont d’une telle importance, la vie c’est pas seulement l’aspect extérieur, c’est l’aspect profond, c’est la philosophie de l’époque, c’est l’art de l’époque, c’est la pensée de l’époque, c’est la manière de vivre de l’époque, tout est autour de ces films. Vous voyez deux petites filles qui jouent dans la rue, aux Champs Elysées, mais en réalité ça va très au-delà, la preuve c’est qu’on pense à Proust, la preuve c’est qu’on pense à Renoir, la preuve c’est qu’on pense à un tas de choses, la force justement de la ville, de cette qualité de vie des films Lumière, c’est que c’est l’atmosphère de la vie, c’est l’ambiance de la vie, c’est la philosophie de l’époque. Monet a tourné (sic) la Gare St Lazare et bien il y a une espèce de transmission du pouvoir de la peinture, de l’art plastique, si vous voulez de l’art plastique crée par la peinture à l’art plastique cinématographique, de l’art plastique photographique à l’art plastique cinématographique, l’entrée en gare de Monet devient l’entrée en gare (…) de Louis Lumière. (…) Toute l’évolution de l’art, du milieu du siècle du XIX siècle aboutit à Louis Lumière. (…) C’est toute la peinture impressionniste, c’est tout le grand art de l’époque tout ce qu’il y avait de plus vivant de plus nouveau de plus neuf qui s’est engouffré dans le cinéma. Et c’est ça qui fait aussi cette valeur de vie ». (Ibid.)
Godard reprendra exactement cette lecture dans Histoire (s) du cinéma (1988), vingt ans après Langlois, ce qui nous montre la lente évolution de la réflexion cinématographique, car la plupart des efforts pour comprendre le médium ont étédétournés vers la production industrielle et la production de ce langage cinématographique avec lequel l’industrie s’érige en norme. Ce qui nous lègue des lectures catastrophiques qui cherchent à faire du ‘point de vue’ le seul apanage du cinéma, comme celle d’Alain Bergala ; ou d’autres, certes, lucides et fascinantes comme celle de Deleuze, mais hélaségarée très vite dans sa volonté de créer une taxonomie, face au dédale de cas de figure que le regard dans son épanouissement à travers le médium a produit.
Ce à quoi Langlois fait allusion, c’est au renoncement de la peinture à représenter la réalité, à la quête de l’impondérable comme voie entreprise par l’art à un moment où la technologie et la vitesse secouaient les fondements de sa perception du monde. Impondérable qui se trouve aussi dans la photographie comme il le signale lui-même et qui n’est que le résultat du changement d’échelle que le regard commence à franchir.
« À partir d’une certaine époque tout l’art, évolue, tout l’art plastique du XIXème siècle (…) à partir de la fin du romantisme (…) évolue à une espèce de course entre la photographie et la peinture, je peux me tromper, vers l’impression instantanée de la vie. Qu’est-ce que c’est que l’impressionnisme sinon l’impondérable de la vie qui est passée sur les toiles, indépendamment si vous voulez de la matière, mais ce qu’ils ont cherché depuis le point de vue spirituel, ça a été de faire passer sur leurs toiles l’impondérable de la vie. Et qu’est-ce qui est passé dans les films de Louis Lumière sinon l’impondérable de la vie, et c’est pour ça parce que Louis Lumière a cherché l’impondérable de la vie et parce que les impressionnistes ont cherché l’impondérable de la vie que les deux choses se croisent et se rejoignent. » (Ibid.)
Ce que Langlois souligne, c’est un instant arraché au réel et inscrit dans l’histoire du regard, l’épaisseur d’un instant qui se construit, dans le cas des vues Lumière, en 50 secondes, sorte d’équilibre organique de la durée dont la fin se vit souvent comme un climax. L’exploitation de cette durée dans le cadre du spectacle naissant, telle qu’elle a été entreprise par les frères Lumière est la découverte d’une dimension nouvelle du regard d’un monde qui devait faire tabula rasa de ses représentations par le nouveau médium mise à sa disposition.
C’est là que les historiens du cinéma commettent souvent l’erreur de décrire anachroniquement le cinéma, à partir des pratiques industrielles, en dehors de l’histoire du regard où il s’inscrit par nature. En se fixant sur la notion de plan et de langage, on laisse de côté l’un des aspects majeurs de cette dimension, sa capacité à édifier par la contingence du réel, une durée organique du regard, constat auquel s’oppose la capacité d’anéantir, à travers ce même système, toute possibilité de regard, livrant le spectateur au pur spectacle perceptif. Plus qu’une confrontation entre réel et mise en scène ou entre figuratif et non figuratif, les films Lumière dans toute sa diversité et toutes les voies exploitées, nous mettent face à la puissance ambivalente du médium, son ethos et son pathos. Ce qui permet de comprendre la véritable portée du geste Lumière qui transcende toute l’histoire du cinéma et la cimente à l’intérieur d’une histoire du regard.
On peut se référer dès maintenant à la complainte de Guy Debord dans un des films les plus saisissants de l’histoire du cinéma qui retrace de manière autobiographique sa lutte contre le système : « c’est une société et non une technique qui a fait le cinéma ainsi, il aurait pu être examen historique, théorie, essai, mémoire. Il aurait pu être le film que je fais en ce moment ». Il n’y a pas donc de langage cinématographique, mais différentes techniques et pratiques du rapport elliptique de l’image, qui, en fonction d’une échelle spécifique, sont abordés différemment selon la singularité du regard. Un film peint, abstrait ou pas, demeure un fait ; lorsque la moindre trace photographique met en avance l’échelle métafactuelle du regard, le plus grand simulacre des représentations humaines est à l’œuvre. C’est dans ce rapport de la société à la technologie que trois générations constituent aujourd’hui encore l’histoire du cinéma. Ces trois générations s’adaptent occasionnellement aux généalogies comme celle de Cavalier. En 1968, Rohmer, acteur majeur du maniement des contenus du dispositif cinématographique, ne pouvait penser qu’au renfermement du système, à son cloisonnement dans un langage, afin de mieux l’exploiter ; Renoir, acteur majeur depuis les origines du dispositif, comprenait que les choses ne pouvaient pas ainsi se fixer. Ce sont des générations technologiques qui s’identifient à l’évolution des médiums, la trace photographique incarne l’écran qui aujourd’hui est le huis-clos du regard contemporain. Entre ces deux instances, il y a le cinéma, la télé. Les trois générations répondent donc au foyer de production culturelle, le cas de Téo Hernández qui nous occupera dans les pages suivantes et dont l’œuvre est réalisée entre 1960 et 1992, appartient à la deuxième génération, car il a découvert le cinéma dans des conditions semblables à celles de Renoir. À cet anachronisme, on rajoutera que son œuvre est réalisée, presque en totalité, en Super 8, format qui par sa fragilité et son immanence dans la saisie du réel, est proche des origines du cinéma et même temps constitue le cadre de production le plus proche du cadre de production actuel. Puis, l’abondante réflexion sur son médium, sa volonté catégorique de l’incarner, tout comme l’obsession qui le guidera jusqu’à la fin de sa vie de vouloir répondre à la question : qu’est-ce que le cinéma ?, nous donneront le contexte idéal pour comprendre l’intériorisation technique décrite par le lettrisme et l’importance du basculement du rapport figure/fond que ce dernier introduit dans l’histoire du cinéma.
I. III Téo Hernández, un anachronisme
S’attaquer à l’œuvre de Téo Hernández, cinéaste surtout connu dans le milieu du cinéma expérimental français des années 80, avant d’aborder l’évolution du cinéma sur la voie du parlant, tout comme les conséquences d’un rapport opaque au dispositif introduit par la conception lettriste du médium, est un choix épistémologique et non émotif, contrairement à ce que pourrait laisser croire les liens de l’auteur avec son sujet. Le cas de Téo Hernández nous intéresse particulièrement car son cinéma est le résultat du progrès technologique décrit par le lettrisme comme une ‘intériorisation technique’, mais qui pour autant conserve le rapport au médium de la deuxième génération. Cette ‘intériorisation technique’ qui se développe tout d’abord en 16mm, et dont la technologie numérique pourrait être considérée légitimement comme l’aboutissement, entre à la fin des années 70 dans un processus d’avant-gardisation à travers la radicalisation d’un cinéma appelé expressément expérimental et tournant résolument le dos au courant hégémonique de l’industrie. Par la position sui generis occupée, Hernández échappera au reniement aveugle du système dans lequel le cinéma expérimental va construire sa taxonomie future, et son cinéma trouvera dans son sommet une filiation directe avec le projet du cinématographe Lumière. Filiation revendiquée à tort à la même époque, par une partie de l’industrie dans un souci de réalité dans la fiction. Il n’est pas étonnant que Rohmer, peu après de la séance Lumière du Palais Chaillot qui nous a servi d’ entrée en matière, organise une interview de François Truffaut suite à la projection de l’Atalante (1934) de Vigo, dans un programme conçu ‘sous le patronage Lumière’, à côté de Tony (1935) de Jean Renoir, Paisa (1946) de Rossellini, Tabou (1931) de Murneau, et un Mizoguchi. Ainsi, à la question « Est-ce que vous pensez que Vigo peut s’inscrire dans cette tendance Lumière du cinéma ? » (Rohmer 1968), Truffaut répondra honnêtement par le métier qu’il incarne et dans lequel il excelle :
« Oui… j’aurais pas tellement d’idée absolument, enfin je crois que oui forcement tout le monde se réclame de la réalité, tout le monde veut atteindre une certaine vérité, une certaine réalité. Il est certain que Vigo l’a atteint plus que les autres, plus crûment en tout cas en ce qui concerne par exemple la réalité charnelle qui n’a pas été poussée aussi loin que chez lui. Et alors ce film qui a maintenant 35 ans d’âge n’a pas été dépassé sur le plan de… je ne sais pas… la réalité de la peau, par exemple. De la réalité charnelle, physique, certainement. » (Ibid.)
