Où sont tous mes amants ? Entretien avec Jean-Claude Rousseau

Propos recueillis par Swann Rembert, 2024

Où sont tous mes amants
Tous ceux qui m’aimaient tant
Jadis quand j’étais belle
Adieu les infidèles
Ils sont je ne sais où
À d’autres rendez-vous
(FRÉHEL, 1935)

Le titre de votre film, Où sont tous mes amants ?, apparaît singulier dans votre œuvre puisqu’il se présente pour la première fois sous la forme d’une question.

Oui, c’est inhabituel, un titre dans une forme interrogative, et ce questionnement oriente évidemment le film de manière affective, pour ne pas dire sentimentale. Mais c’est important de remarquer que ce titre n’apparaît pas avant le dernier tiers du film. Il n’interfère pas dans l’interprétation du long premier plan.

Evidemment, la barque échouée (présente dans la partie droite du cadre) oriente le film sentimentalement, parce qu’on peut penser que cette barque, abandonnée là, a probablement servi à promener des couples dans un moment heureux de leur vie. Et pourtant c’est tout de suite dire que l’image, s’il y a image, elle ne peut pas être sentimentale. L’image ne fait pas de sentiment. C’est un point pour moi très important: si le sentiment déborde sur l’image, il la fait disparaître. On ne voit plus l’image. On perd la vision.

Ce qui a compté c’est la justesse du cadre. C’est ce qui a déclenché la prise. J’ai vu l’image, j’ai donc fait la prise, et je suis entré dans le champ en sifflotant. C’était voir aussitôt si ma présence dans le cadre, si le fait d’habiter l’image ne l’avait pas détruite. Loin de faire disparaître l’image, mon déplacement s’est accordé aux lignes, il les révélait même en passant sous la courbe que dessine une branche par-dessus le chemin et qui fait une sorte de voute. J’avance habillé d’un vêtement clair, je m’éloigne dans ce paysage sombre… mon apparence est un peu fantomatique, je dirais même spectrale dans le deuxième plan.

Le retour est comme un effacement de l’aller, en rendant sa plénitude au paysage qui reste inhabité. Cela se voit aussi à la fin de mon film Trois fois rien, où le jeune homme que j’appelle finit par traverser l’image, dans un paysage montagneux. « Venez-là, venez-là ! » et donc finalement il entre dans le champ par la gauche, il traverse latéralement l’image de gauche à droite et il sort du champ. Il y a ici un rapport avec Où son tous mes amants ?

Vous cheminez seul et l’autre semble manquer dans le film. Néanmoins vous le portez aussi dans le plan, parce que vous êtes habité par cette chanson que vous sifflez et par la figure de Fréhel…

Oui, mais la figure de Fréhel ne me manque pas. Elle n’est pas l’autre qui manque… Et puisqu’on ne peut pas s’empêcher d’interpréter, dans ce sous-bois sombre, les arbres qu’on y voit pourraient suffire à figurer les amants disparus.

Quelque part c’est l’ailleurs qui disparaît, il n’y a pas ce gros mot qu’on appelle souvent au cinéma « hors-champ », tout est déjà là, tout est contenu dans ce lieu qui est aussi un non-lieu. Cela me fait penser à votre film La Vallée close

Dans La Vallée close, il y a cette séquence avec un déplacement circulaire. En hiver, dans un plan fixe j’entre dans le champ en gravissant une colline, puis je sors du champ par la droite sans qu’on me voit retourner, sans qu’on me voit faire un mouvement circulaire qui me ramène derrière la caméra, et j’entre à nouveau dans le champ. Il y a cette boucle répétée au moins quatre fois, et la dernière fois je m’arrête dans cette montée, je me retourne et je regarde vers la caméra. Cela dure deux minutes et demi, puisque ce sont ces unités de deux minutes et demi que constituaient les bobines super 8 qui composent le film… C’est un point important ce passage dans l’image, j’ai dit « habiter l’image » : comment est-ce possible d’habiter l’image ?

Concernant le « hors-champ », c’est simplement dire que la justesse du cadre comble le regard. Il n’y a plus de hors-champ. Un cadre juste n’a pas, ne peut pas avoir de hors-champ.

Vous mettez le point d’interrogation dans le titre mais la phrase ou la strophe n’est pas close dans la chanson de Fréhel, la question n’apparaît pas à ce moment.

Non, puisque comme pour tout poème, tel qu’on peut lire le texte dans sa première strophe, il n’y a pas de ponctuation. Cette première strophe finit donc sans point d’interrogation. Vous connaissez tout le texte de cette chanson ?

J’allais fonder quelques questions à partir de la progression de ce texte parce qu’il me semble qu’il y a des ressemblances. Avez-vous le sentiment que vous pourriez redire ce que vous avez dit pour les deux films précédents [voir les entretiens pour Le Tombeau de Kafka et Souvenir d’Athènes], à savoir que le lieu et la vision sont venus avant le titre parce qu’il me semble qu’ici le titre a quelque chose de primordial, de premier.

Vous voulez dire que le titre et la connaissance de cette chanson auraient précédé les deux prises ?

Oui.

Le son est direct. Au moment de faire la prise dans ce sous-bois, j’avais cet air en tête, un air un peu entêtant, ce type d’air qu’on fredonne et qu’on siffle sans qu’une pensée s’y attache et qui pourtant vous poursuit. Une musique qui d’ailleurs a merveilleusement rencontré les paroles de la chanson. Vous l’avez écoutée chantée par Fréhel ?

Oui…

Avec la voix éraillée de Fréhel. Plusieurs de mes derniers films existent dans un cadre musical… C’est Souvenir d’Athènes avec la chanson grecque dont on comprend trois ou quatre paroles en français. Il y a aussi mon film Chansons d’amour. Je pense que c’est intéressant de le revoir et de l’écouter par rapport à Où sont tous mes amants ?. Je ne saurais pas dire ce que ces chansons révèlent. Elles font corps avec le film, elles l’entraînent, elles le soulèvent. Je sais que le film existe quand je ressens une justesse dans la relation entre les éléments, dans les rapport entre les images et les sons, quand il n’y a rien à retirer, rien à ajouter, que tout se tient.

Et pour arriver à un film comme celui-ci ?

Dans Où sont tous mes amants ?, la musique est donnée au départ, elle est inscrite dans la prise puisque j’entre dans le champ en sifflotant. On la distingue bien jusqu’à ce que, par mon éloignement, elle s’éteigne. Elle se confond avec moi, comme si ma présence se réduisait à cette ritournelle. Quand elle ne s’entend plus, je n’existe plus. Cet air, sans paroles entendues, sans mot qui fasse sens, c’est moi, ce n’est que moi. Rien à comprendre… si ce n’est par le titre de la chanson, qui survient comme une épitaphe à la fin du long premier plan, avant mon retour fantomatique dans l’obscurité muette du dernier plan.

Je me demandais justement si vous vous étiez posé cette « question de la question » du titre. Si cela n’avait pas dirigé votre mise en scène…

Je réagis de suite à l’expression « mise en scène ». Il n’y a jamais de mise en scène dans mes films. La mise en scène se fait dans la perspective, alors que l’image, s’il y a « image », c’est une mise à plat, qui est la condition de la profondeur réelle, en opposition à l’illusion de la perspective.

La question du titre, je l’admets, charge le film d’une manière affective. Mais je le redis, l’image ne fait pas de sentiment. Je reviens de manière ferme sur cette idée : l’image, si c’est une image, si elle subsiste comme image, elle n’est pas sentimentale, et c’est souvent le sentiment qui empêche de voir l’image. C’est, par exemple, avoir la vue bouchée dans un lieu où l’on est saisi sentimentalement par les objets qui s’y trouvent, par le passé qu’ils évoquent… C’est d’ailleurs pour ça que je vois très vite l’image dans une chambre d’hôtel, où il n’y a pas d’attaches ou de souvenirs qui bouchent la vue et qui empêchent la vision.

