Le film de Jean-Pierre Duret et Andréa Santana commence crûment: un espace de banlieue, un trafic routier incessant au long d’un pont jeté au-dessus d’un fleuve – motif récurrent du film – des poids-lourds qui vont et viennent dans notre monde de marchandises. C’est cela le ring : un décor sans qualité où l’on se bat. Jour après jour, pied à pied. Chacun à sa manière, accroché qui à une plante, qui à un animal, qui à un enfant, qui à l’humanité tout entière des mal-lotis, des affamés, des laissés sur la route, et pour que continue à circuler la chose la plus atomisée, la plus mise à mal, la plus contrecarrée qui soit dans le monde d’aujourd’hui : le don. Don de leur temps et de leur force par des bénévoles, hommes et femmes, jeunes ou moins jeunes, pour que vive un supermarché gratuit du Secours Populaire. Don d’un grand solitaire à une famille déshéritée pour que lumière et chauffage soient. Mais surtout, don des cinéastes au lieu, celui a priori non-cinématographique d’une grise cité autrefois industrielle et aujourd’hui moribonde : prenant le temps du regard et de la relation, ils ont su capter en ceux qu’ils ont rencontrés au fil de leur patience à nouer là des liens, puis écouté et filmé, cette puissante insistance à tenir qui font des pauvres, les héros modestes de ce pays. Et voilà donc Se battre.
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Le ring est d’abord un espace réel. Celui auquel se confronte quotidiennement un jeune homme de vingt ans. Dès l’ouverture du film, il lui insuffle sa force et sa beauté. Le garçon en veut, et pour l’instant les coupes rutilantes ramenées à la maison donnent raison à sa tactique. Plus même : encourageant ses rêves, chaque succès à la boxe lui permet de changer en optimisme de l’énergie toutes les humiliations du pauvre, accumulées depuis une enfance, où toit, famille et travail ne rimaient pas forcément avec pain et abondance. En outre ce jeune homme tranquille a des paroles sur le HLM comme espace de convivialité littéralement inoubliables.
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Le ring, bien évidemment, c’est aussi l’espace symbolique que définit un monde qui impose de Se battre ou de mourir. Le film en capte avec mordant le décor : qui ne sait pas, qui ne sait plus, qui a perdu un jour la main, qui a laissé filé le temps un peu trop, qui a faussé compagnie aux parkings, supermarchés, bifurcations sans âme conduisant toujours plus vite vers nulle part, celui-là, celle-là, sera implacablement broyé. Se battre est le titre, le ring, une somptueuse et terrible entrée en matière et le film un mouvement du regard et un travail de mise en relation d’un soi filmeur à des personnes filmées, qui creuse petit à petit à l’intérieur de ce cadre. Il faut regarder Se battre en face, tel qu’en lui-même. Et que voit-on alors, de chair et d’os, de film et de matière, de son et de lumière ? Nous entrons dans Givors, par tous les temps que le Rhône nous fait, et ce faisant, nous laissons là toute espérance, ou plutôt, il nous faudra tout le temps de ce film pour la laisser et la reprendre, au bout d’un long tunnel, qui, pour ne laisser ni indemnes ni indifférents, assurément nous aura rendus plus forts à notre tour. Renforcés en notre potentialité de résistance. Car Givors-le- monde qui me parle, nous concerne, vous met en cause.
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A Givors, et après leur trilogie documentaire sur le Brésil, Duret et Santana ont donc promené deux ans durant leur caméra patiente et attentive d’humanistes, leurs yeux et oreilles d’homme et de femme citoyens du monde (Santana qui est du Nordeste brésilien, plus disposée que quiconque à comprendre les effrayantes injustices d’un monde clivé entre les riches et pauvres), pour y découvrir qu’il ne s’agit pas ici d’un énième décor misérable oublié de tous les nantis. Non. Dans ce paysage aujourd’hui coincé, morne et dévasté, mais autrefois industriel et florissant, c’est ici et maintenant la substance d’un pays qui se joue, et que les cinéastes nous dévoilent.