On comprend alors le biais sur lequel ce programme est construit, en pariant sur une notion de réalité qui n’était que la capacité du médium à s’imprégner du réel, sans renoncer à un but purement diégétique ancré dans une mise en scène et le langage cinématographique. Depuis le début de leur conversation, l’ambivalence est présente : « Truffaut : Dans les années de jeunesse on est même plus… on a un sens plus aigu de la réalité, je crois, je me suis aperçu, en travaillant par exemple avec des enfants dans des films euh… les acteurs enfants ont un plus grand souci de la réalité que les acteurs adultes » (Ibid.) Ambivalence qui n’est pas un souci en soi car le but de leur cinéma, d’un cinéma qu’on peut appeler d’ores et déjà, un cinéma de la transparence est de se servir de tous les moyens possibles afin de créer un leurre, document ou fiction peu importe. Il sera autrement dans le cas de Téo Hernández, dans un besoin impérieux de faire le vide avant de filmer, pour s’intégrer au réel, dans une sorte d’ascèse.
Toujours à la cinémathèque, du 27 novembre au 4 décembre 1979, Alain Marchand, en prolongeant la tradition d’Henri Langlois, mort en 1977, programme la rétrospective intégrale d’un cinéaste méxicain qui s’est réinstallé à Paris en 1975, Téo Hernández 18 films (1968-1979). C’est l’occasion parfaite pour le cinéaste, à ses 40 ans, de faire un bilan de son œuvre en conciliant deux périodes distinctes, séparées d’une pause de six ans, tout en projetant deux films en cours qui seront très importants dans sa filmographie, Maya et Lachrima Christi. Un constat surgit qu’il ne manque pas de signaler :
« Tables d’hiver *, réalisé pendant l’hiver 78-79 met en scène le vécu quotidien du cinéaste et de son ami Gaël Badaud. Ce film ferme une boucle, celle commencée avec 14, Bina Garden * où le quotidien était investi par un dehors, constitué d’objets et de photos. Mais ici l’imaginaire était lié au témoignage d’un moment personnel relié directement à un contexte social : l’année 1968.
Dans Tables d’hiver le quotidien et l’imaginaire se génèrent, se nourrissent et se croisent continuellement formant une seule substance » (Hernández, Morder et Courant, 1979).
De 14, Bina Gardens, à Tables d’hiver, le quotidien et l’intimité du cinéaste ont accès à cet espace de l’imaginaire où un corps s’affirme et se projette, où l’acte de filmer est un événement ou un banquet, où le corps est couvert par un voile dans un geste hiératique ou ce voile est produit par l’émulsion de la pellicule qui saisit furtivement le mouvement de ce corps. Il y a bien évidemment l’éclosion exponentielle des moyens, au début il n’y a que 3 bobines de 3 minutes tournées à Londres en 1968 avec une caméra prêtée. Dix ans plus tard, nait un film de 39 minutes. Mais qu’est-ce qui caractérise ces films qui sont mis en relation avec le cinéma d’avant-garde de l’époque par le format de production ? Qu’est-ce qui les différencie ? À cette occasion, Gérard Courant et Joseph Morder accompagnent le programme d’une interview, les premières réponses nous parlent d’un profil générationnel atypique :
« Joseph Morder : Il faudrait que l’on parle des images de l’enfance. Plus je vois tes films, plus je m’aperçois qu’ils vont de plus en plus vers l’enfance, vers une plus grande simplicité.
Teo Hernández : Je m’aperçois que, dans mes films, il y a toujours une exploration de l’image enfantine, de l’image qui m’a marqué, de l’image qui m’a fasciné dans mon enfance même si ce sont des images qui n’appartiennent pas seulement au cinéma. Mais, si l’on reste dans le domaine du cinéma, je peux dire que les films que je voyais m’ont profondément marqué. Je vois des séquences, des visages, des actions… Je pourrais même citer des noms de films. Je pourrais même dire qu’il y en a une résurgence dans mes films et même de façon explicite. Par exemple, dans la séquence de la lettre, dans Esmeralda[1977], j’ai tiré cette idée d’un film que j’ai vu dans mon enfance dont je ne me souviens plus du titre. (Il doit s’agir d’un film américain).
Je vais toujours vers cet espace où l’image est prédominante. Je n’étais pas coincé par un devoir social dans la vie. J’étais un enfant libre. C’est peut-être cette liberté imaginaire que je recherche dans mes films. » (Ibid.)
Esmeralda, qu’il a dû défendre un an plus tard comme un film de fiction devant le festival de Cinéma en margequi l’avait programmé dans sa section expérimentale, est un bon exemple de ses premiers films, conçus comme des films muets. Si comme il l’affirme dans le programme, il découvre le cinéma « vers l’âge de deux ou trois ans, constituant ainsi un important conglomérat d’images qui seront décisives dans [sa] formation de cinéaste » (Ibid.), en 1965, il est bouleversé par Un chant d’amour (1950) de Jean Genet, qu’il voit à San Francisco et qui serait le plus proche d’un film d’avant-garde, rien que par le fait qu’un écrivain se saisisse du médium pour dire quelque chose. Or, ce goût du cinéma muet il l’acquiert à la cinémathèque avec Langlois avant février 1968, et est en corrélation avec un cinéma populaire qui le hante depuis son enfance.
J. M. : Quels sont les images qui t’ont marqué ?
T.H. : Il y a ce film dont je viens de parler. Il s’agissait d’une histoire qui se déroulait pendant la deuxième guerre mondiale. Un personnage, en pays occupé, écrivait à son frère, qui se trouvait dans un pays étranger, pour lui demander de le faire sortir de ce pays. Mais la réponse était négative. Il reçoit la lettre, l’ouvre et, dans une grande feuille blanche était inscrit : « NON », un « NON » immense. C’est une image qui m’a profondément marqué. C’est l’image que j’ai refaite dans Esmeralda, quand Michel Nedjar donne la lettre à Monica Carpiaux. Elle l’ouvre et l’on voit le loup que portait Quasimodo. C’est un os de mort qui est inscrit dans la lettre. Quand j’étais enfant, j’étais très attiré par le drame. Je pense aussi àun autre film qui m’a beaucoup influencé. Il s’agit d’un film réalisé par Jules Dassin, d’après Oscar Wilde. Il s’appelle Le Fantôme de Canterburry, avec Charles Laughton dans le rôle du fantôme. La séquence qui m’a le plus impressionné est celle, dans laquelle il est emmuré vivant. C’est une image qui m’a complètement bouleversé.
Il y a un autre film anglais, un mélodrame de Kotton Bennett avec James Mason.
Je pense aussi au Blanche Neige de Walt Disney qui m’a ouvert les yeux au cinéma. J’étais pris !
Il y a aussi les films de Tarzan avec Johnny Weismuller, ceux des Mille et une nuits qui se faisaient beaucoup à l’époque.
Il y a encore des films de cape et d’épée avec Eroll Flynn, des sérials, des Flash Gordon, des films d’aventures, des films mexicains, inconnus en France.
Gérard Courant : Ce sont essentiellement des images d’un cinéma populaire. J’imagine qu’on ne pouvait pas voir autre chose.
T.H. : Je vivais dans un village. Il n’y avait qu’une seule salle où l’on ne pouvait voir que du cinéma commercial. C’était une époque où le cinéma était vraiment un moyen de communication très populaire.
J.M. : Dans quelles conditions voyais-tu les films ?
T.H. : Les films étaient toujours présentés en version originale avec des sous-titres espagnols, c’est-à-dire que je voyais les films avec la voix des acteurs.
Il y avait toujours un double programme avec un film principal et un film de Série B. Le dimanche, j’assistais jusqu’à trois séances de cinéma par jour (matin, après-midi et soir).
Il y avait des films mythiques. Je me souviens que, dans ma famille, on parlait beaucoup de Rome, ville ouverte, de Rossellini, qui passa dans mon village quand j’étais trop petit pour le voir. Je n’ai pu le découvrir que bien plus tard quand j’habitais à Paris. (Ibid.)
