Profiter de tout pour faire des films

Le Horla, film de Jean-Daniel Pollet, 1966
Entretien avec Jean-Daniel Pollet, 2001

Comment tout a commencé?

En 56, en philo à Paris, j’ai vu l’Homme tranquille, de Ford et Limelight, de Chaplin. J’ai décidé de faire du cinéma. Pour rassurer mon père, j’ai fait aussi Sciences-Po. Au service cinématographique des armées, j’ai emprunté une caméra et de la pellicule pour tourner mon premier court, Pourvu qu’on ait l’ivresse (1957), avec Claude Melki. Je l’avais repéré dans une salle de bal, en faisant des photos. Il était apprenti tailleur dans le Sentier. Pour lui, c’était la sortie; il avait une présence extraordinaire sur l’image.

Melki, dans cinq de vos films, interprète Léon…

C’est la saga Léon. Pour les deux premiers courts (Pourvu qu’on ait l’ivresse, en 57 et Gala, en 61), il avait une présence muette, dans un dancing, dans une boîte de nuit, avec sa solitude, sa maladresse, son élégance à lui. Pour l’épisode Rue Saint-Denis, de Paris vu par… (1964), je lui ai écrit un texte. Il parlait dans une chambre avec une prostituée jouée par Micheline Dax. On a tourné en deux jours, monté en huit. Ensuite, dans l’Amour c’est gai, l’amour c’est triste (1968), il avait un grand rôle aux côtés de Marielle, Lafont, Dalio, Chantal Goya. J’étais inquiet; dix jours plus tard, il connaissait le scénario par coeur, toutes les pages, tous les rôles. Le plus fort, ce fut l’Acrobate (1974). Il a tout fait: il parlait, il jouait et il dansait le tango. Il a appris à danser à la perfection en un an avec Georges Rosi. Il était doué. Pourtant, il était incapable de jouer dans les films des autres, il perdait tous ses moyens, il déconnait, on le foutait à la porte, je lui manquais comme un père. Le seul rôle consistant, ce fut son apparition dans Subway, de Besson.

A Paris, au début des années 60, vous êtes noctambule…

On était un petit groupe à vivre la nuit. C’était la fraternité des buveurs, avec Jean-Pierre Melville, Pierre Kast, Maurice Ronet, Doniol-Valcroze, Villalonga, Jean-René Huguenin… Eustache après. Je n’ai jamais aimé vivre en ville, mais j’adorais Paris la nuit. On avait quatre ou cinq points de chute vers Montparnasse. On se couchait à l’aube, on travaillait en fin d’après-midi. Il y avait une gaieté, une culture phénoménale et aussi du cafard.

Vous étiez le cadet de la nouvelle vague.

J’étais au troisième rang, à la Cinémathèque, jamais devant. Mon copain, c’était Rozier.

Vous travailliez avec le nouveau roman, Tel quel

Je voulais passer du néoréalisme à autre chose, au roman. Mais je désirais rester sur le terrain du cinéma. Ce qui pouvait lier les deux, c’était la description, les objets, les paysages, là où les mots et les images se croisent. Ou les sons, la musique. J’ai fait la musique de mes films avec l’un des plus grands, Antoine Duhamel. En 1963, je suis parti faire le tour de la Méditerranée, avec Volker Schlûndorff, en bagnole, un break 403, avec une caméra. Pendant trois mois et demi, on a parcouru 5 000 km. J’ai filmé, sans jamais raconter une histoire. Juste des lieux, des objets, des corps : c’est Méditerranée, un film de 45 minutes, fiction non fictionnelle. Que de la matière. Le montage a duré des mois. J’ai montré ça à Sollers, qui a été séduit et m’a écrit vingt pages pour la voix off. Tel quel et les Cahiers du cinéma ont pris le film en charge, l’ont défendu. Pour eux, c’était l’emblème d’un nouveau cinéma.

Vous avez joué un rôle en 68, dans la mobilisation des cinéastes.

C’est le seul moment où j’ai eu l’impression que quelque chose pouvait bouger. Mon appartement servait de base aux états généraux du cinéma. Avec Malle, Kast, Varda et Resnais, nous avons rédigé une des motions. Cette impression que tout pouvait recommencer… ça n’a pas duré, je suis parti en Grèce pour tourner Tu imagines Robinson, mon film préféré. La Grèce est ma seconde patrie. J’ai toujours oscillé entre l’extrême marge et le centre. J’appelle ça l’extrême centre. Je n’ai jamais refusé une commande, c’est une attitude dans la vie : profiter des occasions pour faire des films, mais absolument à ma manière.

Vous pensez à l’avenir, mais en 1989 vous êtes quasi mort…

C’était en avril, je filmais au bord d’une voie ferrée à 500 mètres de la maison. Un train est arrivé, j’ai pivoté avec ma caméra vers la locomotive, mais un wagon chargé, plus large que les autres, m’a emporté. J’étais cassé de partout. Mon ange gardien, qui est aussi ma monteuse Françoise Geissler, m’a permis de revenir chez les vivants.

Un retour qui vous a permis de filmer de plus belle…

Dès l’hôpital, j’ai trouvé un sujet en relisant le Parti pris des choses, de Ponge. Je n’ai pu tourner ce film (Dieu sait quoi, entre 1994 et 1996) que lentement, en guidant un opérateur, dans un périmètre très restreint, avec la voix de Michael Lonsdale.
Maintenant, c’est le monde qui vient chez moi.

 

Propos recueillis par Antoine de Baecque
Entretien initialement paru dans le journal Libération du 08 octobre 2001.

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