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En décembre 1792, Robespierre écrivait : « Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière, il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle. » Or à Givors en 2013, ne pas montrer sa faim est d’abord un combat quotidien pour la dignité humaine. A Givors dans l’aube navrante et désenchantée d’une banlieue vidée du plus petit reste de poésie – celle qu’avait encore su voir, filmer, fixer Duras dans Le camion – mais sans autre horizon ici que le quotidien lessivage du capitalisme triomphant, des gens se cachent pour aller ou venir au Secours populaire, ce grand pourvoyeur de nourriture, et ne pas mourir tout à fait. A Givors, où travailler vous donne le
sentiment d’être un prince, la misère rend bien seul et la solitude misérable. Oui, en France en 2013, notre banlieue, notre peuple a faim. La caméra saisit délicatement au fil des saisons le ballet triste et honteux de ces affamés modernes où, à force de patience, elle s’est faite elle-même paysage. Elle capte ce qui ne voulait d’abord pas être capté, plus précisément, elle inscrit dans ses plans souples et photographiques ceux qui résistaient encore à cela mais finissent par arriver d’eux-mêmes dans le cadre, laissant de côté leur inquiétude de pauvres, leur pudeur d’Invisibles , et parce qu’ils ont bien senti que l’éthique insistante de l’opérateur face à eux ramène l’Humain au premier plan c’est-à-dire leur rend une dignité en cinéma. Duret et Santana ont l’art des rencontres, ils l’ont déjà prouvé dans leurs autres films. Bref, ceux qui auparavant rasaient les murs – car le tour de force meurtrier du capitalisme est bien de donner mauvaise conscience à SES victimes – reprennent un peu de corps, un peu de foi en eux au fil du film et dans le regard de ceux qui les regardent sans les juger.
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Ils n’ont pas tort. Filmés à la juste distance, qui ici est une proximité du cœur, sous des lumières diverses et changeantes, leurs visages s’inscriront durablement dans nos mémoires. C’est bien sûr et avant tout celui abyssal de solitude d’Elisabeth, qui tous les jours dîne seule avec son chien et ses chats, dont l’un même est borgne. Son petit appartement ressemble à s’y méprendre à ce qu’est devenu son visage de femme avec le temps, autrefois si coquette cadre supérieure : dans la misère et la crasse surnage un reste de lustre, la trace des fastes d’antan, et dans les gestes vides de la chômeuse de longue durée humiliée, l’illusion de retrouver un jour un sens à ses journées. Mais c’est aussi celui pudique et fuyant de celle à qui ne reste plus que le fleuve et tout un petit peuple d’eau – ragondins, cygnes, canards – dont elle connaît très précisément les mœurs animales particulières – pour cacher une infinie détresse. Cette femme, au terme de l’interview, s’en ira décrocher d’une branche aux jeunes pousses printanières l’un de ces grands sacs Carrefour ou ED soi disant durables ou écologiquement responsables, ici rempli d’un pain que l’on suppose rassis comme de la pierre, dans un geste stupéfiant de patience et de douceur. Ce moment de cinéma où le rapport tout entier d’un être au monde se voit dévoilé dans un détail, en revient précisément à ce principe du don qui circule dans tout le film. Grande délaissée de la société, cette femme a su convertir sa douleur en une attention à ce que personne ne sait plus voir du monde : la fragilité d’une branche au printemps, la beauté d’un fleuve aux eaux frémissantes de lumière, la grâce d’un cygne qui s’approche, la drôlerie d’un dandinement de canard où elle capte dans un sursaut de malice rieuse et tendre une image d’elle comme ce canard boiteux dont les autres ne veulent plus. Encore fallait-il saisir au vol ce message exprimé dans un moment de grâce que seul fabrique l’art attentif du documentaire. Ce qui se joue là est très précisément une proposition philosophique de première importance et que l’on pourrait formuler ainsi : et si c’était au cœur même d’un dénuement visible – comme nous l’a enseignée depuis longtemps déjà la connaissance des peuples premiers mis en mots par un Lévi Strauss qui les fréquenta au Brésil – que palpitait la plus grande richesse qui soit ? Duret, fils de paysan et qui n’a, pour notre bonheur, rien oublié de ses origines, a évidemment compris que c’est par tout ce qui se trouve autour de ceux et celles qu’il filme – plantes, nature, animaux – que ceux-ci et celles-ci puisent la force de tenir encore. La physique des choses qu’il nous offre alors, cet effleurement haptique de la terre, des légumes, de l’eau et des plantes, est ce à l’intérieur de quoi le spectateur respire à son tour avec reconnaissance : une poétique du monde est là, qui fait triompher le meilleur du vivre, loin de tout sentimentalisme.