De Ciudad Hidalgo, municipalité de l’état de Michoacán élevée au rang de Ville en 1922, à Paris, Téo Hernández nous parle d’une cinéphilie atypique et d’une enfance sans doute confrontée par le cinéma à des contrastes majeurs avec la réalité. S’il évoque seulement les images qui l’ont marqué provenant du cinéma, celles-ci s’accompagnent d’une tension culturelle assez particulière. Ancienne communauté indienne administrée par des franciscains jusqu’à l’indépendance du pays, avec une population à moitié rurale et à moitié urbaine de 59716 habitants à la naissance du cinéaste en 1939, elle gardera l’un des indices les plus importants de religiosité de tout le Mexique, manifestée éloquemment dans des « tableaux vivants » (Hernández 1997, p. 44) comme Hernandez les appelle, et les représentations de la passion du Christ, qui irriguent le fond de la tétralogie du Corps de la Passion. Tétralogie composée par Cristo(1977), Cristaux (1978), Lachrima Christi (1979-1980) et Graal (1980-1981) « comme une exploration d’une vision du monde. » (Ibid., p. 43) Le mythe est pour Hernández, le point de départ de ce nouveau cinéma muet où se livre « le combat final où l’on engage son intégrité et dont la double issue se trouve fusionnée sur un écran : soit le puits d’amertume et le verger de grenades. » (Ibid.) Autrement dit, le désir accompli en images ou bien la recherche obstinée du désir. Il n’y a rien d’étrange pour un cinéaste d’avant-garde à affirmer qu’il n’y a rien d’autre dans l’écran que « la mutation du vide » (Ibid.). C’est étrange, provenant d’un cinéaste d’avant-garde qui a ouvert les yeux au cinéma en regardant deux fois de suite Blanche-Neige et les Sept Nains (1937), sans pouvoir sortir du cinéma, pendant que sa famille le cherchait partout dans le village. C’était la première fois où il allait au Cine Lux, salle de « cine » inaugurée en 1940 qu’il fallait différencier des séances enfantines appelées « cinema » et organisées par l’église en partenariat avec les compagnies de boissons gazeuses. Si l’on ignore s’il a vu ou non Le voyage dans la Lune de Méliès, on sait qu’il a vu en version originale ‘le voyage sur la planète Mongo’ effectué par Flash Gordon, tout comme Guy l’éclair (1936) film sérialà l’instar de ceux de Tarzan (1932), qui reproduisent les mêmes conditions de découverte du cinématographe que celles que l’on a évoquées dans le cas de Renoir. C’est une période de mutation dans l’histoire du cinéma, mutation accentuée par le petit village où le regard de l’enfant est transformé par des drames tels que Madonna of the Seven Moons (1944) d’Arthur Crabtree ou The seventh Veil (1945) de Compton Benett, jusqu’au Voleur de Bicyclettes (1948) de De Sica, qui le bouleverse à l’âge de 10 ans, une fois qu’il a déménagé à Morelia, la capitale de l’état du Michoacan. Sans parler de l’âge d’or du cinéma mexicain qu’il connaît en expert, comme on peut le voir dans son interview à Emilio el Indio Fernández en 1983, lors d’un hommage au cinéaste mexicain organisé par Unifrance ; à cette même occasion Téo Hernández lui offrira une affiche de son film Rio escondido (1948) avec Maria Felix, geste qui ne manque pas de lui rappeler celui de « Juan Diego déroulant son pagne où était inscrite l’image de la vierge de Guadalupe ». C’est cette cinéphilie qui, lors de son installation définitive à Paris en 1975, imprègne sa résolution de devenir cinéaste. Une résolution accompagnée d’un questionnement qui ne le lâchera plus : qu’est-ce que le cinéma ?
I. IIII Corps et poignée
Chez Téo Hernández, l’importance du corps dans l’acte de filmer, l’incarnation à proprement parler, qu’il fait du médium, va pousser au maximum l’‘intériorisation technique’ décrite dans la phase ciselante qui inaugure le cinéma lettriste. Pour lui, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une extension de son intérêt pour le mythe comme source de connaissance, ce qui se translittérait dans une pensée du cinéma hantée par le mystère ; c’est là où sa démarche puisera toutes ses prémisses phénoménologiques. Téo Hernández part de la problématique du cinéma pour arriver à celle de l’image et du regard, dans le contexte particulièrement propice que fut l’essor du cinéma expérimental en France dans les années quatre-vingt. Si l’on fait une lecture générationnelle, pour Delluc et Epstein, tout était concentré dans le seul fait filmique, exprimé par le mystère de la photogénie. Ce mystère va se dissiper peu à peu et le cinéma va entièrement devenir énonciation, évènement, comme on l’a constaté dans les propos de Rohmer, une affaire de moyens de communication, évolution d’un langage s’adressant à un public, aux masses. Plus se développera cette idée de langage cinématographique, qui n’est au fond que l’expérience de la transparence prônée du médium face au regard, plus on pensera le cinéma comme une sorte d’espéranto, un médium autonome dans sa démarche, constitué par une tradition universelle qui n’était en réalité que la lente conformation du regard dans la création d’un petit système diégétique. Or, si la photogénie est «l’aspect poétique extrême des choses ou des hommes susceptibles de nous être révélés exclusivement par le cinématographe » (Delluc cité par Isou in Isou 1953, p. 84), cette exclusivité commençait par la capacité du médium à matérialiser la structure perceptive de la vision, en la dilatant de telle sorte qu’elle ne pouvait être perçue que comme épiphanie. Toutes les origines du cinéma agissent directement sur la perception dans ce sens photogénique, et ceci pouvait reposer uniquement sur des détails purement matériels, indépendamment des contenus : ceux qui ont eu la chance de voir après la guerre des copies en nitrate, que, malgré le risque d’incendie, Langlois passait lors d’occasions spéciales à la cinémathèque, témoignent d’une fascination immédiate rien que pour le support. Pour les comprendre, il faudra attendre la première décennie du XXIe siècle pour que la technologie numérique soit capable de restituer dans toute sa puissance le support argentique. Cette matérialité est aussi à la base de beaucoup du cinéma expérimental, car, pour commencer, les supports ‘amateurs’ reproduisaient des conditions similaires à celles des origines du cinéma, ce n’est pas un hasard si les premiers films d’Hernández reprennent, consciemment ou inconsciemment, certains gestes de l’époque du muet, comme par exemple le changement en direct de vitesses de projection, beaucoup dans cette pratique du cinéma dit expérimental va développer le facteur purement matériel et mécanique qui apparaitra ensuite dans la notion d’intermédia.
Mais la synthèse qu’effectue Hernández dans ses recherches va dans le sens contraire, car il met à l’épreuve la matérialité du cinéma dans le nouveau rapport mythique qu’il va développer avec le médium. Le travail sur son autobiographie lui fait comprendre que la magie c’est de : « savoir lier la parole et l’image » (Hernández 1997, p. 70), (note du 13 février 1983), une parole qui est née précisément de sa nouvelle pratique du cinéma tournée vers le réel et une image latente en lui qui n’a pas changé depuis son enfance. En plein essor de sa collaboration avec Catherine Diverrès et Bernardo Montet, il ne va pas hésiter à se consacrer, avec eux, à la poursuite de ses premières recherches, d’un cinéma muet marqué par l’image de l’enfance. Le livre brulé* (1990) est le seul des trois scénarios à avoir été réalisé. Par ailleurs, depuis 1988, il a intégré la compagnie de danse et très vite il y a le projet de le faire participer avec les danseurs à l’intérieur de la chorégraphie. Qui l’a vu filmer ne pouvait être que stupéfait de l’immanence des gestes avec lesquels il exécutait le film, de l’exactitude avec laquelle il échangeait avec les danseurs des instants vitaux. Rien n’était aléatoire dans sa pratique, on pourrait même arriver à distinguer différentes façons de filmer les personnes dans cet ensemble de corps transfigurés dans la matérialité de l’émulsion par les gestes rapides de son poignet. Quand il filme Bernardo Montet, il y a une complicité qui s’installe, puis l’espace discursif de la danse ouvre son espace de représentation au travail de répétitions, au quotidien de leurs voyages. En 1990, il note dans son carnet : « L’image n’est que passage vers le vide. Elle vient de ce vide qui se fait dans celui qui la réalise —et le parcours dans le film n’est que parcours, marche inexorable vers ce vide » (Ibid., p. 61). Il fait allusion au vide qu’il entreprend avant de filmer. Pour arriver à réaliser une image, il a besoin de ce détachement absolu, filmer c’est se confronter au vide, d’où l’image émerge pour y disparaître à nouveau. Il poursuit :
« Au moment de filmer, toutes les facultés « normales » s’éteignent. Elles se réduisent, disparaissent pour laisser le passage à d’autres imprévisibles et violentes. Il faut tout savoir au moment, au moment où l’on film : durée, cadrage, montage. Les choses on les « sait » quand on les voit, quand elles se présentent à nous. L’image quand elle défile dans le film, est en train de tomber dans le vide. En fait la technique nous aide à nous frayer un passage dans la matière » (Ibid., p. 61-62)
L’expression de ce vide serait le fragile équilibre dans l’exécution d’une forme du regard qu’il maitrise et qui ne trouve son égal que dans l’exécution de la calligraphie chinoise. Le lien au ciné–œil de Vertov, l’appellatif d’homme à la caméra, utilisé à maintes reprises pour le qualifier, ne serait qu’un lien rhétorique, pauvre dans la compréhension de la pulsion qui le meut. Rien de plus éloigné que l’objectivité de Vertov bâtie par la froideur de l’œil mécanique et d’un montage fait sur mesure de l’idéologie du système. Si ensuite dans la même mouvance, Rouch, avec le ciné-transe, exprime l’immersion totale du cinéaste dans un événement qui le dépasse et dont il est épris, éprouvant le besoin de ne pas s’arrêter de filmer pratiquement avec les deux yeux ouverts, l’un collé à l’œilleton de la caméra et l’autre dans une anticipation de l’ensemble, ceci est une première phase par laquelle Hernández passe en effet, épris par la pureté de l’image en découvrant peu à peu toute les facultés imprévisibles d’un corps qui s’éveille à l’action. Pourtant, c’est précisément dans cet éveil du corps, tel qu’il apparaît dans les notions que Jean-François Billeter utilise pour nous introduire à la complexité des enjeux de la calligraphie chinoise : « la projection, le sens du corps, le corps propre, l’activité propre » (Billeter 2010, p. 10), que s’opère le détachement où Hernández acquiert cette lucidité de saisie qu’on peut souligner comme un passage de la transe à la tranche, le passage de ses premiers films saccadés et excessifs, vers les derniers où la saisie devient ponctuelle et guidée par une réflexion importante, par l’immanence propre du corps confronté au temps. Lucidité ponctuée par un discours qui cerne son approche du réel ou de la représentation de la chorégraphie. C’est alors que s’opère l’accomplissement de son cinéma, de son style, dans le travail avec les danseurs, tout comme « Zhang Xu, grand maître de la cursive, [qui] progressa grandement dans son art et trouva le style exubérant et passionné qu’on lui connaît » (Ibid., p. 176), après avoir vu la danseuse Gongsun. Accomplissement dans le cas de Téo Hernández car cette transe comparable à la cursive folle comme elle est connue en occident a été déclenchée avant et précisément avec les danses sauvages qui avaient lieu sur le parvis du centre Georges Pompidou au début des années 80, là où il filmait pour la série Paris Saga, ce qui pour lui appartenait à la tradition de « la cour des miracles », saltimbanques, musiciens, cracheurs de feu… Transe qui d’avidité considérable — la séquence de la danse de Parvis Beaubourg* va déborder plus de la moitié du film de 52 minutes— va devenir mesure scrutant le réel. C’est sur cette mesure de la tranche, qui n’est pas nécessairement soumis à un rythme ultrarapide, qu’il forge sa perception et relie l’acte de filmer à l’acte de voir.