Est-ce que vous utiliseriez le terme « neutralité » pour parler de l’image ?

Je ne sais pas ce que voudrait dire « neutralité ». Neutralité, j’hésite un peu : est-ce que ça serait proche du mot « indifférence » ? Il y a un autre mot qui me vient, c’est le mot « émotion » qui n’est pas, si elle est provoquée par l’image, du côté du sentiment. On peut pleurer par le saisissement que provoque telle œuvre d’art… cela peut être une émotion très forte, un tressaillement, mais ce n’est pas du sentiment. Je veux dire que, si devant tel tableau, par le motif montré, on a une réaction sentimentale, c’est qu’on ne voit plus l’image. On ne voit pas l’image car justement on s’en tient au motif qui vous touche par ce qu’il montre, alors que le saisissement se produit par une vision au-delà du motif. Or j’ai vu l’image dans ce lieu qui se trouve en bordure d’un lac… et je l’ai habitée. Cette présence dans l’image, habiter l’image, comment est-ce possible sans qu’elle disparaisse ?

Vous développez cela dans les derniers entretiens pour le Cinéma du Réel…

C’est l’idée qu’il y a toujours une disparition : soit c’est le sujet qui disparaît, saisi par les lignes, soit c’est l’image qui ne se voit plus, emportée par une présence qui rompt l’équilibre des lignes. Il faut disparaître en devenant la figure du tableau, c’est le sens de mon premier film, en trouvant à la fin de Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre le positionnement juste tel qu’il est dans le tableau de Vermeer.

Ça, vous l’avez repris dans L’Appel de la forêt, ce positionnement juste… le tableau retourné aussi…

Mais il n’est pas retourné. Dans L’Appel de la forêt, on voit le tableau encadré, qui est une tapisserie du genre de celles que font les dames à un certain âge quand elles s’ennuient. On le voit, à part le fait que dans un premier temps, on ne sait pas trop ce que c’est. Dans le couloir, accroché au mur, il y a ce qu’on comprendra plus tard être le tableau quand il sera montré de face en le déplaçant dans la pièce.

Dans l’expression « appel de la forêt », le terme « appel » me semble intéressant parce que dans beaucoup de vos films il y a comme un appel de l’image, un appel d’un espace ou d’une image parfois figurée avec un tableau – on ne saurait trop dire justement – c’est comme si vous vous étiez rapproché un peu plus de cet espace-image avec Où sont tous mes amants ?

Oui, c’est juste, et je trouve étonnant le rapprochement que vous faites entre ces deux films, comme si vous deviniez l’intention que j’ai eue, il y a quelque temps, de les montrer ensemble, dans une galerie, sous forme d’installation, en y incluant le tableau réel du jeune cerf. L’Appel de la forêt, la forêt qui manque… La prise s’est faite dans un appartement, fenêtres ouvertes, et on entend le bruit des automobiles. C’est évident que la maison n’est pas dans une forêt. Vous connaissez le livre… le nom de l’auteur ne me revient pas non plus… ce n’est pas précisément l’appel de la forêt c’est « The call of… »

Jack London, The Call of the Wild

Oui c’est différent, mais c’est ça, c’est le manque du « wild », et le pauvre jeune cerf n’a pas encore ses bois.

Le cerf est une figure assez récurrente dans vos films, même dans les tableaux que vous montrez, je pense à Attique

Oui, là aussi, c’est constater que le cerf est très présent.

Il me semble qu’il y a déjà cette ambiguïté de l’appel dans Venise n’existe pas, à la fin du film, dans quasiment tous vos films il y a cette espèce d’indécision : a-t-on affaire à l’espace-même ou a-t-on affaire à une image ?

Oui mais la cohérence, la justesse de Venise n’existe pas, on s’en rend compte avec la dernière bobine, la fin du film, le plan fixe d’une image qui est floue pendant au moins une minute, qui devient nette comme par l’effet de l’ouverture d’une fenêtre, rideaux tirés… Fenêtre qui s’ouvre sur quoi ? Sur une carte postale de Venise. La fenêtre étant ouverte, on a là aussi le bruit de la circulation automobile, donc on n’est pas à Venise. Et on voit une image, cette carte postale idéale, irréelle puisque le soleil, tel qu’on le voit au-dessus du Rialto, ne peut pas faire les ombres comme elles sont sur le bord du Grand Canal. C’est truqué. Ce qui suit, c’est le titre du film écrit à la main, « Venise n’existe pas »… comme écrit au dos de la carte postale, vous voyez ? Tout s’ajuste.

Vos titres étaient souvent écrits à la main à vos débuts.

Keep in touch c’est évidemment écrit à la main, il pourrait y avoir un point d’exclamation… On croit que c’est le titre, mais c’est un plan en fait, c’est un plan du film, je ne sais plus combien de temps il dure mais bien plus longtemps qu’un titre, « Keep in touch », voilà encore l’appel de l’autre. On comprend que ce n’est pas possible qu’un titre dure aussi longtemps, alors on le voit comme une image du film, oui c’est une image du film mais en même temps c’est le titre, et mon nom aussi est écrit de manière manuscrite. Pour La Vallée close, le titre est au début. Il a été composé, sans être manuscrit, puis je l’ai filmé… Pour Les Antiquités de Rome j’ai filmé le titre du recueil de poèmes de Du Bellay, comme il apparaît dans la collection Poésie de Gallimard, suivi de Songe.

Nous faisons beaucoup de détours, on fait « deux fois le tour du monde » [titre d’un autre film de Jean-Claude Rousseau] auquel je pensais tout à l’heure quand vous avez parlé de cette trajectoire du sujet. Dans ce film la trajectoire apparaît circulaire, vous donnez cette sensation, quasiment au niveau physique, du cercle.

Oui, le cercle, c’est important, le mouvement circulaire… Là je pense à un nouveau film qui m’occupe, mais en parler serait déflorer ce qui s’annonce et risquer de tout bloquer. Il y a une sorte de timidité des éléments qui sont en attente d’un positionnement sur l’orbite du film, et si peu qu’ils soient exposés ils se rétractent. Les rapprochements qu’ils étaient prêts à faire sont interrompus et ce qui était promis disparaît… Ça peut revenir, mais il faut beaucoup de temps ; déflorer, le mot peut-être dit bien la chose.

Il est risqué de « déflorer » comme vous dites mais quand même, il y a une espèce d’abstraction, un rapport géométrique au parcours du sujet qui est là quelque part. Il y a comme un parallèle abstrait à ce que vous filmez, cette espèce de sentiment ou de sensation de la géométrie du parcours dans votre film.

Oui, la géométrie plane. Vous savez que la linéarité ne se rencontre pas dans mes films ?

C’est une des choses que je voulais évoquer : j’utilise le terme « linéarité », mais peut-être faudrait-il d’abord rappeler le rapport au temps que vous évoquiez dans l’entretien à partir de Souvenir d’Athènes : « Lorsqu’on est dans un état de contemplation il n’y a plus d’observation, c’est un saisissement, ce qui ne veut pas dire qu‘ensuite on ne puisse pas observer et détailler. La contemplation est une forme d’abandon, et puisque vous évoquez la durée, dans cet état là on n’est plus dans un rapport temporel. On est hors du temps. Dire qu’on est dans cet état pendant 10 secondes ou 15 secondes, ça n’a aucun sens car on n’est plus dans la temporalité, et c’est dire qu’étant dans cet état contemplatif, hors du temps, on est dans l’éternité.  Au contraire dans l’observation il y a une maîtrise mentale temporelle, dans l’intelligence de ce que l’on voit, avec compréhension. »

C’est l’effet de l’art, si seulement c’est bien d’art qu’il s’agit, d’échapper au temps. C’est un saisissement. Il ne dure pas, et la légèreté du matériel est très importante… Si peu qu’il faille mettre en place l’équipement, charger le film dans la caméra, même si c’est une caméra 16mm, ça prend du temps et ce temps suffit à faire disparaître la justesse du cadre si elle est due entre autres à la lumière et aux ombres qui changent très vite, donc il faut une sorte d’immédiateté. Ça ne se calcule pas le cadre, on le voit, ou on ne le voit pas !

