L’éclairage est resté le même que celui de la représentation scénique habituelle. J’ai placé deux projecteurs puissants sur la première rangée de sièges afin de pouvoir me déplacer librement sans qu’on les voie. J’avais trois caméras Auricon 16mm avec système d’enregistrement du son sur pellicule et des magasins de dix minutes. Je n’ai pas arrêté de changer de caméra en cours de route. La représentation était arrêtée toutes les dix minutes pour le changement de caméra, en reprenant l’action quelques secondes plus tôt à chaque reprise. J’ai donc filmé la pièce par prises de dix minutes, douze prises en tout.
Je suis resté dans la geôle, au milieu des acteurs, je me mettais constamment en travers de leur chemin, ce qui perturbait la mise en scène habituelle et les mouvements prévus. Mon intention n’était pas de montrer la pièce dans sa totalité, mais de capturer autant d’action que mes yeux de « reporter » en étaient capables. Ce type de tournage demandait un degré de concentration corporelle et visuelle important. Je devais manipuler la caméra, veiller à ne pas gêner les acteurs, être attentif à ce qui se passait et à ce qui était dit, prendre des décisions immédiates par rapport à mes mouvements et à ceux de la caméra, sachant que je n’avais pas le temps de réfléchir à ce que je faisais ; pas le temps de refaire des prises, ni de faire des erreurs : j’étais comme un funambule sur une corde tendue dans le vide. Tous mes sens étaient soumis à leurs limites (je portais la caméra, le micro, les batteries : bien 40 kilos de matériel en tout ; la taille de la scène ne permettait la présence de personne d’autre que les acteurs et moi ; j’enviais l’équipement léger de Maysles et Leacock). Je suis devenu tellement possédé par ce que je faisais qu’il m’a littéralement fallu des semaines pour que mon corps et mes sens retrouvent leur état normal. L’une des idées que j’explorais – ou dont je tentais de me défaire – était l’application des techniques du « cinéma vérité » (cinéma direct) à un événement scénique. Je voulais mettre à mal certains mythes et mystifications attachés au cinéma vérité : qu’est-ce que la vérité au cinéma ? En un sens, The Brig est devenu un essai critique sur le cinéma. “The Brig”, la pièce, représentait une matière idéale pour une telle expérience ; la représentation était si automatisée, si parfaitement jouée qu’elle se dépliait comme un ballet d’horreur. Je me suis jeté dedans et je l’ai utilisée comme une matière brute, au moment même où elle avait lieu, comme s’il s’agissait d’un événement réel – ce qu’elle était, en verité. Mon approche n’était pas forcément flatteuse pour la pièce de Kenneth Brown : j’étais un parasite qui lui suçait le sang.
Le montage a suivi le même principe que le tournage. Je me suis dit : « Maintenant que j’ai vu la pièce, que j’ai des idées à son sujet, je ne peux pas monter ces images sans y déverser les pensées et considérations qui me sont venues a posteriori ». Mais je savais que certaines de ces pensées avaient déjà déteint sur le filmage au moment de la représentation. Alors j’ai dit à mon frère Adolfas : « Tu n’as pas vu la pièce, tu n’as pas vu le tournage (il était à Chicago à ce moment-là, pour faire le montage de Goldstein), alors maintenant tu vas faire le montage, avec un regard totalement extérieur et sans aucune pitié » (mon frère est un sadique, un homme très cruel et sans coeur). J’ai considéré la pièce de Brown comme une matière brute, je n’ai pas essayé de révéler son « sens profond ». Judith Malina était au bord des larmes à chaque fois que je manquais les nuances les plus subtiles de son jeu – elles avaient lieu à gauche de la scène, alors que je me trouvais sur la droite, et certaines répliques ont été perdues. Mais je lui ai dit « Ne t’inquiète pas Judith, ne t’inquiète pas. Pense à tout ce qui nous échappe dans la vraie vie. Je prendrai ce que je peux. » (il faut tout de même que je vous avoue qu’une semaine plus tard, après le tournage, convaincu par Malina et Brown qu’un certain nombre de répliques-clés manquaient, nous nous sommes attelés à la tâche douloureuse et risquée de retourner dans le théâtre. Nous avons reconstruit le décor et tourné les parties manquantes. Mais quand j’ai vu ces nouvelles images à l’écran, je me suis aperçu qu’elles n’avaient pas la spontanéité de celles du premier soir de tournage. Je connaissais déjà l’action, les mouvements, et souvent, contre ma propre volonté, je me mettais à anticiper l’action. Le résultat était sans vie, alors j’ai jeté les bandes). Donc, j’ai dit à mon frère : « Prends ces bandes et traite-les de façon irrespectueuse et cruelle. Enlève tout ce qui ne vaut pas le coup d’être vu. Oublie que la pièce de théâtre a existé – on déteste tous les deux le théâtre de toute façon. Fais-moi ce que j’ai fait à Brown et aux Beck. » Alors c’est ce qu’il a fait. Nous avons projeté les images, mon frère a pris des notes et il a supprimé des sections du film. Enfin, c’était plus compliqué que ça. Pendant le tournage, deux caméras sur les trois étaient tombées en panne. Parfois la pellicule tournait à trente images par seconde, parfois à vingt. Le son était accéléré, ou alors ralenti. Pendant le montage, nous avons souvent trouvé que le son distordu produisait un effet plus frappant que le « vrai », nous l’avons donc laissé tel quel. À d’autres moments, quand les répliques étaient importantes, nous avons utilisé l’enregistrement sonore de secours, nous l’avons coupé en petits bouts et nous nous en sommes servis pour doubler l’image ; parfois nous avons également superposé les deux pistes sonores (deux bandes son ont été enregistrées pendant le tournage : une magnétiquement, directement sur la pellicule, et l’autre sur un enregistreur Wolensak déglingué).