On ne peut comprendre son besoin physiologique de filmer tous les jours, qu’en le rapprochant du paradigme de l’écriture chinoise.
« On raconte que l’étang près duquel habitait Zhang Zhi (mort vers 192 , Han) était entièrement noirci par les pinceaux et les pierres à encre qu’il y lavait ; que Zhong You (151-230 , Han), qui ne pouvait rester un instant sans s’exercer, couvrait le sol de caractères tracés dans la poussière lorsqu’il était assis et usait ses couvertures à force de s’exercer même la nuit ; que Zhiyong (seconde moitié du VIème siècle, Chen et Sui) n’est pas descendu une fois en quarante ans du pavillon au sommet duquel il s’entraînait et que les pinceaux usés qu’il jetait dehors avaient fini par former un véritable tumulus » (Ibid., p. 167)
Billeter, en cherchant à exprimer la vérité psychologique de ce côté anecdotique des légendes, la relie à l’une des influences majeures d’Hernández, qui comme maints cinéastes et artistes de son époque, a été marqué par l’œuvre de Castaneda.
« Lorsque l’écriture, qui n’était qu’une activité parmi tant d’autres, devient pour le calligraphe l’activité par excellence, elle devient en effet une folie aux yeux du monde. Mais c’est qu’il fait par elle l’expérience d’une réalité supérieure et que, cette réalité supérieure n’ayant d’existence que dans les moments où il est actif, il n’a qu’une hâte, celle de reprendre le pinceau pour réunifier ses énergies et retrouver au plus tôt l’activité la plus intense dont il est capable. […] La folie du calligraphe est son bonheur, car elle donne à sa vie une cohérence et une simplicité que d’autres vies n’ont pas. […] Les hommes heureux sont, en ce sens, ceux qui ont trouvé leur folie. C’est ce que Don Juan, sorcier yaqui, exprime en ces termes : « Un homme de connaissance a ses préférences personnelles. La mienne consiste à voir et connaître : d’autres font d’autres choses » —« Quelles choses ? » lui demande son disciple Castaneda. — »Prends Sarateca. C’est un homme de connaissance, et sa préférence va à la danse. Pour connaître, il danse. » —« La préférence d’un homme de connaissance est donc ce qu’il fait pour connaître ? » —« Oui, c’est cela. » » (Billeter 1997, p. 167-168)
Les coïncidences avec la danseuse Gongsun et avec le texte de Castaneda ne sont pas vraiment des coïncidences. On pourrait continuer à trouver des similitudes tout le long de la phénoménologie que Billeter entreprend pour nous approcher de l’art de l’écriture chinoise, comme par exemple, en ce qui concerne le rapport au visible et le rapport au réel par la projection, « phénomène complexe et variable produit par le corps propre » (Billeter 2010, p. 48) qui « se confond avec la trame du visible » (Sami-Ali cité par Billeter Ibid.), là où l’analyse du réel d’Hernández veut en venir quand il décrit la prouesse du geste du cinéaste dans les termes de : « dépasser l’image pour atteindre la vision » (Hernández 1985). Mais ceci vaut aussi pour des notions strictement chinoises comme « la « force du poignet » (wanli), qu’ils considèrent comme un des atouts majeurs du bon calligraphe, puisque le poignet ne fait que transmettre des forces qui viennent de plus haut » (Billeter 2010, p. 62), ce qui dans le cas d’Hernández est schématisé par un poignet oùconfluent les forces agissant dans le film : Rêve, mémoire, désir (fig. 5).
Fig. 5 Fonds Téo Hernández, boîte 23. MNAM/CCI. Carnet de notes 6, du 29 juin au 28 novembre 1983. [ARCHIVES] Paris : [s.n.], 1983, f.24
Inutile de dire qu’aucune référence à la démarche de la calligraphie chinoise n’existe dans son œuvre : s’il y a une si forte empathie épistémologique c’est parce que les deux partagent le même point de départ. Dans le cas de la calligraphie, le principe qui « est traditionnellement tenu pour une méthode de perfectionnement de soi tout autant que pour un moyen d’expression » (Ibid., p. 8) se retrouve pour Hernández dans le cinéma, dans une synthèse semblable : « — Et après? Il faut tout réapprendre, tout recommencer. Il faut tout être, puisque le cinéma est un moyen du soi, et devenir image, fauve, eau, nuit, silence, mort. » Lignes que l’on ne peut pas manquer de rapprocher d’un texte de Han Yu (768-824, fin des Tang) sur le même calligraphe Zhang Xu :
Autrefois, Zhang Xu fut un grand maître de la cursive. Il ne pratiqua jamais d’autre art. Dès qu’il ressentait une émotion —joie ou colère, angoisse ou chagrin, allégresse ou dépit, nostalgie, ivresse, ou indignation— il l’extériorisait dans sa cursive. Il s’inspirait en même temps du monde extérieur. Tout ce qu’il percevait : les monts et les eaux, rochers et ravins, animaux de toute sortes, les plantes avec leurs fleurs et leurs fruits, les astres et les éléments, le tonnerre et la foudre, la danse et le combat, tout ce qui change et se transforme entre Ciel et Terre, pour notre plaisir ou pour notre surprise —il mettait tout cela dans son écriture. C’est pourquoi sa calligraphie semble animée par les démons et les dieux et nous paraît insaisissable. Il lui consacra toute son existence. (Ibid., p. 191)
Cette consécration au médium allait s’intensifier par ce style en cursive qui allait autant le caractériser, baroque par les traits parfois churrigueresques de son poignet, et par l’apparition de la parole. C’est une nouvelle étape de sa vie, comme il le note le 31 décembre 1983 : « celle où j’ai décidé de parler, de cracher, tout ce que j’ai gardé, stocké, sédimenté, fermenté. Amour, sexe, mystique, magie, politique, voyages, exil, famille, travail, argent, liens, maladies, tout commence à être craché, lancé dehors. » Il est prêt à accomplir son cinéma ou, plus précisément, comme il l’indique dans le même passage, à « trouver le cinéma ». La parole devra aider à établir cette mise en perspective dont il a besoin pour asseoir son savoir-imaginer, pour se dire cinéaste en suivant le précepte de Picasso, comme il le dira à Stéphane Monclaire en 1980 :
« J’ai appris à faire du cinéma tout seul, aussi ai-je eu recours à des trucs déjà faits. J’utilisais donc des gens, des décors, des costumes, etc.… Mais peu à peu, je pris de l’aisance, de l’assurance et je me suis détaché de ces éléments. Picasso disait qu’un peintre ne pouvait prétendre à ce titre qu’après vingt ans de pratique. Pour le cinéaste, c’est la même chose. Je pense à peine effleurer le problème de l’image. »
I. V La trilogie du réel, l’instant captif
Mais 1984 allait lui réserver des surprises et des obstacles. Au mois de décembre 1983, il reçoit deux invitations, d’abord celle de Jean-Michel Bouhours, à l’époque conservateur aux collections du Musée National d’Art moderne, pour organiser une rétrospective de son œuvre au mois de mai, et ensuite une invitation de Marcel Hanoun qui lui propose de présenter un film pour la section « Cinéma d’écriture » de Perspectives du cinéma français au Festival de Cannes. Au premier abord, l’année s’annonce splendide : immédiatement, il pense inclure dans le programme, ainsi que proposer àHanoun, son film en 16mm, Feuilles d’été, « dont le montage de la copie de travail n’était même pas commencé ! » Le film deviendra son « principal souci jusqu’à mai » à la veille de la projection et au musée et à Cannes. Le long processus de post-production en 16mm, le « montage du négatif, repiquage, montage et mixage du son et tirage de la copie 0 »devient contre-productif et le précipite dans la finalisation du projet qui avait avant une plus grande envergure. À ces problèmes logistiques vont se rajouter d’autres d’ordre personnel, une partie du milieu du cinéma expérimental réagit violemment contre la rétrospective à Beaubourg, des personnes qu’il croyait proches de lui l’attaquent. Du côté de Cannes, la sélection d’Hanoun va être critiquée énormément par Louis Skorecki, cinéaste et critique à Libération et aux Cahiers du cinéma, Feuilles d’été passe à la trappe comme « un joli 16mm ». Pourtant le séjour à Cannes va lui permettre de reformuler les prémisses de son cinéma. Ce moment de transition attire particulièrement notre attention et nous l’avons appelé la trilogie du réel, par l’importante réflexion qui s’intègre au corps de trois films :
A) Citron pressé au Blue Bar, souvenirs/Cannes (1984), Super 8. Couleur. Sonore. 12 min. 10 sec. Vitesse de projection : 24 im/sec.
B) Tranches (1985-87), film en trois parties « détachables » : Pigeon, matador, tempête, 7 min. 17 sec. Réseau de raisins sur un ruisseau sans raison, 9 min. 7 sec. Fondu de cirrus sur cithare, 8 min. 20 sec. Super 8. Couleur. Sonore. 24 min. 44 sec. Vitesse de projection : 24 im/sec. + Chutes de Tranches (1985-87) Super 8. Couleur. Sonore. 5 min. 53 sec. Vitesse de projection : 24 im/sec.
