Autrement la Molussie est un film radicalement congruent à son objet : il entend conduire une interrogation sur l’altérité du cinéma sur pellicule à « l’ère de la reproductibilité » en haute définition, de même qu’Anders dans « Die molussische Katakombe, s’interroge sur les fondements du fascisme occidental à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, et, plus tard, dans L’obsolescence de l’homme, s’interroge sur ce que l’homme est en train de devenir à l’ère post-industrielle.
Le lien entre ces deux démarches – celle de Rey rejoignant dans son film celle d’Anders dans ses livres – est bien la quête de ce qui fonde toute notre civilisation actuelle, à savoir, la place de la machine dans le monde : « la technique est désormais notre destin, au sens où Napoléon le disait, il y a 150 ans de la politique, et Marx, il y a un siècle, de l’économie. » (Anders, L’obsolescence de l’homme).
Le film de Nicolas Rey nous présente un certain nombre de « situations de paysage » dans la France de ces quatre dernières années. Mais ce n’est pas un film sur les paysages, encore moins sur le territoire, comme l’ont été, par exemple, ces missions de la Datar, qui cherchaient à représenter les aspects les plus caractéristiques du paysage français contemporain. Autrement la Molussie est plutôt un objet de pensée concret sur l’espace filmique, qui cherche à provoquer des collisions de matières avec des situations qui renvoient organiquement à ce qu’interroge Anders.
De Die molussische Katakombe, roman qui se déroule en 44 jours et un certain nombre de nuits, Nicolas Rey extrait des fragments, rejouant la scansion temporelle très forte du livre via celle des bobines, et donnant à chacune d’elle le titre de l’une ou l’autre de ces journées, parmi lesquelles « Feindschaft kommt im Töten » (La haine vient en tuant), « Zurück zu Natur » (Retour à la nature), ou encore « Das Positive ist unsichtbar » (Le Positif est invisible).
Dans ce film, il est question d’espace, et très vite aussi du travail – ou des gestes du travail d’hommes à la tâche, mais en sursis de leur gestualité même –, comme si l’un conduisait à l’autre, et vice-versa. C’est ici l’image de deux ouvriers dans une scierie de montagne, de deux jardiniers à un rond-point dans le sud de la France, ou encore, de deux agents météo devant des écrans et des graphiques. Ce sont certains aspects de nos territoires modernes, le gigantisme des parcelles agricoles, le travail d’aspersion des champs par des pesticides, l’architecture utilitaire (châteaux d’eau) et de logement, et leur devenir-monumental. A l’inverse, de purs moments de paysages, magnifiés par une couleur particulière, le grain, et les contrastes de lumière au sein des plans – un entrelacs de branches devant une grotte, un viaduc au-dessus d’un fleuve, un pan de montagne l’hiver – semblent vouloir nous faire réellement partager un état du monde comme état de la nature. Cependant rien dans le rapport de ces situations filmées, au livre – c’est-à-dire aux têtes de chapitres d’une part, et à cette voix-off qui vient hanter les plans, d’autre part, qui soit forcé ou proclamatif. La relation entre les deux est aussi réelle que possiblement imaginaire, et le décollement de l’un par rapport à l’autre est encore accentué par le fait que la bande-son – ambiance et/ou voix – s’arrête ou commence elle aussi aléatoirement sur des plans déjà installés, comme s’il fallait insister plus encore sur la liberté du sens à donner à ce qui est contenu de narration dans chacune de ces situations.