Ce que vous évoquez à propos du saisissement de l’image a quelque chose à voir avec la contemplation et donc avec une absence du/au temps, un « hors temps », ce que vous appelez l’éternité, dans l’effet de l’œuvre d’art elle-même, mais il me semble quand même qu’un travail de la temporalité, au sens chronologique du terme, demeure en jeu dans le film. Je sais que pour vous c’est le film qui imagine…

Oui ce sont les prises… ce n’est pas très juste de dire qu’elles ont quelque chose à se dire, plutôt qu’elles ont des relations à établir et qu’elles se plaisent dans les rapports qu’elles établissent. A propos de cercle, c’est revenir à cette idée que vous avez peut-être trouvée dans tel ou tel entretien, cette idée d’orbite. La façon dont se font les films… si peu qu’il y ait plusieurs prises – évidemment ça ne peut pas se comprendre de cette manière-là dans un plan séquence – c’est un positionnement des plans et leurs relations consenties sur une forme orbitale. Comment ? Là ce n’est plus de la géométrie, on est dans la physique ou plutôt l’astrophysique. C’est un fait de gravitation… si ça tient en place sur la même orbite c’est par un effet de gravitation autour d’un centre qui n’est pas montré, qui n’est pas montrable, mais qui est vu indirectement par le positionnement des éléments sur une même orbite qui désigne en quelque sorte le centre sans qu’il soit montré. On ne peut pas le montrer comme on ne peut pas le toucher. Et alors, c’est cette parole dans l’Evangile de Jean… « ne me touche pas » « noli me tangere », ça c’est immense ! Je veux dire que c’est une des choses les plus élevées de la spiritualité chrétienne, mais qui vient aussi de l’Antiquité Grecque… on ne peut pas toucher sans que ça fasse disparaître… « ne me touche pas », tout autant, on ne peut pas montrer sans que ce soit une atteinte faisant disparaître ce que l’on montre, donc ça ne subsiste que si c’est en dehors de la monstration, et ça je le ressens fortement. De là vient l’idée d’orbite, le centre on ne peut qu’y croire, il existe évidemment puisque sans lui il n’y aurait pas gravitation des éléments, pas de positionnement sur l’orbite. Mais le centre, le sujet essentiel, n’est pas montrable. Croire qu’il est montrable, c’est la faute. Certains diraient l’erreur, d’autres peut-être le péché. Simone Weil [La pesanteur et la Grâce, Attente de Dieu], si attachée à la spiritualité grecque, m’a guidé vers ces pensées. Il y a un aphorisme, une pensée d’elle à ce niveau, en rapport au paysage, disant que le paysage et la beauté du paysage se voient si l’on tient la distance, si peu qu’on l’approche, le paysage disparaît. D’une autre manière, mais finalement cela rejoint un peu ce que je disais, ceux qui sont épris d’un lieu, de la beauté d’un lieu, et qui vont y habiter, défigurent le lieu, et ça fait ces constructions abominables, sur la Côte d’Azur par exemple… ils ont perdu la beauté du lieu, c’est un peu dans ce sens « toucher le lieu ». Il s’agit de garder la distance.

Je m’apprête peut-être à charger d’interprétation ce que vous venez de dire mais il me semble que dans le film, dans vos films mais dans ce film en particulier, se brise un certain rapport au temps qui serait chronologique. Quand vous évoquez la pensée des Grecs, cela m’appelle à revenir sur ce terrain-là : les Grecs anciens désignaient le temps, ou en tout cas des modalités du temps, par plusieurs termes. Par exemple, le Chronos, le temps continu humain mesurable, s’oppose chez eux au Kairos, en tout cas cohabite. Dans vos films il me semble qu’il y a un rapport assez fort avec ce que les Grecs appellent le Kairos, à savoir le temps comme instant favorable ou l’instant décisif, ou bien encore l’instant de bascule, un peu ce que vous avez dit quand vous avez parlé de l’instant du saisissement ou de la vision à ne pas rater en lien avec ce centre de l’œuvre que l’on ne peut pas vraiment toucher, ni vraiment saisir. Il me semble que dans vos films, et dans ce film en particulier, réside ce rapport au temps, à cette espèce de Kairos toujours en jeu. Quelques autres films me permettent d’approcher ce fait : c’est par exemple votre film de 2007, Pas cette nuit, qui met en scène une hésitation, un rapport à l’action, à l’intervention sur la matière et qui semble demander : faut-il vraiment intervenir ? faut-il vraiment toucher, intervenir sur la matière ? a-t-on affaire à ce moment favorable pour mettre en jeu de telle ou telle manière la figure, le monde, les corps, son propre corps ?

Cela me plaît que vous citiez ce film et dans l’interprétation que vous lui donnez parce qu’évidemment ceux qui n’apprécient dans mes films que la fixité, là ils sont très mal servis, et il y en a qui ont pu être étonnés de ce film tel qu’il s’est fait. Je vais vous dire pourquoi il s’est fait comme ça : j’étais invité à la Villa Médicis et ma caméra était tombée en panne avant même que je parte à Rome. Le réparateur m’avait alors prêté une caméra que je ne savais pas faire fonctionner, et donc ça a fait ces prises hachées.

C’est entre guillemets un défaut qui a permis cela…

C’est toujours ça, c’est purement accidentel et en général les accidents font ce qu’il y a de mieux. Il se trouve que ce plan séquence, en mouvement saccadé, a rencontré la musique de Mozart dans son rythme jusqu’à ce que, la musique s’amplifiant, la phrase musicale, qui semble un peu hésitante, se cale parfaitement sur l’hésitation de mon geste à la poignée d’une fenêtre qui ne s’ouvrira pas. Pas cette nuit

Le son touche l’image…

Oui, ça peut être bouleversant… si vraiment le son touche l’image, c’est bouleversant. Au moment où j’atteins avec la main la poignée de la fenêtre, elle va s’ouvrir… et non elle ne s’ouvre pas…

C’est la fenêtre qui ne s’ouvre pas ? Il y a une ambigüité ici, est-ce que vous ne l’ouvrez pas ou est-ce qu’elle ne s’ouvre pas…

Moi je dirais que « pas cette nuit », c’est « pas cette nuit que je passerai par la fenêtre », c’est ça le sens du film. C’est étonnant car Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, dans la lecture qu’on peut en faire, c’est une défenestration. Si les bobines sont restées sur place empilées à côté de la visionneuse alors que l’on voit l’escabeau un peu couché contre le mur et la fenêtre ouverte c’est que celui qui était prêt à faire le montage du film est passé par la fenêtre. Ça, c’est la fiction du film, et on retrouve ça en effet. Tout ça n’est pas calculé… on retrouve ça dans Pas cette nuit, pas cette nuit, une autre nuit peut-être, la nuit suivante, en tout cas ce n’est pas cette nuit que celui dont on se demande s’il fête son anniversaire avec des effets de flammes de bougies va passer par la fenêtre. Pas cette nuit, c’est ça. Je suis content que vous vous soyez arrêté sur ce film que certains trouvent des raisons de ne pas vraiment considérer vu que c’est tellement différent. Ce ne sont pas des plans fixes, mais ce qui fait le film c’est la rencontre avec la musique de Mozart.