C) Cinq films d’août (1986), composé de cinq chapitres : Le cinéaste est un arroseur arrosé, 2 min. 25 sec. La Vieille Charité, 2 min. 24 sec. Au Panier, 2min. 11 sec. Des arènes à Picabia, 2 min. 30 sec. Saint-Victor de Marseille, 2 min. 30 sec. Super 8. Couleur. Sonore. 12 min. 30 sec. Vitesse de projection 24 im/sec.
Il conviendra à notre analyse, qui s’appuie sur le texte de chaque film, de garder l’ordre chronologique, en sachant que le montage des deux derniers films a été finalisé presque de manière simultanée au début de 1987, avec quelques jours de différence correspondant aux versions finales prêtes à être enregistrées et pistées. Le texte de chaque film a été travaillé un bon nombre de fois. Il y a douze versions pour Citron pressé au Blue Bar du 7 au 30 novembre 1984, treize versions pour Tranches du 30 octobre 1986 au 18 mars 1987 et 11 versions pour Cinq films d’août, dont on ne connaît que la date de la dernière, le 20 mars 1987. Les dates de la filmographie, assignées par Hernández lui-même, correspondent donc à la date de tournage des images. À l’exception de Tranches, il s’agit d’une saisie directe du réel, des films tournés montés dessinant le parcours du cinéaste. Tout notre intérêt porte sur la restitution de cette expérience, suspendue dans l’instant du tournage et dans le discours qu’elle génère.
Lorsque Téo Hernández va présenter Feuilles d’été à la section Perspectives du cinéma français de la 37eédition du Festival de Cannes, il prépare déjà le film qui doit faire un lien entre ses débuts dans le cinéma à Mexico et son expérience européenne. « 25 ans de cinéma », doit regrouper 25 films développant cette question : qu’est-ce que c’est le cinéma ? Il a déjà la liste des titres, et plusieurs de ces titres seront utilisés par la suite et dans le film Tranches, dit à ‘parties détachables’, et dans Cinq films d’août, composé de cinq chapitres. Au début, filmer à Cannes s’insère donc dans la série Souvenirs, dans laquelle il y a déjà les villes : Marseille, Paris, Bourges, Florence, Barcelone, Rouen. En règle générale, les images de cette série sont accompagnées par une prise de son aussi tirée du réel ; pour Citron pressé au Blue Bar, le seul son qu’il utilisera sera celui de la mer, le film évolue donc d’un portrait de ville vers un journal, où il fera un compte rendu des événements filmés ; le séjour à Cannes réveille en lui le fort besoin de prendre position vis-à-vis de l’industrie du cinéma, en une année pas comme les autres. Rapportons-nous au texte.
Sur un écran noir, la voix donne sa définition du film journal :
Ceci est un journal. Dans un journal on passe aux aveux. C’est une séance de torture les yeux aveugles. On se donne et on donne les autres. Après tout un journal est fait pour se casser la gueule et non pour apitoyer les autres.
Toujours en noir, Hernández commence son récit par un jeu elliptique qui va concentrer l’image de la mer comme contrechamp de la manifestation culturelle. Il relie la fin de la séance où a été projeté Feuilles d’été à la fin du film : l’image de la mer.
L’issue de la séance est la fin du film, la dernière image qu’on voit : ici, la mer à Cannes. Mais allons au début du film.
Début dont le premier plan que l’on voit, d’à peine deux secondes, est marqué par la date du 21 mai — dans le laissez-passer du festival sur lequel est posé un citron pressé, élément qui donne son titre au film et qui sera évoqué à la fin dans la lecture du générique accompagnée de l’image de la mer. L’image de la mer, annoncée pour la fin devient aussi le contrechamp de la séance de cinéma, la dernière image que l’on voit à l’issue de la projection. La projection a eu lieu le mardi 22 mai au cinéma Miramar, qui offre à sa sortie une vue sur la Méditerranée. La démarche est mise en perspective avec cette délimitation spatiale, l’espace propre au festival et ce qui sort de ces bornes. Ce qui se trouve de l’autre côté :
C’est le 21 mai, je débarque sur la Côte. Le festival touche à sa fin. Le mistral est présent. Mon séjour cannois se passera dans la solitude. Cela me permettra de passer mes journées à filmer le festival, ou plutôt ce qu’il en reste.
L’ironie sera omniprésente. Le festival a commencé le 11 mai et finira le 23 un jour après son départ. 1984 est une année de grands changements. De l’ancien festival, celui qui avait lieu dans la totalité de la ville, presque à la manière d’un carnaval, il ne reste que peu de choses ou rien. On rentre à partir de 1983 dans l’ère du Nouveau Palais des Festivalsdont le projet architectural cherche à orienter la mise en scène d’un grand spectacle.
Le festival est fort de ses emblèmes : gloire, argent, politique. Ces drapeaux semblent bien le protéger. Aucun signe extérieur ne saurait, désormais, le troubler. Ici, le cinéma fait partie de l’air du temps. Tout et tous, sont à son service. Il ne reste qu’à regarder de l’autre côté des drapeaux.
Dans ce décor, Téo Hernández distingue et se meut dans deux espaces. Ce qui est « de l’autre côté des drapeaux », pourrait tout simplement designer la vie, le réel, dans une énumération qui s’arrête dans l’élément du miroir où il se filme lui-même :
D’abord la mer, puis la femme, le manège et le miroir. À Cannes on peut rencontrer n’importe qui et le filmer n’importe où. On passe de l’autre côté du miroir. Le nouveau palais des festivals, que certains surnomment le ‘bunker’ à des allures de labyrinthe. Un labyrinthe moderne, aux couleurs gaies et bien éclairé. Je me promène parmi les images du monde entier. S’agit-il d’un rêve ? Non. C’est un marché. Ici, on vend votre imaginaire.
L’autre côté du miroir, c’est l’écran, dans un raccord qui intensifie ce champ/contrechamp entre nature et culture, l’écran cristallise une nouvelle image. Si les années 80 abandonnent la classique lecture des palmarès effectuée par le président du jury devant la presse (une presse parfois hostile aux prix décernés), pour recréer une cérémonie à l’américaine où l’on octroie la palme dans une mise en scène orchestrée jusqu’aux derniers détails, 1984 est la première année où le festival est diffusé en direct en France et dans un bon nombre de pays en Europe. Il s’agit d’une pratique qui débute cette année-là avec un réseau technologique qui englobera sous peu la planète entière. 1984 commence avec une émission fort suggestive, Good Morning Mr Orwell, confiée au vidéo-artiste américain d’origine coréenne, Nam June Paik, qui met en scène, entre New-York et Paris, un pot-pourri bilingue de culture pop transcontinentale. Il s’agit du début d’un nouveau marché qui changera l’imaginaire de la planète.
Sur la terrasse du palais on offre un cocktail à Marcello Mastroianni. Son image traditionnelle : costume sombre, cravate, semble se détacher d’un vieux numéro de « Cinémonde ». À Cannes, l’ancien et le nouveau cohabitent et se réclament. Pérennité et autorité du premier ; respect et obéissance du second. La dévotion est le sentiment majeur de la Corporation. Il s’agit d’une histoire de clans. D’un côté les pères, d’un autre côté les fils, réunis à l’occasion dans un hommage nostalgique au passé, et un élan de solidarité devant le futur. Le cinéma, en général, est devenu une histoire de famille. Celui qui n’en fait pas partie n’aura pas sa ration. Le festival c’est une cérémonie de passation du pouvoir. À la fin, qui sera primé ? Le père légendaire et le fils le plus respectueux. L’application paye et les larmes aussi. Et la frime. La seule hantise de Cannes, ce sont les vagues, anciennes et futures. Elles sont l’opposé des larmes et du respect. Une vague éclate, et fait éclater.
Si Feuilles d’été a été une première ébauche d’un cinéma en 16mm qu’il renoncera à faire par la suite, il ne faut pas hésiter à voir dans le journal cannois, guidé par la réflexion d’Hernández, la confrontation nécessaire du cinéma personnel qu’il incarne avec le cinéma de l’époque, au milieu d’une production dont la seule idéologie était celle du marché, comme en témoigne le calme apolitique de l’ouverture auquel fait allusion le présentateur du festival Henry Chapier. Si « l’ancien et le nouveau cohabitent et se réclament », le nouveau avec le recul du temps nous montre son vrai visage trivial :
Sur la Croisette, cette banlieue du festival, les activités semblent plus banales. On essaye d’attraper un maximum de soleil. Cette année les starlettes ne sont plus ce qu’elles étaient. Sur la plage du Carlton cette starlette paraît blasée. Plus tard elle prendra sur place, son petit déjeuner, indifférente aux photographes et aux badauds. On s’allonge et on se relève avec quelques années de plus. La plénitude de la chair s’offre sans pudeur à l’avidité des voyeurs. À la fin de la séquence elle se masquera le visage. Ça lui permettait, peut-être, de mieux m’observer. Je pensais à l’image qu’elle avait de moi, àtravers ce masque ; debout, devant elle, caméra à la main, et la mer derrière. Elle me filmait à sa manière, et semblait deviner ce que je voyais. À moins qu’elle l’ait mis pour dissimuler son âge.
Le début de son cinéma, ce qui synthétise Le corps de la passion, est confronté à ce désir amorti par la trivialité du décor, il n’est plus question ni de corps ni de passion, mais d’avidité de la chair exposée, drame de l’époque seulement dépassé par la mer, comme absolu :
À Cannes l’autre auteur du drame c’est la mer. Espace sans limite, au-dessus de toute mémoire. Elle s’approche et se dresse. Elle guette les derniers sursauts du festival.