Et me voilà, ce matin-là, étendu par terre, épuisé, en attendant que Pierre revienne avec le camion pour prendre le matériel. Tout le monde était parti. Le théâtre était vide et mort à présent. C’était la dernière fois que les Beck donnaient une représentation à New York. C’était si triste soudain, je me sentais complètement seul. Mais ensuite j’ai ouvert les yeux et j’ai vu une fille, je dirais 17 ans, ou 16, ou elle aurait pu en avoir 14 ou 20 – j’étais trop fatigué pour répondre à cette question. Elle se promenait dans le théâtre vide, je lui ai demandé ce qu’elle faisait, elle m’a répondu : « J’habite ici, je suis actrice », « Mais le théâtre est fermé », « Je sais comment rentrer ». Et elle m’a montré ses affaires, dans un coin sombre de la cave, une valise, une couverture, et quelques livres. Puis je me suis endormi, et quand j’ai à nouveau ouvert les yeux, je l’ai vue assise là, dans la pénombre du théâtre vide, en train de lire une pièce. Elle avait l’air d’un chat errant, seul, triste et petit. Puis le camion est arrivé et nous sommes sortis et les rats sont revenus et tout était fini.
Elle marchait dans la rue – nous avions décidé de prendre un café – et il y avait une boue gelée de saison, elle portait de fines baskets d’été, l’eau s’y infiltrait immédiatement, prenant possession de ses pieds. Mais elle n’a rien dit. Elle faisait partie du corps et du sang du Living Theatre, elle était la dernière à le quitter. En l’observant ce soir-là, j’ai soudain compris pourquoi le Living Theatre avait survécu toutes ces années et pourquoi il survivrait encore : ils étaient aussi fous que moi. La dévotion qu’ils avaient pour leur art et leur travail était fanatique et insensée. C’est ce que cette fille m’a appris, et autant que je sache, elle habite peut-être encore là-bas, dans un sous-sol ou dans les égouts. Peut-être même qu’elle n’est pas réelle, elle était peut-être l’ange de l’Underground.
Le jour suivant, les agents littéraires se sont fâchés : « Pourquoi vous n’avez pas demandé notre permission ? Vous ne pouvez pas faire des choses pareilles ! ». Les syndicats du cinéma m’ont sauté dessus : « Comment osez-vous faire un film sans syndicat ? ». Oh merde, j’ai dit, si quelqu’un veut encore faire un « vrai » film à partir de la pièce de Brown, l’« adapter » au cinéma, qu’il le fasse.
Brown m’avait dit une fois qu’il avait une idée de production pour “The Brig” à un million de dollars, avec des milliers de prisonniers. Ca devrait se faire. On n’insistera jamais assez sur la cruauté de l’homme. Pour ma part, ça ne m’intéresse pas d’adapter des pièces de théâtre, je l’ai toujours dit et je le répète ici encore. The Brig, le film, n’est pas une adaptation de la pièce, c’est une pièce filmée, un enregistrement de mon regard et de ma sensibilité égarés dans la représentation. Et puis avant tout, The Brig, le film, est un cadeau que j’ai adressé aux Beck, deux êtres humains magnifiques. Ma seule part dans tout ça, finalement, c’est le mal de crâne que tout réalisateur de cinéma vérité ressent la plupart du temps. Et je peux vous dire qu’un mal de crâne peut être aussi douloureux qu’une peine de cœur. Au fait, la production du film m’a coûté 1200 dollars.
Village Voice, 24 juin 1965