Bâtir une ruine, un regard sur « La guerre est proche » de Claire Angelini

Texte de Sandrine Rebeyrat, La collection d'Ana D., 2013

L’entrelacement des réseaux, le trafic des voitures et camions, l’usage bruyant des diverses voies d’acheminement ouvrent le film de Claire Angelini tourné en 2011, La guerre est proche. De ces liaisons routières, nous ne saurons rien. Car de fait, le transport des marchandises et des hommes se poursuit dans un vacarme palpable mais lointain. Sans doute s’agit-il d’un maillage reliant villes et villages, traversant des pays, rapprochant des personnes, bref, établissant les connexions nécessaires à la vie, au commerce, aux loisirs ou aux urgences. Alentour, les véhicules circulent, et nous laissent au sud de tout, devant quelques collines grises, des silhouettes, une terre sèche et poussiéreuse, des herbes rases puis des buissons, des arbustes. Pays de petites montagnes et de plaines vides, paysage de traversées, irrigué de passages et de circulations ininterrompues. Tout cela s’aperçoit, comme aux abords des grandes villes industrielles, lorsque le paysage change dans un interminable moment d’imprécision.

Le bas-côté mord l’enrobé noir de la petite route, celle qui coupe l’image en deux pour s’interrompre en haut d’un remblais. Le bitume s’effrite, se mélange aux graviers et aux sables. Là, la route semble se suspendre. On se dit que cette butte a littéralement été retournée, écimée pour faire tremplin. Puis on voit des grilles – plus loin des treillis de sommiers – traitées comme des surfaces le long desquelles glisse la courbe de la petite route. L’espace est approché sans être situé ou délimité. Le balancement des points de vue, l’alternance des champs et des contre-champ, nous maintiennent dedans et dehors. Les grandes éoliennes insistent à battre le vent, en plans fixes. La guerre est proche. Le titre interrompt le film en lettres capitales rouges, sans que l’on sache très bien de quelle guerre ni de quel lieu il s’agit. Il y a du secret dans la progression intériorisée des paysages, dans l’approche prudente des grands ensembles de ruines. Une fouille s’ébauche plus qu’un inventaire, là où le regard se pose sur un enduit, l’enchâssement d’une poutre, l’embrasure d’une fenêtre, le mur du fond, grand aplat noir découpé montrant par un léger écart l’ossature d’une charpente.

Cette découpe articule l’espace plongé dans le noir en reliant le sol au plafond. Une voix d’enfant entame une lecture et transforme l’immobilité de l’architecture en une expérience absolument incarnée (ouverture de l’oratorio). Quand la voix s’élève, peu spectaculaire, le texte explicite ce que l’on aurait à voir, ce “ciel sombre aux couches épaisses”. Elle confirme les intuitions – il s’agit d’un camp d’internement – et précède des images à venir : paysages aux “mares et ruisseaux d’un liquide inconnu et tiède”, aux “gouffres où l’on tombe sans cesse”, “aux abîmes de lumière”. Le récit suggère ce dont est faite l’attente d’un enfant qui se sent perdu. Dans le procédé artificiel du montage, la fiction soutient l’exploration du lieu. La qualité de la bande sonore est déterminante, les voix enregistrées (l’enfant, l’architecte, l’espagnol, la harki, la militante, notamment) imposent à l’image une forme de réel. Des poches de silence suspendent le flux des voix, comme une systole s’ouvre et se ferme : contractions organiques qui donne aux images une intensité poétique et humaine. A eux toute l’humanité, ceux qui dorment, ceux qui meurent, ceux qui en réchappent.

La description du mécanisme de ruine (L’architecte, chapitre 1) succède à la rêverie tragique du texte de Victor Hugo. Sans attention particulière, l’espace bâti se défait. Certains murs tombent à plat le long d’une ligne de pointillés. Les baraques restent dressées ou s’effondrent, dessinent au sol de nouvelles configurations architecturales : des tracés, des élévations, des rabattements. Le processus poursuit son avancement. La voix off explore plus qu’elle ne commente et ne parvient jamais à épuiser le travail de ruine. Ce que montre la description, c’est le jeu des tensions, des épreuves, des processus, des forces en présence. Les ruines semblent déborder de leur lit. Des paysages apparaissent dans les interstices, se faisant une place parmi les matériaux de constructions : sapins arc-boutés, herbes frêles, pousses rampantes, arbres sortant des murs, fleurs jaunes inondant les anciens éviers. La ruine est un épanchement. Les cigales, elles aussi, s’épanchent, c’est l’été peut-être. Leurs cris prolifèrent, agacent. Une sorte d’impatience remplit l’image, une saturation sans retombées, sans silence. De stridences en éparpillements, la matière sonore accompagne la lente désagrégation des bâtiments. Elle restitue ce mouvement pénétrant de l’eau qui infiltre les murs. Les nappes sonores sont des terres rases, des nuées, des nimbes, monotones et grandissantes qui soumettent le film à l’émiettement.