Dans cette nouvelle scène où il oppose ouvertement nature à culture, le cinéma, comme dispositif évocateur mais aussi dévorateur, est le centre recteur du regard, le lieu où l’image se dévoile en même temps comme possible et inéluctable :
Voilà celle qui aurait pu être Carmen. C’est une fille du vent. Sa beauté sauvage et sans fard, est un défi au festival. Sous le mistral qui frappe, elle est comme le sable de la mer. Elle fait face au soleil, et se demande, peut-être, si c’est elle le cinéma. À moins qu’elle se soit trompée de festival. Elle est venue accompagnée de sa mère. Carmen, 20 ans après.
L’image, c’est la seule mesure du temps d’une nouvelle époque :
À Cannes, on vient tous pour l’image. La propre et celle des autres. Ici, on est image, film, projection, spectateur, tout en même temps. C’est une opération en douceur, et surtout sans douleur. On devient image sans le savoir. On regarde sans regarder, ou plutôt on ne regarde pas. Aujourd’hui, on avale l’image. Le cinéma est devenu une histoire de cuisine, ou plutôt de restaurant. Le propre de l’image est sa représentation, et celle-ci, on pourrait dire, est son jeu. L’image aime se dérober. L’image est comme le sexe, il faut l’attraper par la queue. Le malheur au cinéma est qu’on ne voit que ce qu’on veut voir, surtout pas ce qui est en dehors. Au pays des aveugles, le borgne est roi. Le cinéma n’a plus de borgnes. Il ne reste que les bornes. À Cannes, 3 bornes ne font pas la mer.
Les rôles sont ainsi assignés, celui du cinéaste reste celui rattaché à sa perception.
Cannes est parfois, un déjeuner sur l’herbe, où la mer se transforme en jeune fille au soleil. Le soleil devient fille transformée en déjeuner. La mer à son tour redevient mer, le déjeuner est un déjeuner. Tout reprend sa place avec l’image.
À Cannes, la femme est la seule à faire face au cinéma. Elle avance de la mer à l’écran. Elle est la puissance tutélaire du festival. Sans elle, pas de cinéma. Le cinéma est devenu une entreprise de dessous féminins pour une clientèle de vieux garçons.
Jeun garçon à la guitare. J’entends les vagues. À Cannes, comme ailleurs, on ne filme pas ce qu’on croit.
Il entend le vagues en regardant les images, Marcel Hanoun, grand précurseur du cinéma personnel lui permet d’élaborer une description succincte de leur cinéma :
Marcel Hanoun, rencontré sur la Croisette. Il semble filmer quelque chose au loin.
C’est ça leur cinéma, un cinéma du loin, loin de l’image qui, cette année, à en juger par l’ouverture du Festival avec le film Fort Saganne, qui retrace « l’exaltation de l’épopée coloniale », selon les mots du présentateur Henry Chapier marquerait « un retour au star système avec des films à grand spectacle. […] un retour à un cinéma […] romanesque, oùce qui compte d’abord, ce n’est pas du tout l’idéologie mais le héros, le roman, les sentiments […]. » Remarques que fera aussi Hernández, dont l’analyse effleure notre présent actuel.
En fait, on ne voit jamais ce que les autres font. Tout le monde filme et se fait filmer. Images qui se télescopent, mais qui s’ignorent. Toute la mémoire du festival s’éparpille et se perd dans la nature. Un jour, peut-être, on pourra tout récupérer et projeter. On verrait ainsi, se reconstituer une ville, un festival, des gens, la mer, des drapeaux. On verrait, peut-être, une certaine innocence, une certaine joie de vivre.
Tel est le pouvoir évocateur de sa parole l’année de 1984 où la palme d’or a été décernée à Wim Wenders pour Paris, Texas.
Qui est-il ? … Tony Curtis. J’avais quinze ans, quand il était le jeune premier le plus populaire d’Hollywood. C’était il y a trente ans. À l’époque, j’étais déjà déçu par Cannes. Il était évident que la politique et le folklore primaient au festival. Aujourd’hui, je constate : une fausse allure texane envahit le festival.
La définition du cinéma industriel de son époque est simple, mais le regard du cinéaste décèle un dernier paradoxe :
À Cannes, on filme ce qu’on voit, on montre ce qu’on a. Autrefois sur ces rives, une foule païenne célébrait au printemps, la naissance et le triomphe de Vénus. Soit l’apothéose de l’image. Aujourd’hui… Voilà le véritable emblème du festival, sa palme d’or : un triangle de Vénus dans sa coquille rose sur fond bleu. Tout le cinéma est concentré là.
Le film comme flux temporel va vers la cadence de la mer.
La mer, hier et aujourd’hui, est la seule à participer de cette célébration. Son rôle est de récupérer Vénus, de dévorer la palme. D’escamoter toute image. La mer est une langue profonde.
Je suis venu à Cannes présenter un film. Il n’aura pas plu. Un public de retraités aura été mon lot. Ici il faut savoir à l’avance où l’on met les pieds. Pour le néophyte, il s’agit d’une épreuve semée d’embûches, surveillée par des gardes-chiourmes. À Cannes, ce qui triomphe, ce sont les bons sentiments et le folklore, ou plutôt le folklore des sentiments. Famille, couple, enfants, le festival est un solide abri pour les valeurs traditionnelles. À Cannes, comme partout ailleurs, le public est à l’image du cinéma : conservateur, provincial, enfantin.
Une vague efface son ombre.
Sur le désert cannois, mon ombre se profile. Témoin occulte d’un festival sans gloire, elle attend l’arrivée des vagues, qui bientôt viendront balayer, emporter, effacer, toute trace de vanité humaine.
On entend finalement la mer. Le pistage du film est déficient, c’est une prouesse technique de vouloir synchroniser la parole, il le fait la veille de la seule projection du film qui aura lieu au Ciné-Club de St. Charles le mercredi 5 décembre 1984. Après la projection, il prend des notes pour faire des modifications qu’il ne fera jamais. Au cours de la projection de décembre, il fait la connaissance de son dernier amour. Il tombe éperdument amoureux d’un jeune canadien, à qui le texte de Vitriol, le troisième volet de son autobiographie, s’adresse. Les choses tournent mal et le film restera inachevé, sans pister. Le problème de pistage et de synchronisation est fréquent depuis Fragments de l’ange, il s’agit de donner le film monté à un laboratoire pour que l’on rajoute une bande magnétique, pour ensuite projeter le film dans un projecteur capable de faire le lien avec un lecteur de cassettes. D’où l’importance de chronométrer l’ensemble le plus exactement possible et d’enregistrer une lecture sur une cassette suivant le chronométrage, pour ensuite pister le film. Dans le film Midi (1985), composé de dix chapitres, qui ne s’éloigne pas du projet de 25 ans de cinéma, il prépare un texte pour la projection de St-Charles qui a lieu le 26 février 1986, et dans lequel on peut comprendre les ennuis techniques qu’il endure pour pister ses films : « Pour les films présentés, tous silencieux, je voudrais dire quelques mots d’introduction. Tenter cette expérience : lire le texte d’abord, voir le film après. Avoir le choix de placer les mots à l’endroit qu’on veut. Avoir le choix d’oublier les mots ou les images. Ou les deux »
Avec Tranches, le problème de synchronisation est contourné par la structure même du film, le montage regroupe des séquences aléatoires sur une période de trois ans. Le deuxième titre, l’allitération Réseau de raisins sur un ruisseau sans raison, résume l’ensemble. Les séquences, malgré la vitesse des images, se succèdent à un rythme modéré, constant comme un cours d’eau. À sa voix, se succèdent le son de la radio passant de manière intermittente d’une chaine à une autre et un cante jondo. Par le générique, qui n’apparaît pas dans le film mais dans les chutes, on sait que le film était dédié à Federico Garcia Lorca. Le générique, qui aurait dû, comme à son habitude, apparaître peu à peu vers la fin du film, est réalisé cette fois-ci devant un miroir sur son lit où des tranches de son corps nu apparaissent, parfois en prise directe, parfois à travers le reflet, suivant l’élan de sa caméra. Des fragments de son corps, de son sexe, parsèmeront le film, en rappelant son idée de faire un autoportrait avec le montage de deux photos côte à côte : « une tranche de viande et une glace brisée ». Un an et demi après cette note, en décembre 1982, le mot ‘tranche’ apparaît à nouveau, mais cette fois-ci relié directement au cinéma et à la vision : « Je pensais que la vision humaine est une série de « couches » successives qui fusionnent et produisent un « bloc gélatineux ». C’est ça la « vision concrète de la réalité ». Le cinéma est une tranche « découpée » et « extraite » de ce bloc gélatineux. » Cette approche, fort lyrique, et qui pourtant n’est pas si éloignée des dernières découvertes sur la vision, guide la forte pulsion de filmer tout ce qui le traverse. Les trois titres qui composent Tranches comme des parties détachables se trouvent, depuis le 13 avril 1984, dans son projet 25 ans de cinéma. En fait, il ne réalise que les trois premiers films de cette liste aux titres épiques : « Zones arbitraires de la peur », le 19ème ; « Œdipeégyptien sur un lit de glace et de menthe », le 9ème ; « La diagonale du désir », le 20ème. À ce rythme, en sachant que le quatrième titre, « Lamelles de chair au crépuscule », a été réalisé trois ans après en collaboration avec Catherine Diverrès et Bernardo Montet sous un nouveau nom : Le livre brûlé, il lui aurait fallut vivre encore au moins 10 ans pour réaliser l’ensemble des 25 films. Mais les ‘tranches’ se succèdent comme les jours, le film porte cette cadence impitoyable de l’ellipse du quotidien où, si l’on nous permet de paraphraser le texte : ‘nos pieds touchent le fond des choses en remuant le noyau germinal des actes’. Tel un matador, il fait face à la fulgurance d’un temps qui lui ôtera sa vie impitoyablement. Il sera pris dans ce rythme, redoublé par sa découverte de la danse, et ses 25 ans de cinéma resteront sans se célébrer. Mais voyons l’ensemble du texte qui est disposé uniquement sur les deux premiers volets, il ne s’agit plus comme Citron pressé au Blue Bar, d’une chronique quelconque concernant le cinéma mais de l’émergence du sens de son cinéma dans la simplicité d’une loi qui s’accomplit, tel qu’il est décrit dans les quatre premier vers :
Pigeon, matador, tempête
À la manière d’une branche de laurier qui étreint le front du temps,
ce film tresse de sa lumière fugitive la courbe de l’instant,
et affronte avec ardeur la poussée du sens
qui vient à la recherche de l’image pour imposer sa loi.