Car Autrement la Molussie n’est pas non plus un film qui prétendrait nous faire accéder à la parole, fût-elle fragmentaire, contenue dans ces Catacombes de Molussie : la voix du lecteur – en l’occurrence Peter Hoffmann, ami allemand de Rey et cinéaste lui-même – se perd le plus souvent dans le grain du souffle, poussé à la limite de ce que la bande sonore peut physiquement supporter – rendant la saisie du texte pour le spectateur même parlant allemand, particulièrement difficile. En cela, le rendu sonore correspond parfaitement au rendu de l’image, les deux types de grains se rejoignant dans un objet organique. Ce qui compte ici est bien d’opérer le rabattement du texte sur la matérialité de l’image, puisque c’est à partir des bribes subsistantes, et dans cette matière-là, que se noue le rapport de sens entre ces deux moments du film, l’un contenu et véhiculé par le texte lu, et l’autre par les plans, en tant qu’expression matérielle filmique de situations données.
Naturellement, l’utilisation par Rey d’une technique déclarée depuis quelques temps déjà obsolète – c’est-à-dire non pas simplement différente (anders) mais dépassée (vorbei), – par tous les groupes industriels liés à l’économie du cinéma, voire par la plupart des institutions rattachées au cinéma, renvoie particulièrement à la pensée de Günther Anders, philosophe obsédé par l’énonciation d’une anthropologie philosophique à l’ère de la technocratie, jusqu’à ne plus cesser d’interroger cet état de notre monde dans lequel la technique est devenue le sujet même de l’Histoire, avec pour corollaire cette pathologie collective d’une productivité sans aucune limite formelle, et ce jusqu’à la fin de sa vie.
Tirant donc l’assez mal connu – et mal lu – Anders de ses « catacombes », en même temps qu’il tire la possibilité de son film d’une série de bobines de pellicule périmées trouvées dans une cave à Berlin, Nicolas Rey fait ici réellement œuvre-manifeste, en faveur d’une autre façon de penser et faire du cinéma, c’est-à-dire de penser et vouloir le monde dans lequel nous sommes : un cinéma en cela politique.
On peut maintenant revenir à la réalité concrète de ce film, tourné et projeté en 16 mm (3 copies existantes à ce jour) et surtout à son achèvement ultime dans l’opération de projection. Voir Autrement la Molussie commence comme un jeu de hasard ; le technicien chargé de la projection se voit d’abord enjoint de choisir l’ordre dans lequel celui-ci –un ensemble de 9 bobines indépendantes – sera présenté. Pour ce faire, il dispose de 9 petites cartes colorées, dont il choisit la succession : une fois cette opération effectuée, le film est diffusé en fonction des bobines auxquelles renvoient les cartes. Aussi les combinaisons sont-elles inépuisables.
D’emblée donc, ce film paraît vouloir inscrire les constituants physiques du cinéma – la pellicule en un certain nombre de bobines qui sont autant d’unités temporelles, mais aussi la pérennité et/ou le vieillissement du support, son grain, la texture du son, les mouvements possibles ou pas captés par la machine, etc, – et les interroger, à l’instar du photographe Hugo Mulas qui entendait revenir, dans la première série conceptuelle de son histoire aux fondements mêmes du photographique. Or, si nous sommes ici dans un autre moment historique, et si la démarche de Rey semble s’inscrire de fait dans ce qu’on appelle par commodité le cinéma expérimental, il faut l’entendre ici comme l’opération d’un cinéma qui n’expérimente à chaque instant sa matérialité, son rapport au monde, sa relation au spectateur, que pour resserrer à chaque niveau son lien avec la pensée de celui qui donne en partie son nom au film, le philosophe et essayiste Günther Anders.
Dès lors, ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir, dans le circuit médiatique des films – celui des festivals et des prix – dont se nourrit l’industrie audiovisuelle, cet objet radical circuler, adoubé par ceux-là mêmes qui sont les plus engagés dans le démantèlement de ce qu’on appelle désormais cinéma analogique ou argentique… Est-ce un sursaut de mauvaise conscience, ou est-ce aveuglement et surdité à ce que ce film proclame : que face à la probabilité d’une disparition prochaine de ce qui reste d’humanité à l’homme aux vues des orientations socio-économiques du monde d’aujourd’hui, il n’y a peut-être de salut que dans l’insurrection de la matière.