NEW-YORK, correspondance
Le Festival d’automne a décidé de rendre hommage cette année à un homme exceptionnel. Exaltant de décrire l’importance de Jonas Mekas, poète, journaliste, cinéaste, ferment, protecteur et promoteur du mouvement culturel indépendant américain. Grâce à Paris Expérimental, la totalité des films de cet homme de soixante-dix ans seront projetés du 15 décembre 1992 au 31 janvier 1993 au Musée du Jeu de paume tandis que paraît » Movie Journal « , traduction française de ses chroniques du » Village Voice « .
C’est un jeune poète lituanien qui débarque à New-York le 20 octobre 1949. Jeune poète malmené par les bouleversements sanglants du Vieux Continent. Chassé de son village natal de Seminiskai par les troupes soviétiques puis les armées nazies, Jonas Mekas passe quatre ans dans des camps de réfugiés en Europe de l’Ouest avec son frère Adolfas. Là, il s’exerce à la poésie, dirige une gazette puis une revue poétique à l’intention des réfugiés de son pays. Avant de s’embarquer pour l’Amérique.
Les frères Mekas s’installent à Williamsburg, quartier de Brooklyn, et travaillent en usine. Leur périple, leur accueil aux Etats-Unis leur inspirent des scénarios de cinéma qu’ils expédient, sans retour, à Hollywood. Jonas Mekas décide donc d’acquérir sa première caméra Bolex et de dire en images la souffrance des » personnes déplacées « . Pourtant, c’est par sa plume qu’il entre dans la carrière new-yorkaise. En janvier 1955, il crée Film Culture, dont l’ambition est de » réévaluer les canons esthétiques » et de » réviser l’attitude dominante face à la fonction du cinéma « . L’oeil fixé sur les productions européennes, Film Culture s’intéresse aussi au cinéma marginal américain, comme celui de John Cassavetes, et, très tôt, au cinéma qui allait s’appeler underground, deux genres que Mekas défendra dès 1958 dans sa chronique hebdomadaire de l’hebdomadaire culturel Village Voice. Avec succès. Quand, dans les années 60, quatre universités américaines enseignaient le cinéma, elles seront, à peine dix ans plus tard, plus de mille deux cents. Aujourd’hui, vingt mille cours lui sont consacrés sur tout le territoire.
» Le circuit universitaire non commercial est devenu le seul distributeur de certains films expérimentaux, explique aujourd’hui Jonas Mekas dans son minuscule bureau dont les fenêtres s’ouvrent sur la 2 Avenue. De part et d’autre de la pièce exiguë, des affiches de cinéma font se côtoyer Joris Ivens et Kenneth Anger. Mais » cinéma expérimental » ou » cinéma d’avant-garde » ne sont que des étiquettes commodes pour indiquer un peu rapidement de quoi l’on s’occupe. Au bout du compte, le cinéma, c’est le cinéma. Seules diffèrent les personnalités, les sensibilités, les formes. »
Au début des années 60, Jonas Mekas mêle sa voix à celles qui s’élèvent contre un cinéma » officiel » essoufflé, corrompu, esthétiquement dépassé et aux thèmes ennuyeux et superficiels. Dans la foulée de l’action menée par Amos Vogel avec Cinema 16 et la cinéaste Maya Deren, qui organise en squatter des projections de films indépendants, Jonas Mekas contribue à fonder le New American Cinema Group (à la recherche d’une nouvelle vague américaine semblable au courant français) puis la Filmmakers’ Cooperative, société de distribution » non discriminatoire » dirigée par et pour les cinéastes.