Paroles disséminées en forme de missive,
d’un appel, d’un mot quelconque,
d’une stèle.
Parfois la trêve du silence.
L’image saisie au vol,
tranchée dans sa nudité et sa solitude,
solidaire de la tempête, rebelle à la mesure.
Vaste réseau de sons aigus et d’images graves
qui jaillissent du sexe nu de la vie.
Bref, dénuder l’image et copuler avec la vie.
Surprise, dans le bain de sa propre lumière,
elle poursuit sa démarche, sombre ou ardente,
selon le vent et la saison.
Où va-t-il ce ruisseau sans raison ?
Quelle est sa rançon et sa leçon ?
Pigeon, matador, tempête :
trois cristaux qui s’assemblent pour former un pendant de lustre.
Trois morceaux, équation et dilatation de la même chair :
Orifice, veines, peau subtile.
Ou pourquoi pas ?
Désir, peur, attente.
Construire progressivement des séquences qui dérivent, s’interrogent, s’ignorent ou correspondent. Où le propice se profile, se dénoue, se dénonce, se transparente.
Quête ou fuite, ou simplement être.
Passion et réflexion.
Labyrinthe où l’image revient au centre même, au noyau de sa performance et de son désarroi : le nu, le sexe nu de la vie.
Ce qui vient dépister, déguster, ou refléter cette palpitation du nu ; qui se prélasse, se baigne, dort et rêve ; poursuit sa trêve humide parmi les nuages et les images.
À la manière d’une branche de cerisier qui perd ses fleurs au fil des jours.
À la manière d’une branche de laurier qui étreint le front du temps, ce film tresse de sa lumière fugitive la courbe de l’instant.
Ici, on entend une porte qui claque ; là, une voix demande une adresse ; là, le train arrive quelque part ; là, le silence.
Revenir au début du film et dire : c’est le train dans la campagne italienne.
Savoir que le son est ailleurs, qu’on ne peut le rattraper.
Il ne reste qu’à regarder l’image.
Tranches de quoi ? De tout : l’espace, la lumière, la couleur, le temps.
Ce à quoi se rajoute par le titre une autre accumulation du même genre :
Réseau de raisins sur un ruisseau sans raison
Savoir dire non, et faire pousser ce non dans une assiette de graines somnifères,
Qui drainent la petite mort du matin,
Si blême,
Au bracelet moitié argent, moitié brouillard ;
Bijou qui sent la terre noire où il a été sevré,
D’où il a été déterré.
Cheval uni par la peur,
Etable frais de vert espoir,
Et couvertures à carreaux qui abritent et affrontent,
Les ciseaux et la rude neige.
Des hordes aux sébiles à la monnaie jaune
aspirent à réduire en poudre la botte, la hutte,
sèment la crainte et le doute,
et agonisent d’ennui,
indifférents aux graines d’acier des tempêtes,
aux sombres péniches qui dérivent parmi les violettes de Parme,
les obélisques et les murs obsolètes ;
et voguent vers une mer à la chaleur inclémente et vorace.
Mes pieds touchaient le fond des choses,
Remuaient le noyau germinal des actes ;
J’y ai laissé des arrhes décisives, inaliénables,
Qui auraient servi à racheter la patine récalcitrante de la peur,
L’urinoir sauvage de la lune,
Les propos compulsifs,
Les vœux craints car exaucés.
Tranches est un film émouvant à plus d’un titre. Qu’il nous soit permis de nous émouvoir tout en gardant la distance vis-à-vis de l’objet épistémique. Poème de l’éphémère, de l’image, avec le double refrain qui le cimente, il agit en deux directions opposées. C’est d’une part, la perte des fleurs de la branche du cerisier, mais c’est surtout la force qui couronne le temps, sous la forme d’une branche de laurier. La perte de la vie et la trace pérenne qu’il y demeure. Le film réussit le sortilège de rendre l’instant captif, de tracer sa courbe, de faire sentir sa courbe dans ces images dont on sait que « le son est ailleurs [et] qu’on ne peut le rattraper ». C’est l’intensité de la vie qui le pousse à reconnaître son corps nu devant la glace, comme s’il voudrait s’accrocher à la vie, en soumettant son corps à l’émergence du sens et sa loi. Tout est latence dans ces images, le réel vibrant par le geste de son regard. On ressent dans le ton de son discours qu’il ne fait que commencer, que ces tranches inaugurent un nouveau régime de l’image ponctué par la lecture attentive de sa parole. Il se situe ainsi au degré zéro de l’image, sans être opaque, comme la disjonction de l’image et le son le provoquera, le réel devient la nudité de l’image, rebelle à la mesure. Tranche parmi les tranches, dont la parole et les sons que l’on entend font partie, les puissances du film – ce corps à deux têtes, s’adressent au plus profond de notre perception du réel. Non que l’on perçoive le réel bien entendu, mais que l’on assiste à la sublimation de la démarche de s’approcher de ce réel, comme la poursuite de cet interstice privilégié où l’image de la parole efface toute frontière nous permettant de surprendre la vie « dans le bain de sa propre lumière. » En abolissant le sens, en le ramenant vers une dimension épique — définition du montage qui n’aurait pas déplu à Eisenstein : « pigeon, matador, tempête », « désir, peur, attente », Téo Hernández redonne à l’image le « noyau de sa performance et son désarroi », fragments ultimes de sa vie enchevêtrés à jamais dans l’histoire du cinéma. Si dans le premier volet, il se questionne sur la raison de ce ruisseau, dans le deuxième, celui qui porte le titre, il nous livre le compte-rendu de son vécu, les mots dans leur nudité d’expérience totale d’une vie qui a atteint la maturité et est accomplie, car ses vœux ont été exaucés et sont – oh ! ironie, craints.
Cinq films d’août se situe à l’opposé de Tranches. L’aléatoire du premier, l’aspect diachronique d’un temps rassemblé par des coupes transversales de 85 à 87, disparaît devant la succincte synthèse de l’exposition dans l’unitéd’une bobine de 2 minutes et demie, tournée montée à 24 i/s. Le film est en ce sens une prouesse du regard à laquelle s’agence peu à peu la parole avec ses prémisses phénoménologiques. Son point de départ est l’axe de filiation de son cinéma, il se rend à La Ciotat pour commencer son enquête, dans la gare où Lumière a filmé L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895). Le projet est relié à une vieille idée de filmer 31 films en août, un par jour dans l’espace d’une bobine. Le film démontre à quel degré son regard a réussi à saisir un rythme tiré du réel, du parcours entrepris comme ascèse intériorisée du nouveau médium ; à quel degré il fait le vide pour apposer son regard sans perturber les multiples figurations et fulgurances du réel. Cette lucidité de son immanence dans l’acte de filmer répond, avec une simplicité accrue par la poésie, à la question qu’il avait initiée dans Vitriol, et qui apparaît ici sous un aspect moins métaphysique. Au questionnement insistant du troisième volet de son autobiographie : « À quel instant l’image a-t-elle besoin d’être ? À quel instant s’évanouit l’image ? À quel instant couper une image ? À quelle hauteur des yeux ? À quelle distance des bras ? À quel moment du jour ? », il remplace « Sous quel angle filmer un sujet ? » question scellée dans un pacte tacite avec la tradition.
5 FILMS D’AOÛT
I
LE CINÉASTE EST UN ARROSEUR ARROSÉ
Gare de La Ciotat.
Sur le quai, une plaque. En honneur de certains, qui autrefois, se sont posés plusieurs questions sur le même quai, à propos d’un train.
Je descends dans la ville. C’est le mois d’août 1986.
Il y a le soleil, le port, les chantiers navals, les bateaux, la mairie, la plage, les estivants.
D’un lieu à l’autre, essayons de nous poser quelques questions :
Sous quel angle filmer un sujet ?
De loin, ou de près ?
À quel moment ?
Quand le sujet arrive ? Ou quand il s’en va ?
Peut-être quand il est immobile.
Filmons la vie comme elle se présente.
Pari risqué, car il écarte toute question, et nous laisse seuls devant l’émotion du geste.
En fait, on ne filme pas la vie, mais un point invisible dans la distance. Ce qui se trouve au-delà de l’image que nous filmons.
Ce que l’on filme c’est l’angoisse du temps qui passe.
L’image, elle nous file des doigts.
En un mot, on filme le temps.
Dire seulement ceci : voilà l’instant.
Le temps : le réduire à la sérénité d’une image.
Dire : c’est le matin qui fait le film, c’est le mois d’août.
Est-il possible de rendre visible le passage du temps ?
De rendre visible cette transparence ?
Le montage du film se trouve dans le temps.
On découpe dans la clarté des secondes, des minutes et des heures.
Bref, il s’agit d’un accouplement situé hors du champ de la nature :
le temps voué à s’accoupler avec lui-même.
Mais tournons le dos au film, et contemplons la vie.
Elle arrive comme ce bateau qui gonfle sa voile avant de prendre le large.
Abandonnons tout souci, non sans nous dire, encore une fois :
Comment filmer un sujet ?
De pile, ou de face ?