Les baraques du camp de Rivesaltes ont été construites pour des militaires et ont partiellement subsisté. Ruines, décombres, vestiges, la matière dégradée fut soumise, comme les hommes, à l’âpreté des éléments climatiques. On y a placé les exilés après la retraite espagnole des années quarante. Le camp a servi de lieu de regroupement de juifs raflés dans la zone sud, déportés ensuite vers le nord. Des soldats allemands prisonniers y ont été détenus à la fin de la seconde guerre mondiale, puis des harkis, candidats à l’exil, enfin, une grande diversité de populations migrantes. Ce lieu fut l’un de ces camps d’enfermement de personnes indésirables sur le sol français jusqu’en 2007 (un dispositif d’empêchement) : il devait contenir, maintenir, redistribuer. Le film est chargé d’un lexique de signes écrasants (des grilles, des portails monumentaux, des travées, un plafonnier, des ombres menaçantes ancrées au sol, du mobilier en béton, des boucles de barbelés, de grandes lignes de fuites ouvrant sur des perspectives inabouties). Ces citations visuelles se lient à la continuité d’un usage du lieu : reconduction d’une infamie qui proscrit femmes, hommes et enfants de toute dignité. Il s’agit du retour aux modèles mêmes de l’exclusion, au bannissement et à l’avilissement. Les habitations subissent des épreuves successives conjuguant la dégradation progressive, la chute brutale des maçonneries, le pillage. Les baraques apparaissent maintenant sans ressemblance avec ce qu’elles ont pu être tout en demeurant d’essence identique : zones de transit, zones intermédiaires, zones d’oubli. Aujourd’hui les baraques standard des camps de rétention hantent des terrains vagues qui ne sont ni le front ni l’arrière-pays, pour contenir une guerre à l’immigration plus contemporaine.

Tout fait toujours retour comme cette ritournelle de cristal, berceuse entêtante. L’enfance hante le film : un nouveau-né qui dort paisiblement, un bébé qui n’aura pas survécu aux morsures des rats, une fillette dont la mère soigne les paupières irisées de plaies avec des feuilles de camomille, derniers gestes d’attention, un jeune lecteur des Derniers jours d’un condamné. Analogies, variations, reprises, le mouvement du film est entraîné dans une succession de récits reprenant incessamment celui de la pensée. La construction fait des digressions et des retours, les mots se reprennent, les situations varient et se répètent. La guerre est évoquée par quelques événements saillants, marquant les corps, brutalisant les êtres. De ce monde défait, le film produit un espace sédimenté et complexe. Les dates et les événements restent flous, aucun récit linéaire de faits et de liens logiques mais un travail incessant, déchirant, mêlant progrès et retours dans une temporalité sans perspective d’achèvement.

Le camp est ravalé au rang de ses fondations. Parfois, les murs tombent et le toit s’affale au plancher, parfois les murs restent à l’à-pic, gardant d’une certaine manière leur structure, à peine affaissée, un aplomb absurde ne servant à rien. Certains toits au sol ressemblent à de grandes ailes posées. Il y a des ruptures dans l’amas des matières, du bris, mais aussi de l’informe, du souple. L’observation des ruines est celle d’un événement à venir ou qui s’est trop produit. Claire Angelini filme les bâtiments de tous côtés, souvent plusieurs points de vue pour une baraque, un pan de mur en équilibre, une trouée. Il nous semble alors revenir au même endroit, car tous se valent peut-être. Les rectangles de gravats au sol, les perspectives appuyées, les murs dressés obstinément, irrégulièrement crénelés, les dépouilles des fenêtres, le cadre qu’elles posent sur le paysage. Le découpage militaire et géométrique joue avec l’érosion, laissant des bribes, des éclats, des détails du cadre bâti, quelques couleurs, des restes d’architecture, façade éventrée, structures rognées, fissures, tas, trous, caves…

On hésite finalement entre les décombres et la ruine, entre le soir et le matin, pour revenir toujours au même, dans un mouvement circulaire qui n’est pas sans rappeler celle des éoliennes immenses qui surplombent le site. Ces ailes modernes signent le paysage d’une attention politique particulière. Mais la production raisonnée des énergies devient visuellement insolite : figures de progrès, elles semblent fichées dans ce lieu, épinglées au paysage, donnant à celui-ci la taille de plans relief. Et l’on ne sait, dans un trouble réitéré qui de l’espace bâti ou des éoliennes témoignent de la réalité des échelles. Plus encore, surplombant les baraques miniaturisées, les éoliennes contribuent à la fabrication d’une image furtive mais tenace, incroyable en l’occurrence, celle d’un lourd paquebot pris dans des marais asséchés.