» Je l’ai fait… par désespoir !, s’écrie-t-il. Personne d’autre ne le faisait. Les oeuvres des cinéastes » à part » me paraissaient si exaltantes qu’il me fallait à tout prix partager cette joie. D’où le lancement d’une action de conservation qui a conduit à créer un peu plus tard l’Anthology Film Archives : ceux qui viendraient après moi pourraient ainsi partager le même plaisir. »
Très vite convergent alors vers la Filmmakers’ Cooperative tous ceux qui travaillaient dans l’isolement. Bien que son premier film, Guns of the Trees, ait obtenu le premier prix au Festival international du cinéma libre de Poretta (Italie) en 1962, bien que, deux ans plus tard, The Brig (d’après la pièce de Kenneth Brown montée par le Living Theatre) décroche le Grand Prix du documentaire au Festival de Venise, Jonas Mekas met son activité de cinéaste en sourdine. Il s’engage à fond dans la promotion et la défense d’un cinéma » différent » – ce qui le mènera tout droit en prison. Pour obscénité.
Les juges américains ne lui pardonnent pas la présentation à New-York du Chant d’amour, de Jean Genet, et de Flaming Creatures, de Jack Smith. » C’étaient pourtant des oeuvres importantes, présentant avec intensité un contenu que personne n’avait encore osé vraiment aborder, plaide-t-il avec la même véhémence qu’il y a trente ans. Je ne pouvais pas ne pas les montrer. A l’époque, le mouvement de libération homosexuel n’existait pas. Chez Genet, Smith et Kenneth Anger, la passion du cinéma, les possibilités offertes par le cinéma primaient. Le contenu controversé de leurs oeuvres venait après. Leurs films sont aujourd’hui des classiques, difficiles à surpasser. Ils relatent des expériences homosexuelles dans toute leur complexité. Loin d’être de simples outils destinés à servir un mouvement politique, ce sont des oeuvres cinématographiques fortes, qui ont eu aussi un impact politique. »
Pourtant, quelques années auparavant, curieusement, Mekas s’en était violemment pris à la » conspiration homosexuelle » qu’il percevait dans certains secteurs de l’avant-garde. » Je passais aussi, à l’époque, pour un représentant de l’ » anti-avant-garde « , reconnaît-il. A tous points de vue : contenu, technique… Comme je venais de l’étranger, ma curiosité me portait surtout vers le cinéma commercial. Jusqu’à mon arrivée aux Etats-Unis, je n’avais même pas entendu parler du cinéma d’avant-garde. Je m’y suis mis. Lentement. N’oubliez pas que je suis issu d’un milieu rural très conservateur. Aujourd’hui encore, la Lituanie affiche une des mentalités les plus rétrogrades et les plus répressives des Républiques de l’ancienne URSS… J’ai mis des années à m’ouvrir, à comprendre qu’il y avait quelque chose de très fort, et de très vrai, dans cette expérience tant cinématographique qu’humaine. Je l’ai dit, je l’ai écrit, j’étais alors comme saint Augustin avant sa conversion… »
Rapidement, le mouvement indépendant se fissure. » Maya Deren était très influencée par le cinéma français d’avant-garde des années 20 et 30, en particulier par les surréalistes. Proche de Duchamp, elle prônait un cinéma totalement contrôlé, totalement scénarisé. La beat generation, qui apparaissait alors, lui semblait inacceptable… Jack Kerouac, Allen Ginsberg, le Living Theatre, Merce Cunningham, John Cage et nous fréquentions les mêmes endroits, les mêmes bars, nous habitions presquetous le même quartier : l’East Village. Même sensibilité, même désir d’explosion. Une voie nouvelle. Montrer qu’un film ne se limite pas forcément à l’illustration d’un scénario mais doit pouvoir englober tout ce qui peut vous arriver, si trivial et dénué d’importance que cela paraisse… »
Jonas Mekas en est d’autant plus convaincu que, si pris qu’il soit par son activité de » promoteur » et de polémiste, il ne cesse de filmer sa propre vie. » Quand mes activités diurnes sont couchées et bordées, je peux m’isoler avec mes fantômes. » De Walden (1968-1969) à He Stands in a Desert Counting the Seconds of His Life (1969-1985) en passant par Reminiscences d’un voyage en Lituanie (1971-1972) et Lost, Lost, Lost (1975), il crée un cinéma en forme de journal intime à peine masqué par la fiction. Démarche que Dominique Noguez, écrivain et historien qui a eu la bonne idée de traduire en français le Movie Journal de Mekas – recueil de ses chroniques pour le Village Voice, – qualifie de » proustienne « .