Il devient difficile ici de ne pas suivre une certaine pente dans notre discussion, de ne pas remarquer une présence de la mort comme un horizon de votre œuvre.

Dans un entretien que j’ai fait à Locarno sur le film In Memoriam, le titre dit, approximativement, « l’image est notre seul espoir ». C’est revenir à mon premier film, et répéter ce que j’ai souvent dit : passer par la fenêtre, on le fait seulement une fois, mais entrer dans le cadre qui pour moi est une disparition, on peut le faire et le refaire, et je n’ai pas cessé de faire ça depuis que j’ai commencé à filmer. Donc dans le sens où, saisi par l’image, le passage dans le cadre est une défenestration. On peut le dire de cette manière-là, mais je pourrais dire que survivre c’était faire des films… je dis ça parce que vous m’engagez sur l’idée de suicide.

J’ai employé le terme de « mort », mais effectivement le suicide me semble plus ad hoc parce que cela suppose la notion d’acte…

C’est la beauté qui nous tient en vie.

La beauté qui apparaît en même temps dans une errance…

On n’est plus dans l’errance quand se voit la beauté. Dans cette vision on est nulle part, on n’est plus dans l’espace de l’errance. L’errance finit au contact de la beauté. Evidemment ça ne dure pas, mais on n’est plus dans une durée comptée, quinze secondes ou trois minutes, c’est la même chose. Et cet état de saisissement ne dure pas trois minutes. Mais même si ce n’est que trois secondes, on est ailleurs, il n’y a plus d’errance, par contre quand on est de retour l’errance reprend, et on s’efforce de comprendre, on peut raisonner, on peut observer et dire des choses très intelligentes, mais ce n’est plus être dans le saisissement qui est aussi un abandon. On peut le dire comme ça, saisissement ou abandon…

J’utilise ce vocabulaire d’errance parce qu’il me semble que c’est ce que Où sont tous mes amants ? donne à voir, un mouvement peut-être avant le saisissement. Sa répétition induit un certain rapport au temps, on reste à un moment donné dans le temps au sein du film.

C’est ce qu’on voit… mais j’oserais dire que le film transfigure ce rapport au temps. Cela me met à l’esprit la Recherche de Proust. Parce que finalement, cette recherche, c’est au bout de l’écriture arriver à l’œuvre. C’est au final la révélation de l’œuvre, son épiphanie… Oui, vous dites le mot errance et je crois comprendre dans quel sens.

À vrai dire, je pensais à un autre auteur, Blanchot…

On m’a parlé de Blanchot plus d’une fois. Je ne connais pas son œuvre, je n’ai pas lu une ligne de Blanchot, mais pour ce qu’on m’en a dit c’est très proche de mon état, ou plutôt de l’état de mes films.

C’est pour ça que j’employais ce vocabulaire, je suis sans doute parti du fait qu’il y avait une errance parce que, précisément à l’endroit de ce que vous appelez œuvre, Blanchot parle aussi d’un centre insaisissable, c’est même le début de L’Espace Littéraire, une œuvre a un centre…

Ah oui ? Il y a peut-être vingt ans on me parlait déjà de Blanchot. Vous savez je lis très peu. Qu’est-ce que je lis ? Des haikus, surtout ceux de Shiki. Quand vous faisiez la distinction entre les deux mots qui désignent le temps dans le vocabulaire grec ancien, me venait à l’esprit, dans le sens du « kairos » que vous reliez à mes films, la forme des haïkus, le temps ou le hors temps du haïku. J’emporte toujours avec moi, dans mes voyages, le livre des haïkus de Shiki. Où que j’arrive j’en lis trois pages, juste trois pages, et c’est pareil quand je repars. J’ouvre le livre n’importe où, et le peu que je lis fait grand bien. Dans l’œuvre de Tchekhov, j’ai plusieurs fois isolé des haïkus…

Pour revenir sur la temporalité de vos films, je disais que le terme « suicide » me semblait peut-être plus juste que la mort, car cela met en jeu un acte, une approche de ce que vous appelez le « noli me tangere » : est-ce qu’il faut intervenir avec la matière, est-ce qu’il faut toucher ? Vous mettez en jeu votre corps…

On ne peut pas s ‘empêcher de toucher. Il faut peut-être lire La Tentation de saint Antoine de Flaubert. Il y a bien une aspiration à tenir la distance, tout autant qu’existe le désir de toucher, mais si la distance est tenue, ce n’est que l’effet d’une grâce, parce que de soi-même, on ne peut pas, ou alors c’est une prétention vaine qui nourrira un vice. On ne peut s’élever de soi-même à cet état de renoncement où le geste est retenu. C’est revenir à Simone Weil, parce que ça me semble avoir un rapport avec cette impossibilité par soi-même de tenir la distance, ce passage où elle dit que si on prétend à cela, si on s’y force, ça a finalement l’effet contraire : comme quelqu’un qui voudrait s’élever en se tirant par les cheveux (c’est l’image de Simone Weil) il ne ferait que s’arracher les cheveux. Par contre, il y a l’aspiration et comment elle se trouve comblée, je dirais malgré soi, en tout cas indépendamment de soi, par ce qui se découvre de façon inattendue, accidentellement. Si peu que l’aspiration soit forte, on voit ce qu’on ne verrait pas autrement.

Ce thème d’une intervention avec la matière, je pourrais le relier à la réalité la plus concrète de ma pratique de cinéaste, en revenant à la bobine Super 8 de l’image floue de la carte postale de Venise. Normalement, elle aurait dû aller à la poubelle, mais comme il n’y a pas d’intention, de prétention sur un film… en elle-même, cette prise, ce n’était rien, quand je dis « rien », je veux dire qu’il n’y avait pas à dire qu’elle était mauvaise, mauvaise par rapport à quoi ? Par rapport à une idée que j’aurais eue ?… Cependant cette bobine a été magnifiée, et le film n’existerait pas sans cette prise floue que, normalement, je n’aurais pas dû garder. Comment elle s’est faite ? J’avais donc cette caméra Super 8 qui était celle de mes parents avec laquelle tous mes films se sont faits au départ, mais je me suis dit, quand même, si elle était un peu plus perfectionnée ça serait mieux. J’ai donc acheté la caméra Super 8 la plus perfectionnée qu’il y avait alors sur le marché au début des années 80. Il m’a fallu faire des essais, entre autres de mise au point, donc j’ai fait une bobine d’essai, la carte postale fixée au mur, je l’ai filmée, ça convenait bien pour faire varier la mise au point et voir ce que ça donnait… et m’est revenue du laboratoire cette bobine qui était simplement une bobine d’essai en partie floue. Pour ce qui est de cette caméra, très vite je me suis rendu compte qu’elle avait trop de possibles, ce qui veut dire qu’elle pouvait faire ce que je voulais, c’était un grand risque, et donc je l’ai rapportée au bout de quinze jours et la chose surprenante c’est qu’on me l’a remboursée. J’ai donc continué à filmer avec l’ancien matériel qui a fait La Vallée close et qui avait fait les trois premières bobines de Venise n’existe pas. Je développe cela en rapport à l’accident et au fait que la grâce ça serait alors d’être en mesure de voir vraiment, c’est-à-dire sans avoir la vue bouchée par des images mentales et donc des intentions sur ce que l’on veut et sans chercher l’image qu’on a en tête. L’image se trouve, elle se trouve sans chercher mais il faut évidemment une disponibilité, une sorte de faiblesse intellectuelle, ce qui n’a rien à voir avec le degré d’intelligence, une forme d’abandon. Et dans cet état de vulnérabilité, garder la distance.

Le terme est peut-être un peu fort, vous allez me reprendre : il y a une forme de renoncement à la recherche dans votre œuvre.