En détaillant la résistance des matériaux, en inscrivant implicitement le site dans sa géographie, en le dramatisant à sa manière, l’étude – le film – anticipe non seulement la destruction future des bâtiments, mais parle aussi de l’intégrité de ce lieu. Les longs plans fixes soulignent la tension, si continûment palpable, entre la dimension allégorique des processus de destruction et la réalité brute, immédiate de la survie humaine. Parmi les infiltrations, les ruissellements, les saturations, les voix se déposent, laissant place au chœur, place à la lucidité, place au réel. Avant d’être un témoignage, les voix s’insinuent dans l’image. Les accents, leur texture et leur timbre, le débit des paroles, le bégaiement, le souffle se confondent avec la respiration du paysage. Elles sont dans ce qui s’en va. Des images se forment dans l’imaginaire. Ce qui se dit cohabite avec le non-dit. Le tangible côtoie le fantasme et l’hallucination.

La harki (chapitre 3), transie et incrédule, raconte comment elle entendait dans ce camp, enfant, les bottes des soldats nazis, hordes traversant les murs. C’est son apparition à l’image qui suscite l’étonnement, son portrait furtif, cheveux décolorés, surprenante de blondeur et de retenue. La teinte surnaturelle de sa chevelure rappelle les quelques gouttes d’essence que sa mère lui glissait derrière l’oreille pour lutter contre l’invasion des poux. (…) “Ils verront voltiger dans la nuit de petites étincelles rouges qui, en s’approchant, deviendront des oiseaux de feux” (…) Les récits déréglés prolifèrent. Ce que l’on peut presque toucher nous touche. Car la guerre n’est pas seulement proche, elle est dedans.

Dans la construction, tout est traditionnellement recouvert en fin de chantier. La répétition, le fragment, la discontinuité, ou encore les déconstructions laissent apparaître dans le bâti, et dans le film, le déchiquetage, le bord brut des entailles, le temps, l’histoire et la mémoire. Le film, en s’attardant sur les effets de la ruine, montre l’obstination qui marque un peuple – un Etat – à se protéger violemment d’on ne sait quelle menace, de générations entières de migrants et d’indésirables. Quel est ce théâtre des opérations, à la marge des lieux de l’Histoire. Quels sont ces lieux inhabitables, produits de déclassements successifs où s’organisent, si cela se peut, la survie ? Loin des champs d’honneur, il y a ce qui s’organise par décret. Celui “relatif à la situation et à la police des étrangers” (1938) est cité en fin du film. Ce théâtre est aujourd’hui celui des réminiscences surgissant de la mort, de son odeur, de ses saletés. En traitant de la matière physique de la civilisation (briques, mortier…), des lents processus de décomposition, du hasard, le film induit une réflexion sur l’ordre, le partage du pouvoir et les lois qui nous régissent. Certaines ruines durent. Il nous faut veiller à ce que la flânerie ne nous les rende trop attachantes. “Je me représente l’entropie comme un plus terrible monstre que le néant. Le néant est de glace et de froid. L’entropie est tiède. Le néant est peut être diamantin. L’entropie est pâteuse. Une pâte tiède.” [1]

La question n’est plus celle de l’effet éventuellement produit sur le spectateur du film mais celle de la tâche infinie de la réparation, de la construction, de la fabrication, comme une origine dans l’espace collectif, un jeu d’étayage pour un monument sans monumentalité.

Sandrine Rebeyrat est écrivain. Elle est directrice des études et de la recherche à l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Dijon.
Pour La collection d’Ana D., elle propose « Bâtir une ruine », un texte critique sur La guerre est proche de Claire Angelini, film choisi en 2012.

collectiond-ana-d.blogspot.com

[1] Victor Segalen, Essai sur l’exotisme (1914 – 1918), Paris, « Le livre de poche. Biblio essais », 1970, P. 76

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