» Sans aller jusque-là, dit le cinéaste en riant, il est certain que le temps est un de mes sujets de prédilection. Le temps et la mémoire. C’est là qu’une écriture cinématographique proche du journal intime se complique. Je crois parfois filmer ce que je vois, mais, a posteriori, je me rends compte que c’est un autre souvenir que je cherchais à retrouver ou à fixer, pouvant fort bien remonter à l’enfance. Quand je filme New-York – surtout sous la neige, – mon New-York ressemble à la Lituanie… »
Jonas Mekas croit déceler aujourd’hui dans son pays une ébullition sociale similaire à celle qu’il connut dans l’Amérique d’Eisenhower : mouvements de libération, émergence de nouvelles minorités ethniques – asiatique, afro-américaine, amérindienne, – renaissance d’un cinéma juif. » Pour l’instant, ajoute-t-il, toutes les énergies sont canalisées vers l’affirmation de ces particularismes. On se revendique » cinéaste black « , » cinéaste gay « . (…) Les poètes d’un nouveau cinéma n’ont pas encore percé. La génération actuelle donne essentiellement dans l’activisme politique.
» Mais, après tout, n’est-ce pas ce qui m’a amené au cinéma ? N’ai-je pas entrepris Guns of the Trees parce que tous les films consacrés aux » personnes déplacées » – comme The Search, de Fred Zinnemann – me semblaient n’y rien connaître ? On n’y sentait guère de colère, et, moi, je voulais me mettre en colère. Ne pouvant pas le faire en anglais – et personne ne comprenant le lituanien, – j’ai opté pour le cinéma, et j’ai fait un film-cri.
» Ce dont je ne m’étais pas rendu compte, c’est que la langue-cinéma foisonne de dialectes. Et le dialecte que j’ai choisi, celui du film d’avant-garde, est parfois aussi peu compris que… le lituanien ! C’est un obstacle que ce genre partage avec tous les cinémas nationaux, qui ont du mal à se faire connaître du grand public, et qui constituaient la grande obsession de quelqu’un comme Louis Marcorelles. Marcorelles et le Monde ont été parmi nos soutiens les plus efficaces. Louis Marcorelles nous disputait bien sur certains aspects… Il opposait les cinémas brésilien, canadien, hongrois au cinéma underground, qu’il qualifiait de trop individualiste, pas assez socialement et politiquement engagé. Or, nous aussi, nous nous considérions comme des cinéastes politiques; simplement, il s’agissait de se mettre d’accord sur le mot » politique « . Pour moi, Stan Brakhage et John Cage sont des artistes politiques. L’art a une fonction dans la société : aider à développer et à maintenir vivante une part importante de notre expérience en tant qu’êtres humains. »
L’écriture nouvelle que ne manquent pas de susciter les technologies du futur ne cesse d’intriguer Jonas Mekas. » La vidéo, qui a donné naissance à des cinéastes très singuliers, est simplement un outil de plus pour créer des images animées. Comme le film, l’ordinateur, la peinture sur pellicule et bientôt la » réalité virtuelle « … Certains outils conviennent à un type de film et pas à un autre. 8 mm, super-8, 16 mm, 35 mm, 70 mm, chaque module produira des images d’une qualité différente comme, en peinture, l’aquarelle, l’huile, l’encre, le crayon ou le fusain.
» Beaucoup d’enfants manipulent en experts toutes sortes de jeux vidéo. Univers complètement différent. Une génération d’ » auteurs-par-ordinateurs » est en gestation, elle pratiquera une forme d’écriture radicalement inédite. D’une certaine manière, ma fonction à l’Anthology Film Archives consiste plus ou moins à préserver et à montrer le cinéma de ma génération. On ne comprend vraiment que l’art de sa propre génération, c’est le seul qu’on puisse soutenir par la parole et par l’écrit avec passion. «