Non, non pas vraiment, le renoncement serait intentionnel, ce serait une volonté, une prétention. Ça ne va pas, ce n’est pas du jeu… le pari de Pascal est truqué. Je veux dire que là, on serait toujours dans la recherche… la recherche de l’abandon.

Il y a quand même un acte…

Je peux sur ce sujet évoquer encore un passage de Simone Weil : pour atteindre Dieu « s’il fallait faire deux pas en avant, je ferais trois pas en arrière ». C’est l’âme humaine, éprise de beauté, comme elle la reconnaît dans la spiritualité de la Grèce antique. C’est en fait l’attente de l’enlèvement. Vous connaissez cette représentation mythologique de Zeus, souvent montré dans la figure d’un aigle qui descend de l’’Olympe pour enlever Ganymède ? C’est l’enlèvement…

Un rapt…

Oui, un rapt. C’est très fort cette idée chez Simone Weil. Elle rejoint là les mystiques, dans une vision très éloignée du catholicisme volontariste mais plus proche de la spiritualité orthodoxe.

J’évoquais l’œuvre en général mais ce film laisse sentir quelque chose de l’ordre de l’espérance, et donc d’un regret, vis-à-vis d’une espérance, et quelque part un renoncement qui devient une sortie de la répétition.

Excusez-moi de vous interrompre… Sur le va-et-vient, l’aller et le retour, qui est doublé… Sur ce doublement, je veux tout de suite dire qu’il est fréquent dans mes films… C’est en quelque sorte leur dramaturgie, un tour est fait, renouvelé, sans qu’il ramène exactement là où on se trouvait. Il y a une note, dans mon livre Les draps pliés du grand lit [Éditions de l’œil, 2021], sur le danger de tomber dans la spirale qui engloutirait tout… mais c’est toujours à la limite, à la marge, au bord du gouffre en quelque sorte.

La Vallée close

Voilà. La Vallée close est vraiment un film circulaire. On voit le moulin, la roue du moulin… Les Antiquités de Rome c’est très différent, pas du tout circulaire, mais c’est sur le double, au niveau des plans, à gauche et à droite, aussi bien la pyramide éclairée par le soleil d’un côté, de l’autre non…

Où sont tous mes amants ? laisse apparaître une trajectoire brisée, il y a quand même cet instant où le sifflotement quitte le sujet à partir du moment où le titre paraît, inscrit à l’image ou comme image. C’est pour cela que j’ai utilisé le terme de Kairos, car ce terme désigne aussi un instant, un basculement, il me semble qu’il y a tout de même un moment de bascule où ce que j’appelais cette espèce d’errance se transforme, change de forme…

Donc « errance » c’est comme ça que vous désignez le va-et-vient.

Oui, pas seulement mais…

Plus simplement, et n’évoquant pas grand-chose, le premier mot qui me viendrait à l’esprit c’est « balade ».

Oui, mais l’errance se révèle au moment de la bascule, à partir de ce moment, il n’y a plus ce sifflement, et votre pas change, sa cadence, votre posture… il y a quelque chose comme une disparition et en même temps vous me semblez encore plus perdu que quand il y avait encore la chanson de Fréhel, comme une perte, une mélancolie qui surgit…

C’est juste ce que vous dites de la bascule du deuxième plan, y reconnaître un lien avec le sens du mot grec Kairos me semble une très belle idée, mais évidemment je n’aurais pas su analyser moi-même le film de cette manière. C’est vous dire, comprenez bien, que je n’analyse pas mes films, de même qu’il n’y a jamais de projet au moment du tournage… Donc ça a eu lieu… en faisant là une deuxième prise bien plus tard que la première, avec un cadre différent. Pourquoi ? Soit parce que j’avais déjà retiré le matériel, et le remettant en place je ne retrouvais pas précisément l’emplacement de la première prise, soit c’était plutôt choisir de modifier le cadre pour que n’apparaisse plus sur la droite le bord d’une barque ou d’un petit bateau en plastique, un peu vert fluo. Le fait est que j’ai fait la prise, elle m’a plu, en traversant le plan, en m’éloignant comme dans la prise précédente mais sans siffler, et en faisant encore un retour. Disant cela, je trouve que ce doublement peut sembler désespéré… Attention, attention je maintiens qu’il ne faut surtout pas faire de sentiment, mais ce doublement vain, ou nu – je veux dire qu’on n’entend plus le sifflement – on peut y voir une désolation.

Il y a comme une sortie de la ritournelle qui se produit dans la nuit, dans la venue de la nuit, alors qu’on pensait que le jour revenait.

Quand ?

Au moment de l’apparition du titre, je ne sais pas s’il s’agit d’un jeu avec l’obturateur ?

Oui le jour revient : il y a d’abord un noir, sur lequel on entend encore le sifflement, puis le sifflement cesse et de façon très progressive réapparait l’image jusqu’à sa pleine luminosité. Elle s’interrompt et cède la place à l’autre plan sur lequel s’inscrit, « Où sont tous mes amants ? ». Donc le premier plan ne finit pas la nuit, il finit sur un noir, et il revient de façon très progressive jusqu’à sa plus grande luminosité, avant que le titre n’apparaisse au début du deuxième plan, fait beaucoup plus tard à l’approche de la nuit.

Je ne sais pas s’il y a une intention, ou une conscience quelque part, mais le chemin de la suite de la chanson de Fréhel, au-delà du synopsis, apparaît reproduit ou rejoué dans cette progression de la présence de la lumière dans votre film [je lis la suite des paroles]. Il me semble que votre film est tenu, peut-être de manière accidentelle, par cette espèce de progression qui est déjà dans la chanson.

Je n’avais pas du tout en tête les strophes de la chanson quand je filmais.

Et pourtant…

Mais pour le synopsis, c’était de suite évident que ça devait être la première strophe de la chanson. Ce que vous me dites des strophes suivantes, qui vous semblent s’accorder à la progression du film, me paraît très intéressant et révèle ainsi une justesse que je n’avais pourtant pas prévue… Me disant cela, c’est un peu drôle de voir nos positions inversées, comme si c’était vous qui m’appreniez comment le film s’est fait. Ce temps du film, je l’ai vécu, je l’ai éprouvé, je pourrais dire que je l’ai souffert si je le relie au réalisme de la chanson de Fréhel, où le temps est subi sans être intellectualisé. J’étais donc pris par le temps… Celui qu’on voit à l’image, c’est un homme entrant dans la vieillesse, qui va et vient, le jour finissant… alors, pas de sentiment, mais il y a bien une lecture assez désespérée dans la deuxième partie qui suit le titre.

J’aimerais rappeler à cet endroit ce que vous aviez dit sur la dernière partie de Souvenir d’Athènes, en revenant sur le plan du chien dans ce film : « sans la venue du chien ce plan n’aurait pas fait film. Il faut que le plan fasse film, par son accord avec d’autres. Le passage des chiens dans le premier plan, c’est tout aussi juste pour moi. Là, dans le deuxième plan, qui est en quelque sorte hors-film, il y a ce vieux chien : il en a vu d’autres, comme on dit, et il voit une fois de plus l’Acropole… Il commence par lever la tête vers le ciel, et il reprend sa marche jusqu’au haut du rocher avec la vue ». C’est cette notion de hors-film qui me retient là…

C’est-à-dire qu’il apparaît après mon nom dans Souvenir d’Athènes

Oui, c’est la différence, le deuxième plan de Où sont tous mes amants ? n’apparaît pas après votre nom, mais cette notion de hors-film m’a quand même semblé opérante dans ce film avec la place du deuxième plan à partir de l’inscription du titre.

