Questions en cours sans réponses

Texte de Christophe Loizillon, 1998

Pourquoi filmer le corps aujourd’hui ?

Un cinéaste n’a-t-il rien de mieux à faire que filmer de manière parcellaire le corps de ses amis et de quelques personnes ?

Des plans fixes de mains, de pieds peuvent-ils rendre aujourd’hui la complexité du monde?

Ne faut-il pas mieux filmer la réalité du monde ? Mais quelle est la réalité du monde : la bourse en direct, un troupeau de vache folles qu’on abat, la vie d’un club de football, la guerre au Rwanda ?

Sans doute il faut comprendre la complexité du monde en allant vers le monde. Mais il y a dans nos corps, au creux d’une main, l’évolution du monde et sa complexité.

Nos mains, nos pieds se transforment. Ils ne sont plus les mêmes que celles de nos parents, nos arrière grands parents.

Notre corps se modifie en surface mais aussi à l’intérieur.

Comment sera notre corps demain ? Génétiquement modifié ? En pièces détachées ? (La première greffe de la main vient d’avoir lieu. Imaginez le corps d’un homme avec une main d’un autre homme).

Quelle sera notre sexualité, demain ? Quel sera notre rapport à l’autre ?

Pourrons-nous encore avoir un corps blessé, des cicatrices ? Pourrons-nous être différents les uns des autres ?

Si la question du corps est importante aujourd’hui c’est sans doute parce que celui ci nous échappe.

La virtualité omniprésente dans le monde occidental remet en cause notre corps. Les valeurs boursières, morales, religieuses, politiques, sont mises à mal. Notre corps apparaît être le dernier lieu qui nous appartient.

Filmer le corps aujourd’hui est comme une manière de « réfléchir » le corps et le monde.

C’est le travail du cinéaste de « réfléchir » le monde, de penser le monde et le réorganiser. Divertir n’est pas une obligation pour le cinéaste. Il est question de rendre plus intelligible le monde.

La saturation visuelle du monde occidental, l’abjection de notre « société du spectacle » aliène notre regard. Il y a trop à voir, il y a trop à écouter. « Notre regard est pris en otage » et « suspend toute exercice de la pensée« . Le travail du cinéaste, c’est cette lutte contre l’aliénation du regard, c’est aussi donner à voir ce qui est invisible par ce regard.

Et puis filmer le corps, c’est bien sûr filmer le temps.

Il y a comme une mesure du temps de la vie dans le fait de filmer le corps. C’est ce plaisir de filmer rituellement le temps qui m’intéresse.

Il y a quelque chose de reposant dans l’action de filmer des mains ou des pieds, comme un exercice cinématographique qui serait intérieur. Regarder le corps de l’autre et le soumettre à sa parole.

Accumuler la mémoire de certains corps.

Une question qui reste bien sûr en suspens est pourquoi filmer le corps de l’autre et non pas mon propre corps. Le cinéma pour moi, c’est filmer l’autre.

Pourquoi produire des images ?

Un jour, je suis parti dans une abbaye pour être au silence et je regardais ces moines vivre dans ce monastère très dépouillé.

Je suis fasciné par cette vie rythmée par le chant, la prière, le travail de la terre, les repas, le recueillement. Et je suis surtout impressionné par cette absence totale d’image. Pourquoi ces hommes n’ont-ils pas besoin d’image ? L’image est-elle nécessaire ? Quel est mon métier, faire des images dont l’existence n’est pas utile ?

Le lendemain, je questionnai un frère sur ce qu’était l’image pour lui. Il me dit qu’à part les images des autres frères travaillant, priant ou mangeant, ils n’avaient comme image que le vitrail de la vierge dans la chapelle. Ils ne possédaient ni miroir, ni journaux, ni magazine, ni télévision. Mais deux ans auparavant lors d’un anniversaire, tous les moines avaient regardé sur une télévision un film formidable et très drôle. C’était un film de Louis de Funés.

 

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