Même l’ombre d’un arbre…

Texte de Tom Bidou et Nathan Lachavanne, 2022

Dans les trous de l’histoire du cinéma, un couple de cinéastes portugais, António Reis et Margarida Cordeiro, nous a légué une poignée de films. Réalisés dans les années 70-80, leurs films nous sont arrivés par des voies fragiles. C’est que leur travail n’a pas ou peu été montré et encore moins été édité en DVD. Dès lors, nous avons navigué entre voie institutionnelle et voie de piratage pour reconstituer le puzzle de leur œuvre. Malgré la médiocrité des copies qui nous sont parvenues, Jaime, Trás-os-Montes, Ana et Rosa de Areia nous ont profondément marqués. Leurs films, nous y sommes aussi entrés par des textes, critiques et entretiens – non moins magnifiques que les films eux-mêmes – qui témoignent du fort intérêt qu’a suscité leur travail. Aujourd’hui, les copies enfin restaurées par la cinémathèque portugaise, c’est l’occasion de leur ouvrir une fenêtre et de montrer également comment d’autres cinéastes portugais.e.s ont à la même époque été travaillé.e.s par de mêmes préoccupations.

Si bien des nouvelles vagues ou avant-gardes sont apparues dans les capitales européennes, le couple Reis/Cordeiro s’est détourné des siennes – Lisbonne, Porto – pour «construire l’état filmique d’une province», à savoir le nord-est du pays. Plus précisément, Trás-os-Montes, région paysanne, ignorée par la capitale et qui est traversée dans les années 70 par un exode rural important. Se considérant eux-mêmes comme des «paysans du cinéma», Reis et Cordeiro estiment qu’il est d’un «devoir historique» que d’œuvrer à préserver cette région et en empêcher sa destruction. Pour autant, le couple se refuse à faire de l’ethnologie ou de la muséographie, privilégiant une «espèce de mémoire et d’imagination».

Si le couple arpente les lieux et les paysages de cette région depuis des décennies, leurs films ne donnent pas les repères que laisserait apparaître un documentaire. Serge Daney dit plutôt: Ils ne sont peut-être plus assez nombreux les films qui donnent envie de se murmurer, ravi, «Où suis-je?». Moins par peur d’être perdu, égaré, que pour retrouver l’émotion du dormeur qui, au réveil, ne sait plus de quel plan il sort, dans quel plan «lit» il vient de reposer, à quel monde il s’éveille.

C’est que sur leur chemin, Reis et Cordeiro font des rencontres, avec des gens, avec la neige, avec un arbre, avec une chèvre, avec des dessins et qu’entre ces rencontres, tout n’est pas à raconter. Et c’est parfois comme si entre chaque plan, des siècles étaient passés. Ainsi, ces enfants dans Trás-os-Montes, qui, partis à l’aventure, se demandent en retrouvant leur village pourquoi ils apparaissent tout à coup comme «leurs propres ancêtres». Ces bonds dans l’espace et dans le temps, c’est une manière de montrer comment une certaine vie quotidienne résonne avec la culture millénaire. Alors, on trouve des vieillards, sur le point de mourir mais toujours conteurs, des adultes déserteurs, et au bout de la chaîne, les enfants, derniers êtres en mesure de s’émerveiller de la terre. Pour reprendre les mots de la chercheuse Catarina Alves Costa, le peuple est représenté «comme gardien de la tradition et de l’utopie», ce que les cinéastes nomment un «communisme primitif». La démarche politique de Reis et Cordeiro tient donc dans la reconnaissance de ce communisme – toujours là – et dans l’affirmation que celui-ci pourrait perdurer. Car, on a affaire à un peuple autonome qui désire vivre selon ses propres lois et qui se sent ainsi parfaitement étranger aux règles édictées par les gouvernants. «Il est donc étrange, et je n’ai pas fini de m’en étonner, de nous voir dans notre petite ville, nous plier si tranquillement à toutes les mesures prises par la capitale» murmure une voix alors que la caméra parcourt une galerie de visages – sublimes – dans Trás-os-Montes.

Dans Jaime, premier film d’António Reis, assisté par Margarida au montage, on retrouve également la rigidité d’un système qui vient d’en haut. Système psychiatrique cette fois, dans un hôpital où Jaime, un travailleur rural, a été interné jusqu’à sa mort, pendant 31 ans. Face à des médecins incapables de le comprendre, Jaime compose – tardivement – au stylo-bille tout un monde habité d’animaux, de textes et d’êtres aliénés. Dans un geste antipsychiatrique postérieur à la mort de Jaime, Reis, par les moyens du cinéma, entend faire exister ces dessins – justement – comme des formes de communication absolument cohérentes.

Sans être des documentaires, ni seulement des fictions, les films de Reis et Cordeiro tiennent plutôt de recherches poétiques, dans lesquelles le couple se considère toujours en apprentissage. Comme si par les rapprochements des sons, des couleurs, des matières, du temps, il s’agissait pour eux de toujours se mettre en situation de recevoir et d’approfondir le réel, tout en prenant soin d’accorder une valeur égale à chaque chose, chaque geste, chaque matière. Ou pour reprendre quelques vers d’un poème d’Antonio Reis: « Même l’ombre d’un arbre était, est, esthétiquement géopolitique, intervenante et révolutionnaire. »

Enfin, quelques mots sur les autres films qui accompagneront ce cycle. Avant de passer derrière la caméra, Antonio Reis a été l’assistant de Manoel de Oliveira sur O Acto da Primavera (1962) et a écrit les dialogues de Mudar de Vida (1966) de Paulo Rocha, deux autres cinéastes majeurs du novo cinema. Déjà, il est question de camper la caméra en province et de trouver une forme pour exprimer l’état de certains villages et de leurs rituels. Dans le Mystère du printemps, tout un peuple joue la Passion du Christ sur une colline. Dans Mudar de Vida, les habitants d’Aforada ne parviennent plus à vivre du travail de la pêche, leurs maisons se laissent aspirer par la mer et cette déliquescence résonne avec celle d’un amour qui s’effrite entre deux êtres.

Plus proche encore de Reis et Cordeiro, O Movimento das Coisas (1985), film terriblement méconnu réalisé par Manuela Serra: simplement (OH !, vertueuse modestie) des femmes, leur travail, leurs gestes dans un village, déchiré entre les rythmes ancestraux et la modernité. Pour finir, une bobine impossible à voir avant ce cycle, qu’on découvrira avec vous. Il s’agit de Máscaras (1976) de Noemia Delgado. Encore le Trás-os-Montes, encore un village, toujours des paysans, toujours les saisons, toujours la magie…

Texte de Tom Bidou et Nathan Lachavanne
Rédigé à l’occasion de la programmation Constellation Reis & Cordeiro, Avril 2022, au Cinéma Spoutnik à Genève

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