Vous avez raison. C’est-à-dire que c’est vider, c’est évacuer le film par la répétition. Le plan se vide aussi par sa durée. Je pense aux films d’Akerman, mais je pourrais aussi bien évoquer ceux de Straub. La durée du plan provoque son effacement ou plus précisément ça provoque l’effacement du signe : c’est répéter cette idée que l’image ne peut pas être un signe d’écriture, et pourtant elle est utilisée comme ça, dans une forme discursive, pour dire quelque chose, ce n’est plus qu’un signe, mais si le plan dure, si l’image dure inutilement par rapport au signe qu’elle aurait dû constituer dans la forme normale d’un film, ce n’est plus un signe… il faudrait dire que ça évacue le signe et l’image apparaît autrement que comme un signe d’écriture.

Dans votre entretien précédent vous évoquiez la différence entre raccord et accord, et effectivement dans vos films il me semble qu’on ne peut pas vraiment reconnaître ou identifier une forme de raccord sauf en de très rares occasions, il me semble qu’il y a un film où vous jouez avec cette notion de raccord…

C’est bien de dire que je joue avec oui, parce que c’est assez trompeur…

C’est dans Faux Départ, ce plan sur la fenêtre qui intervient presque comme un leurre.

On voit à plusieurs reprises la fenêtre… et la dernière fois qu’on la voit, en la fermant, ça introduit la vue du train. Il y a la verticale du bord de la fenêtre que je déplace pour qu’elle se ferme et on passe à la verticale des panneaux de signalisation qui défilent en bordure de la voie ferrée.

L’absence de raccord est flagrante dans mes premiers films en Super 8, parce que j’en étais arrivé à conserver l’amorce entre les bobines, et donc on ne peut pas refuser davantage le raccord qu’en conservant l’amorce, ce qui permet aux différentes prises, aux différentes bobines, de préserver une autonomie absolue. Mais tout en préservant cette autonomie, il y a dans un mouvement circulaire, reprenant l’image de l’orbite, des accords qui s’établissent entre les bobines, entre les prises, et des relations d’où surgit un sens qui ne vient pas du raccord comme ça se fait d’ordinaire, mais de l’entendement, comme lorsqu’on dit que deux personnes s’entendent, là je dirais qu’il y a un entendement entre les éléments. Evidemment ça ne se fait pas de la même manière avec le numérique, mais les prises s’entendent vraiment, dans tous les sens du mot « entendre »… ça s’entend, ça fait sens, elles s’entendent parce qu’elles se plaisent où elles sont positionnées et dans les relations qu’elles établissent ou qu’elles laissent s’établir… Accord et non raccord. Elles s’accordent, elles ne sont pas raccordées. Qu’est-ce que fait le raccord ? Il fige l’image, il la bloque. L’image, pour faire signe justement, est coincée entre celle qui précède et celle qui suit et donc, comme l’image ne supporte pas d’être réduite à un signe d’écriture, il n’y a plus qu’un ersatz d’image, ce n’est plus une image, l’image s’efface.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi dans le raccord une volonté problématique de maintenir le sujet ?

Oui, le raccord est d’abord volontaire, on veut… mais qu’est-ce qu’on veut ? On veut dire quelque chose…

On veut aussi maintenir, dans le passage, quelque chose de lisible et de visible, et c’est le sujet peut-être, ce que vous appelez le sujet, et là réside le problème vis-à-vis de l’image.

On veut faire sens dans une forme discursive. Mais moi j’ai une vue plutôt globale, hors de toute linéarité, et ce n’est pas seulement le cercle, mais c’est la sphère qu’il faut évoquer ! Et c’est voir le film plutôt comme un objet.

Là vous rejoignez Benning [James Benning présentant cette année une rétrospective au Cinéma du Réel] avec cette considération…

Ah bon ?

« Spherical space », c’est le terme qu’il utilise pour désigner l’espace de ses œuvres…

Je vois aussi un rapport à l’architecture, l’architecture intérieure. Par exemple Saint-Paul à Londres, de l’extérieur ça n’a pas d’intérêt, l’architecture intérieure est par contre absolument extraordinaire. De même les églises de Palladio à Venise. C’est admirable et j’y vois un rapport avec la mise à plat, à l’opposé de la perspective linéaire. On avance dans l’église de Palladio, San Giorgio Maggiore à Venise, et il y a là un endroit précis, à la croisée du transept, proche du chœur, où, si on se retourne pour voir la nef, on est saisi par une parfaite mise à plat, comme si les lignes architecturales dessinaient une géométrie plane en abolissant la perspective. Je ressens ça aussi avec l’architecture de Wren qui a construit Saint-Paul après le grand incendie de Londres. C’est grandiose. Il faut y être. On chemine dans ces architectures comme on devrait cheminer dans un film. C’est une expérience qu’offraient aussi les églises romanes, mais qui s’est perdue dans les édifices gothiques trop ambitieux, trop prétentieux. L’élan ogival ne croit qu’en la perspective et ne connaît pas la mise à plat. C’est un événement, la traversée de tels édifices. C’est un cheminement comme si on n’avançait pas, comme si on n’était plus dans la perspective, je dirais dans l’illusion de la perspective. Et c’est donc parler maintenant de la profondeur. C’est quand la perspective cède, qu’on est dans la profondeur. Il n’y a pas de profondeur sans mise à plat. C’est évident chez Bresson, il suffit de lire quelques passages des Notes sur le cinématographe. Il y en a au moins deux qui s’y rapportent : « Aplatir mes images (comme avec un fer à repasser) », « Comment se dissimuler que tout finit sur un rectangle de toile blanche suspendu à un mur ? (vois ton film comme une surface à couvrir) ». Le « cinéma », en pensant au rejet du mot par Bresson qui l’oppose à « Cinématographe », ne connaît pas la mise à plat et donc ne produit pas d’images. Alors que la mise à plat est constante chez Bresson, chez Straub, chez Ozu… D’une autre manière on la ressent comme une aspiration chez Godard. Pas d’art sans mise à plat, et il existe bien un art cinématographique… mais peut-être faudrait-il revenir à Où sont tous mes amants ? Ce film, c’est cheminer nulle part, c’est un cheminement qui n’avance pas, non seulement du fait qu’il y a un retour, mais…

C’est aussi pour cela que j’utilisais le terme « errance » dans un sens – peut-être que j’aurais dû l’exposer – dans un sens blanchottien…

Pour le peu que je connais de Blanchot ça serait certainement une bonne idée…

Vous évoquiez cela dans l’entretien sur Le tombeau de Kafka et il faut noter que Blanchot s’est beaucoup intéressé à Kafka et à son approche de l’œuvre en général. Il dit qu’on ne peut qu’errer à l’approche de l’œuvre, ou de ce que lui appelle l’espace littéraire…

Oui mais c’est l’errance de qui là ? C’est l’errance du lecteur ou l’errance du créateur ? Quand il dit « on ne peut qu’errer »…

De la figure du poète, je ne pense pas qu’il fasse une différence aussi nette entre lecteur et créateur, mais il utilise la figure du poète et de l’écrivain. J’utilisais ce terme d’errance en résonance avec ce que vous venez de dire sur ce cheminement nulle part, ou en tout cas qui est rivé à ce « nulle part », à ce « rien », ça c’est tout à fait blanchottien.

Le cheminement mène on ne sait pas où, on pourrait dire nulle part puisqu’il y a un retour.

Blanchot dit aussi qu’il y a un retour qui est pensable dans cette errance du poète.

Mais certainement, je dis « certainement » sans connaître Blanchot, dont j’ai pourtant des raisons de me sentir proche par ce qui m’a été si souvent dit de son œuvre en rapport à mes films.

Et c’est pour ça que j’ai utilisé le terme de « neutralité » au début de cet entretien car le neutre chez Blanchot c’est une grande affaire, surtout vis-à-vis de l’image.