Mouvement réflexif du médium dont on peut trouver l’origine dans le 23ème titre de 25 ans de cinéma : « Corps se dévorant lui-même : Le film ». Devant la vie qui s’échappe, il ne peut que disposer de l’art du geste, l’‘émotion du geste’, la passion du geste, effectuant l’action de ce montage « dans la clarté des secondes, des minutes et des heures ». Cette synthèse qui fait du médium un moyen du temps, voué à s’accoupler avec le temps, peut être vu comme l’axe directeur du film qui développe sa propre matière confrontée dans le deuxième temps à la matière du monde, crée une fine dialectique d’où il cherche à extraire la plénitude de l’être à travers la plénitude du regard.
II
LA VIEILLE CHARITÉ
Faire perdre son poids à la pierre.
Tendre un arc entre elle et la lumière.
Dépasser la pierre pour aller vers son secret : la solitude.
Point de voile sur ce secret. Celui-ci est partagé par tout ce qui vit à midi.
Le but, inavoué, de l’architecture, semble être, de péricliter— se laisser mourir et renaître de ses cendres, et offrir, seule cette évidence : une sereine solitude.
Indiquons cette autre vocation :
Le travail de la pierre nous dépose au seuil de la lumière et nous conduit à son apogée.
Cet ancien savoir — cette intimité à partager : le don de soi.
C’est de cette compréhension — le don éternel de la pierre —, que l’être peut poser son empreinte dans sa propre plénitude.
C’est la lumière qui donne à la pierre la mesure de sa grâce.
La figure de la pierre s’élance, et reste, suspendue, dans l’air.
Elle se traduit en emblème de l’instant.
On attend de la pierre, ce qu’on reçoit de la feuille : le cadeau de la grâce.
De la pierre passons au geste de la main, qui tient, dans sa courbe, cette autre architecture : l’habitation de l’instant.
Frugale structure, et diaphane.
Tout invite, là, à y poser le pied.
À demeurer, suspendu, en elle.
Il s’agit pour Téo Hernández de pousser au maximum cette plénitude de la parole qui serait l’accomplissement de son dessein, d’un destin à travers le cinéma. Tout lui est dévoilée comme le secret intime de l’être, solitude aperçue dans le dynamisme de la pierre suivant ce compte rendu de plans qui scrutent l’image architecturale. C’est ainsi que l’on peut aussi comprendre son idée d’appeler son autobiographie « Architecture du rêve », lien qui pourrait être élargi à une‘architecture du réel’ en tant que lieu d’« habitation de l’instant » créée par le geste intégral de son corps. Son cinéma est dorénavant un tout, projet unique aux voies confluentes. Tranches et Cinq films d’août en sont au centre et font partie de son autobiographie. Après avoir répondu à la première question, « sous quel angle filmer un sujet ? » en faisant un lien entre la matière et la plénitude de l’être à travers le film, il retourne à la source où tout a commencé, à la source de cette écriture du réel qui allait éveiller sa parole six ans auparavant quand, en étant à Marseille, il sent pour la première fois, le désir impérieux de filmer le réel: « En me promenant dans le quartier du Panier, j’ai eu un subit et profond désir de filmer ce monde qui semblait se dérober à jamais sous mes pieds. Un monde qui serait bientôt écroulé, anéanti et balayé et dont ne resteraient que quelques images qui auraient […] »
III
AU PANIER
C’est là, entre la montée des Accoules et la rue Baussenque, un jour de l’été 1980, que j’ai ressenti une double émotion : sauvegarder ces images d’un monde qui semblait chavirer dans la clarté du jour, avant de disparaître à jamais.
Sans savoir, à ce moment-là que c’est dans cette fragilité qu’il puisait sa permanence.
Portes, toits, linge au fenêtres, caniveaux, enfants, intérieurs sombres et secrets, tout cela semble s’adresser et se diriger vers un aimant suspendu dans l’air.
Ce flot harmonieux des choses fonctionne avec l’horaire du vent et du bleu du ciel, tempéré par la solidarité de la pierre ; s’abandonne et montre avec une conviction égale à l’ardeur du ciel, ce qu’on est, et ce qu’on n’est pas.
Cela étant important. Il suffit de voir à travers cette lumière aveuglante.
Ici, il s’agit d’être et de ne pas être.
Je parlai d’une autre émotion. Cette subite floraison :
L’évidence du dénuement devant tant d’ivresse.
Comment filmer cette quantité de vie ?
Question qu’on ne se pose sans se dire : comment filmer cette qualité de vie ?
Une certitude : seul, et avec un geste.
Il suffit de faire un pas.
Mais ces images qu’on voit à présent datent de l’été 1986.
Ces intérieurs restent toujours dans l’ombre, et ne se donnent qu’à eux mêmes, aussi sereins et lumineux, forts de la vie qu’ils renferment.
Cette vie qui arrive, dans une courbe de vent, et se pose, souriante, ou avec un cri, sur le trajet quotidien du temps.
Fidèle au même regard, l’objectif recueille ce théâtre de la Totalité, où vie et représentation se présentent dans la même image.
« L’évidence du dénuement » face à ce moment si important de son œuvre, exclut tout effet de mise en abîme car toute son œuvre conflue vers ce moment de clarté dans lequel il croit découvrir la pérennité à l’origine de cette pulsion qui l’a poussé à filmer le réel. Si six ans n’avaient pas suffi à effacer l’antique empreinte de ce monde aujourd’hui en effet révolu, s’il se trompe en croyant avoir décrypté la clé de sa permanence, cette permanence est désormais celle de son regard, puisant dans la fragilité du film. D’un bout à l’autre, de Souvenirs : Marseille à Au panier, sa vie se définirait dans le montage incessant où cette géographie amie le fait, lui même, graviter avec récurrence autour de « cet aimant suspendu dans l’air ». La question du début, « comment filmer un sujet ? » se développe en soulignant la contingence du réel : « Comment filmer cette quantité de vie ? » pour ainsi acquérir sa dimension éthique : « Comment filmer cette qualité de vie ? » Véritable devoir du médium vis-à-vis du réel. Sa démarche est la réponse : « Il suffit de faire un pas », pas dans le vide, après avoir fait le vide, en s’intégrant à la contingence. Son regard, ce pourrait être là la clé, s’intègre symbiotiquement au réel, il agit comme un nerf hypersensible, il « recueille ce théâtre de la Totalité, où vie et représentation se présentent dans la même image », geste majeur de son cinéma. La lutte contre le temps peut ainsi continuer dans la métaphore de l’arène où la vie fait face à la mort, où lui s’auto-décrit et se définit dans l’acte de filmer :
IIII
DES ARÈNES À PICABIA
À l’origine de la pierre : une source.
Elle est toujours vivace. C’est la ville même.
Un nerf secret conduit le film vers la source de l’image : l’agonie du temps.
Laissons mourir le temps et allons vers la permanence de la pierre.
Recueillons la modulation de la source.
Faisons une ronde autour de la pierre déchue.
D’un geste bref, dressons sa transparence.
Le film suit sa course débridée dont le but est ce raccourci du temps : réunir dans le même geste, l’ancien et le nouveau.
Tressons une guirlande avec l’image, autour du torse de la source. Allons vers cette source : la forme de l’instant.
Dessinons avec le doigt le feuillage dans le sable, et dégageons le fruit opulent de l’instant.
Regardons dans la source le double de l’image.
Cette image qui reçoit dans son centre la flèche de l’instant.
Offrons au film cette autre image. Sans effacer celle-ci, qui défile à présent :
Une tenture pourpre flotte sur l’arène.
Les crotales d’argent résonnent dans le ciel.
La foule acclame le corps hardi, dégagé de ses habits,
qui s’élance au combat du temps,
dans l’étendue de l’arène.
Son arme : l’éclair de son geste,
la juste position de ses membres dans la transparence de l’air.
D’un trait il réussit son exploit :
abolir la distance entre l’image et le temps.
Cette prouesse : dépasser l’image pour atteindre la vision.
Une dernière intention :
Imprimons ces paroles, à la manière d’une épigraphe, sur l’étendue du film.
Fruit, source, flèche, l’instant appartiendrait à son discours par l’éloge entrepris dans la pratique, par l’effort commun du corps et de la parole. Il accomplirait ainsi la prouesse de « dépasser l’image pour atteindre la vision », en faisant de cette image autre chose qu’un temps rapporté. Le cinquième chapitre St-Victor de Marseille, n’est que le vécu en silence « sur l’étendue du film » de son cinéma. De la tension du montage par tranches, décrite comme l’équation de la chair transfigurée en désir, peur et attente, au rythme clair et sûr d’une promenade qui dessine et traverse le seuil d’un étémémorable où il célèbre la vie, le projet cinématographique de Téo Hernández est au plus haut de son essor. Tranches,éloge de l’éphémère, Cinq films d’août, l’éphémère incarné. Si dans le premier, la voix s’accouple à sa pratique et se dissout, dans le deuxième, elle exerce une telle compénétration avec le film, qu’il ne serait pas exagéré de dire que toute sa vie aboutit à ces treize minutes, et que ces treize minutes rejoignent à rebours la tension de cette durée organique éveillée au monde par le cinématographe Lumière. La danse viendra surenchérir cet état, avant que la vie elle même, presque en un instant —il découvre sa maladie en avril 1991—, lui soit ôtée. Un jour avant de mourir il dresse encore sa parole pour s’intégrer à la totalité :
« Mon cœur est la rose de la nuit
les étoiles filent
la rivière avec ses roseaux
et son argent liquide
souvenir des arènes
de pas et d’ombres inscrits
sur l’infini du ciel
des amours emportés ne
sont que des nuages
que le vent déchiquette,
ce soir toute ma vie,
soudain n’est qu’une fenêtre
où s’étale l’indicible
Teodoro Hernández
St-Ouen
21. agosto. 1992