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Mais il y a d’autres visages encore, parmi tous ceux qu’on n’oubliera pas. Par exemple celui, beau encore, de cette jardinière un peu paumée dont le visage tant s’illumina le jour de la première paie – jusqu’à prendre le cinéaste à témoin de cette manne exceptionnelle, les 600 euros mensuels de son travail de réinsertion – elle dont le fils lui a été retirée et qui a gardé l’espoir de le reprendre.
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Et tant d’autres encore, visages qui nous traversent, entre lumière et ombre, tatoués de misère. Mais nous, que ferons-nous de leurs visages une fois dehors ? Aurons-nous, face à d’autres cheminées muettes d’usines dévastées, une pensée pour tous ces emplois morts, envolés (Où ? Par qui ? Comment ?), et pour tous les visages défaits qui les contemplèrent ? Et quand nous mangerons bio, nous, bobos des classes moyennes, rendrons-nous un silencieux hommage aux petites mains anonymes qui, par tous les temps, ont ramassé pour nous la mâche luxueuse et donné forme appétissante aux légumes frais de nos paniers de nantis ? Oui, que ferons-nous de cela qui nous est
donné en partage, don fragile du cinéma qui nous met de plein pied avec ces fragments d’existence à la fois offerts et pourtant si terriblement pudiques ? Car ailleurs c’est ici, une fois encore. Il n’est point de fuite possible, et le monde – nous ne le savons que trop – n’est plus que l’immense « ici » d’un présent aussi dur que la loi d’airain du marché, tandis que tout « ailleurs » se défait comme le rêve puéril de la fiancée de notre jeune boxeur.
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En nous offrant Se battre, Duret et Santana ont fait beaucoup plus que faire un film. D’abord, ils donnent un visage à ce qui n’existe plus que sous la forme de mots abstraits. Enfermer la réalité dans des mots et des chiffres, nos technocrates l’ont appris des fonctionnaires du IIIe Reich. Mais ici, plan social, étrangers en situation irrégulière, chômage de longue durée, explosent devant la réalité fondamentale des situations et des êtres, qui recouvre tout, comme la marée vivante.
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On s’étonnera peut-être de l’absence des « politiques » au fil de ce film d’engagement. A contrario tous les visages et destins rencontrés sont la manifestation éclatante comme stigmates des effets d’une politique dont les ravages ne datent pas d’aujourd’hui. Et puis on sent bien que c’est aussi la présence des cinéastes et de leur désir de film qui, au fil du temps, redonne corps à chacun en lui-même, que le trajet accompli s’est fait avec eux, par leur cinéma et à travers leur regard attentif. Duret et Santana, en incarnant ces êtres en cinéma, en les filmant, les ont rendus petit à petit à eux-mêmes, et partant, ont fait un geste politique. Au creux de l’infinie faiblesse et impuissance de leurs protagonistes se puise la force dont ceux-ci alimentent leur survie. Et depuis leur tunnel, ces hommes et femmes qui luttent pour chaque jour sans pain, nous donnent du coup aussi un espoir qui s’avive, tissé de la conscience de tout ce qu’ils ont tenu jusque-là.
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Saurons-nous être dignes de cette leçon ?
Se battre
Texte de Claire Angelini, 2014