Comme vous l’avez compris je bute sur le mot « neutre », et cela me mettrait à l’esprit d’autres notions auxquelles j’adhère plus volontiers : le vide ou le rien. On dit qu’il faut se méfier de l’interprétation de l’idéogramme qui se voit sur la tombe d’Ozu, vous le savez… « mu » [souvent traduit par le rien constant, le vide, le néant]… Là aussi on est dans l’esprit du haïku. Ce n’est pas « neutre » que je dirais, je comprends dans quel sens mais…

Blanchot parle de puissance du neutre, c’est ça son affaire, il ne s’agit pas du neutre comme un désinvestissement du poète, même s’il y a aussi une part de désinvestissement… quand il évoque Kafka par exemple, il y a un côté exsangue chez Kafka, il est quand même dans ce rapport à un « rien » obsessif.

Oui, mais le neutre, je vais dire quelque chose d’étrange, le neutre est sans avenir, alors que le vide… c’est bien connu dans l’expression courante, l’appel du vide. C’est par le vide qu’on laisse la place à ce qui surgira, ce qui surgira, j’ose à peine le dire, par grâce. C’est le vide, mais le vide il ne peut pas être truqué, et ce n’est pas confortable. Donc faire le vide, c’est malgré soi. On peut y aspirer… mais il n’est authentique que s’il provoque cette sorte d’appel d’air. Ce qui comble le vide, c’est l’œuvre achevée.

C’est ici qu’il y a peut-être une différence avec Blanchot, l’œuvre ne comble rien, l’œuvre ne comble jamais rien chez Blanchot…

Elle ne comble rien par rapport à l’auteur parce qu’une fois que l’œuvre existe, que la délivrance s’est faite, on repart. Ce que vous dites de l’errance… on est dans le cheminement, jusqu’à ce que, par obsession, et par ce qui travaille l’auteur, se constitue quelque chose de monstrueux qui une fois complété de soi-même, tombe. Cela rapprocherait encore de l’accouchement, de la délivrance. Puis cela repart. Je ne sais pas, il faut peut-être penser à Beckett…

Qui a beaucoup compté aussi pour Blanchot…

Oui, je penserais aussi à Beckett, l’attente…

Blanchot rapproche étymologiquement le terme « errance » de l’erreur : l’écrivain ou le poète, dans son rapport à l’œuvre, est tout le temps dans l’erreur. Il prend l’exemple de Kafka qui est pris dans l’erreur qui fait qu’il doit tout le temps recommencer dans une forme de désolation…

Oui, alors l’erreur… on n’est pas loin d’un état de déception ou de désolation, ou de sentiment d’incapacité. C’est ce que je vis en faisant mes films, c’est souvent l’idée qu’ils n’adviendront pas, que je n’y arriverai pas, que ça ne se produira pas, le film. Alors oui, je dirai que je suis d’accord en pensant à ce qui m’occupe maintenant, de la même manière que m’a occupé De son appartement, c’est vraiment une errance à travers toute la matière, tous ces plans dont je sais ou plutôt je devine qu’ils ont à trouver, qu’ils réclament, un positionnement bien précis par rapport à l’ensemble, un positionnement juste sur l’orbite. Il y a des rapprochements qui se font, qui me semblent s’imposer, normalement je n’y touche plus, parce que l’accord est tel que je ne peux pas désolidariser ce qui s’est rencontré et donc… ça peut consister à dire : « j’ai le début, ou bien j’ai la fin, mais entre le début et la fin, où iront les éléments ? où ça va aller entre ? ». C’est comme ça que s’est fait De son appartement. Il y a eu une projection de ce film où une spectatrice refusait de croire qu’il n’y avait pas eu de scénario. Elle trouvait une telle justesse dans le développement du film qu’elle ne pouvait pas penser qu’il n’y avait pas eu de scénario, elle devait croire que c’était une coquetterie de l’affirmer… Pourtant le positionnement des plans s’est trouvé, en répondant à une attente, en comblant un désir, mais sans l’avoir prévu et donc sans scénario. Ici, on peut parler d’errance. Vous savez, à propos de Bresson, il y a des anecdotes qui rappellent comment il était totalement indécis, perdu au moment du tournage. Il y a ce livre écrit par Marie Cardinal qui fait la mère de Mouchette ; le peu qu’on la voit elle est agonisante, et il y a une anecdote extrêmement intéressante : les techniciens, mais aussi les modèles, n’en pouvaient plus du nombre de prises. L’arrivée de Bresson au début du tournage avait impressionné les techniciens parce que c’était le maître, mais au bout de quelques jours il avait perdu toute considération auprès d’eux parce qu’il ne savait pas ce qu’il voulait. Delannoy, lui, a toujours su et eu ce qu’il voulait et les techniciens devaient être très admiratifs, mais Bresson ne savait pas ce qu’il voulait, et pour cette scène d’agonie il y a eu beaucoup beaucoup de prises, peut-être une cinquantaine, et tout le monde s’impatientait. On voit de dos Mouchette et, couchée devant elle, sa mère agonisante. Et toutes ces prises ne convenaient pas à Bresson car il voulait qu’on sente les pleurs et même les sanglots de Mouchette. Toutes les deux n’en pouvaient plus, et Mouchette, la jeune fille qui joue Mouchette, vue de dos, a été prise d’un fou rire. Le fou rire, ça soulève les épaules, et Bresson de dire : « c’est la bonne ! ». Evidemment ce n’est pas pour rien que Bresson cite Cézanne : « à chaque touche, je risque ma vie ».

Une vie risquée…

Vous l’avez vu ?

Je pense que c’est le premier film de vous que j’ai vu.

Ah bon ? Ce film m’amuse beaucoup et ça me plait bien dans ce sens-là. La rigolade c’est pas mal non plus, ça paraît loin de… non enfin, de quoi se réjouir… c’est, c’est l’image quoi…

Décidément, il y a comme un cheminement parallèle invisible qui fait que, justement, j’allais dire quelque chose de la sorte : il y a cette œuvre qui ne comble rien chez Blanchot, il me semblait qu’il y avait donc peut-être un point rugueux entre ce que vous disiez et Blanchot, un désaccord. Par contre effectivement chez Blanchot il y a cette phrase, je ne sais pas si vous la connaissez, phrase d’ailleurs que Godard utilise dans certains de ses films, c’est : « l’image est bonheur mais près d’elle le néant séjourne ». C’est la phrase blanchotienne par excellence à propos de l’image. Alors, peut-être que l’œuvre ne comble rien, mais l’image est bonheur…

Bien sûr, je suis d’accord, mais alors moi j’entends bien « près d’elle », donc le néant n’est pas dans l’image, ce n’est pas l’image, oui, l’image nous tire du néant… L’image, elle est partout, mais on ne la voit pas. Je pourrais poursuivre ce que j’ai un peu esquissé du côté religieux dans un entretien pour MUBI, je ne sais plus comment j’avais dit, vous l’avez lu peut-être cet entretien « l’image est notre seule espérance » ?

« Our Only Hope Lies in the Image »

Oui voilà, peut-être qu’on n’est pas très loin de Blanchot, de ce que vous m’avez cité de Blanchot. Mais attention, vous avez dit « espoir », espoir et espérance ce n’est pas la même chose, donc là il s’agit d’espérance. Jean-Marie Straub me disait qu’en italien on ne peut pas faire la différence entre espoir et espérance, c’est très révélateur d’une culture. L’espérance est au bout de l’espoir. Ça ramène au vide, le vide il doit être absolu, si peu qu’on soit dans l’espoir… Quand il n’y a plus d’espoir, je ne vais pas dire subsiste, ça voudrait dire qu’elle existe déjà, mais… surgit l’espérance. Dans ce vide, je veux dire le vide absolu, il n’y a plus d’espoir.

J’ai l’impression qu’il y a un cheminement de cet ordre dans Où sont tous mes amants ?, comme un passage de l’illusion de l’espoir à la dimension de l’espérance…

C’est le film en lui-même, comme une épiphanie. La dimension de l’espérance, c’est le fait qu’il y ait un film. Le cheminement est dans un cadre, dans l’image, ce que j’entends par image, et donc oui, malgré tout il y a l’image et celui qui erre, puisqu’il y a errance, celui qui erre est dans l’image, dans l’espérance qu’est l’image. Quand je vous ai dit « l’image est partout mais on ne la voit pas », sur le plan religieux que j’explorais, ce serait l’idée que Dieu ne voit que des images. Je parle du regard de Dieu sur le monde, sur nous, sur la création. Il n’y a que des images dans le regard de Dieu. Par rapport au saisissement de l’image, me vient le souvenir de ce que m’avait appris un professeur de philosophie, il y a longtemps, à propos du « je pense donc je suis » de Descartes : ce n’est pas « je pense donc je suis », c’est « je pense, je suis »…

Oui le « ergo » est une idée reçue, il y a une immédiateté dans la formule cartésienne…

Voir l’image, oui, c’est cette immédiateté, une immédiateté absolue.

Est-ce qu’il y a des cinéastes qui comptent pour vous en ce moment ?

Certaines œuvres cinématographiques m’ont nourri, me nourrissent encore… J’étais proche de Jean-Marie Straub, et ça m’est arrivé d’entendre dire qu’il y avait une filiation entre Straub et moi ; ce n’est pas dire la vérité. Dire que j’aurais reçu l’influence de Straub, c’est totalement faux. J’étais proche, très proche de Jean-Marie Straub mais j’oserais dire que c’est un rapport de fraternité, j’avais déjà filmé dans la Vallée close avant que je connaisse ses films et que finalement je le rencontre. J’ai rencontré Straub, il est venu chez moi pour voir Les Antiquités de Rome projeté en Super 8 sur le mur de mon atelier, donc le film existait. C’est une rencontre et je me suis dès lors senti parent de Straub, je veux dire que c’était quelqu’un qui pouvait voir mes films. De quelle manière me manque-t-il ? C’était un des rares, sinon le seul, qui pouvait voir ce que je voyais. Nous partagions la vision… Godard c’est important aussi… et Robert Bresson. Comment ai-je connu Bresson ? J’avais écrit un texte paru dans Caméra/Stylo, sous le titre « Bresson, Vermeer ». J’étais alors proche de Dominique Noguez qui a montré pour la première fois à son cinéclub mon premier film. Quelques jours après, dînant avec lui, il me dit : « c’est très bien, maintenant il faut le faire en 35mm », ce qui était totalement absurde évidemment, ça n’aurait eu aucun sens. C’est certainement à l’occasion de ce dîner que je lui ai parlé de Bresson et de Vermeer. En inversant les noms, c’était comme si je parlais des films de Vermeer et des peintures de Bresson. C’est à ce moment qu’il m’a dit qu’il faisait partie du comité de rédaction de Caméra/Stylo, que s’y préparait un numéro sur Robert Bresson et que je devrais écrire quelque chose là-dessus. J’ai donc écrit ce texte « Bresson, Vermeer ». Au bout de cinq ans après la parution du texte je me suis dit qu’il fallait que j’envoie le texte à Robert Bresson déjà très âgé, que sinon je le regretterais. Je le lui ai envoyé, il m’a répondu : « mais pourquoi avez-vous attendu aussi longtemps ? ». Je l’ai alors rencontré une première fois… Le texte lui a beaucoup plu, évidemment dans le rapport à Vermeer… C’est pour dire l’importance qu’a pour moi Robert Bresson… Godard oui… Straub… et Michael Snow dont l’œuvre a une portée immense.

Est-ce qu’il y a des cinéastes contemporains…

Je connais très mal…

Des choses découvertes sur le tard ?

Des contemporains ? Quelqu’un qui pourrait me venir à l’esprit est ce cinéaste finlandais, Kaurismäki. J’ai vu son dernier film qui, je crois, a été honoré à Cannes [Les Feuilles mortes], la première partie est bien, mais j’ai eu l’impression dans la suite qu’il faisait du Kaurismäki… vous voyez ce que je veux dire… On sait les cinéastes qui ont compté pour lui, Bresson d’ailleurs, donc c’est très juste, je trouve, dans la première partie du film et ensuite ça s’appauvrit…

Est-ce que vous revoyez souvent vos films ?

Non, je peux y être obligé, ça arrive mais j’ai d’autres choses à faire, entre autres un nouveau film dont je me demande s’il existera… J’ai dû revoir récemment, je vous le disais, Venise n’existe pas puisqu’il fait partie de ce programme du Cinéma du réel, pendant une nuit entière, qui honore la mémoire de la programmatrice Marie-Pierre Duhamel-Muller. Il se trouve qu’elle avait montré Venise n’existe pas au Centre Pompidou, et donc on m’a demandé le film, ça m’a amené à le revoir. Ce film est vraiment bien…

A contrario, en avez-vous revu d’autres pour lesquels vous vous êtes dit « ça ne tient pas » ?

Rarement il m’arrive de revenir sur un film, mais c’est le cas de Terrasse avec vue. Vous avez vu la bonne version. Ce film a existé dans une version qui durait 26 minutes et maintenant il n’en fait plus que 18, donc oui, ça m’arrive de revoir et de me dire « il y a quelque chose qui ne va pas ». Cette version raccourcie est définitive, elle est bien comme ça. Dans ce film, on peut reconnaître trois niveaux : il y a la présence imposante du Duomo de Florence, un peu éloigné, mais que la durée des prises fait paraître au premier plan, dans une sorte de mise à plat.

(Terrasse avec vue est visible sur derives.tv)

On part de ce premier plan puisque le premier plan du film est une vue rapprochée…

Là vous évoquez le tout premier plan, de trois ou quatre secondes seulement, qui est en effet une vue rapprochée et tremblée du Duomo, suivie de la vue d’une personne prenant une photo, comme si le plan rapproché précédent était précisément ce qu’elle avait dans l’objectif de son appareil photo en bougeant un peu… Donc il y a ce va-et-vient des personnes qui sont là pour consommer ou simplement pour photographier le monument. C’est le deuxième niveau. Un troisième niveau de compréhension du film, c’est la séduction que je tente vis-à-vis du serveur, et ça me plairait que ça apparaisse comme ça… une sorte de drague.

Le rapport à ceux qui s’occupent du lieu…

Dans mon film Saudade je parle avec l’homme qui fait le rangement des chaises dans la grande salle d’un restaurant de Lisbonne, et il me dit : « alors c’est un film ? et l’argent ? », ce qui veut dire « oui vous voulez filmer, mais il faut payer quelque chose… » et je lui réponds : « Ah, l’argent ? », en appuyant l’interrogation. Ça, ça m’amuse bien. On peut penser aussi à Sous un ciel changeant filmé à Edimbourg.

Oui, la personne à qui vous dites de placer son pied d’une certaine manière…

Oui exactement, mais j’ai commencé par lui dire, c’est peut-être un point intéressant : « I need someone in my picture, would you mind to stand… ». C’est toujours la même question, je ne vais pas dire du sujet mais de l’autre, de sa présence réclamée dans l’image. Ça me rappelle ce que je vous disais sur la fin de Trois fois rien, quand je dis au garçon « venez là, venez là ! », au bout d’un moment il finit par gravir la pente et il apparaît traversant l’image… et c’est revenir à cette traversée de l’image, moi seul, dans Où sont tous mes amants ?

*

*

Cet entretien a été réalisé à l’occasion du 46ème festival Cinéma du réel.
Les éditions de l’œil et La Traverse viennent d’éditer des films de Jean-Claude Rousseau dans trois livres-Dvd (De son appartementTrois fois rienFestival).

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