J. Mekas. Je crois que le film dure trois heures et cinq minutes. Il a été tourné au Canada. Où exactement ?
Dans le nord du Québec.
Quand a-t-il été tourné ?
En octobre 1970.
Et le commanditaire du film…
C’était le « Canadian Film Development Corporation », et « Famous Players of Canada ».
Combien le film a-t-il coûté ?
27 000 dollars.
Les spectateurs s’apercevront qu’il a été tourné de façon tout à fait inhabituelle. Pour le tourner, il fallait construire une caméra spéciale : ce qui constitue, je crois, la plus grosse dépense par rapport au budget.
En fait, ce n’est pas la caméra — on a tourné avec une Arriflex — mais c’est l’appareil qui contrôlait les mouvements de la caméra qui coûtait cher.
Pour ceux qui ne connaissent pas le film, on voit sur l’écran le paysage escarpé de pierres et de rochers, le lieu de tournage, selon les différentes positions de la caméra, toujours mobile, qui tourne, je crois, dans toutes les directions possibles, de côté, en cercle, et… comment diriez-vous ?
Tous les mouvements circulaires possibles, à partir d’un point unique. D’un point fixe, la caméra bouge, couvrant un angle de 360° — espace d’un cercle absolu — sans photographier les appareils eux-mêmes.
Comment s’opérait le choix du mouvement de la caméra ?
Il y avait deux manières de contrôler les mouvements. On avait d’une part des bandes enregistrées contenant l’information, indiquant à la machine dans quelle direction bouger et, d’autre part, des cadrans marquant la position « horizontale », « verticale » et « zoom », chacune à des vitesses, différentes, de « rapide » jusqu’à « lent ». On pouvait aussi combiner ces différents facteurs et obtenir par exemple la position « horizontale » à la vitesse moyenne et la position « verticale » à la vitesse rapide.
Vous pouviez donc utiliser toutes les positions de caméra possibles, toutes les vitesses, et de plus, comme je l’ai remarqué, toutes les positions possibles du zoom. Ainsi, tous ces aspects entraient en jeu. Vous tourniez avec un contrôle à distance ?
Nous étions cachés. Nous devions être présents, mais cachés, derrière les rochers. Je voulais un paysage sans aucune présence humaine.
Est-ce que les trois heures cinq – durée du film – représentent le temps réel de tournage ?
Un hélicoptère nous a déposés au sommet de cette montagne et nous devions y rester quatre jours, mais il y eut un orage et nous sommes donc restés cinq jours. Le tournage lui-même a duré quatre jours.
Le film est divisé en séquences. La caméra n’est jamais immobile. Le seul clément statique du film, c’est les signes indiquant la division, signes plein cadre en forme de « X ». Ils divisent le film à peu près en dix séquences. Y a-t-il un système ou une logique dans cette division ?
Non, il n’y a aucune forme mathématique ou arithmétique. Ces croix réunissent chaque mouvement, chaque section.
Comment avez-vous conçu les mouvements de la caméra ? Un plan précis ?
Tout était préparé. Ça commence par un mouvement circulaire sur le sol qui s’élève progressivement comme une grande spirale. Ce mouvement tourne autour du niveau du sol et s’élève peu à peu jusqu’à l’horizon puis atteint le ciel. Et c’est en quelque sorte l’énoncé du thème. Car c’est ça, la matière du film : le mouvement circulaire. Puis viennent des élaborations de formes diverses.
Chaque séquence correspond donc à un mouvement différent ?
A des vitesses et des angles de vue différents. Le même mouvement peut se répéter à une vitesse différente. On peut utiliser la position verticale en rotation à des vitesses différentes. C’est comme un système de variation, qui ne procède pas par accumulation mais par construction.
Il atteint un certain degré pendant la séquence de l’aube, par exemple, le tempo reste à peu près le même, puis s’accélère peu à peu, à la fin, à son point extrême.
Je voudrais repréciser ce que l’on voit sur l’écran. La caméra, dans toutes ses positions, nous montre ce paysage escarpé, préhistorique, païen, dirai-je, rocailleux, sans âme qui vive : pendant des miles, on ne voit que des montagnes et un lac, mais aucune présence humaine – des pierres, des rochers, une pente abrupte – et progressivement on a l’impression de contempler un paysage peint, peint par la caméra. Pourrait-on dire, de manière simplifiée : nous avons ici le premier paysage peint du cinéma ? Simultanément, nous entendons un son composé de trois ou quatre sortes de « bips », de combinaisons de « bips » à différentes vitesses. Que sont ces « bips » ?
Ils sont tirés des bandes que nous avons enregistrées pour bouger la caméra.
En fait, on voit l’image et on entend les « bips » des bandes qui bougent la caméra.
Oui, c’est synchro. On peut les comprendre de différentes manières – comme des ordres à la machine, ou… J’essayais de balayer l’espace sonore de la même façon que l’espace visuel. Cela va d’un extrême à l’autre, c’est aussi très calme, c’est comme un système nerveux.
Oui, ça énonce une sorte de musique des sphères pour l’image, un son cosmologique.
C’est une sorte de conscience présente dans ce lieu totalement sauvage. L’image que l’on voit, le lieu, sont distants et sauvages.
Comment inscrivez-vous ce film dans votre évolution depuis Wavelenght, Back and Forth ?
Ils sont tous plus ou moins centrés sur le mouvement de la caméra. Standard time, que j’ai tourné en 1967, comportait des plans circulaires comme dans une partie de Back and Forth qui annonçait La Région centrale. Depuis longtemps J’avais envie de faire un film-paysage. Mais comment faire un film-paysage ? Il y a dans ce film une équation entre ce que l’on voit et la manière dont on le voit. En fait, la façon dont les yeux sont conduits par les mouvements sur l’écran est aussi importante que le lieu qui y est montré. Mais il faut garder des repères haut/bas pour que ça fonctionne.
Pourquoi avoir choisi un paysage déshumanisé ?
Je voulais rendre le film plus « existentiel », que le spectateur soit l’unique centre de ces cercles. Ça devait être un lieu où l’on pouvait voir à l’infini, sans rien de l’homme, afin que chaque spectateur y trouve une sorte d’unicité et de distance. Je pense que ce qui est sauvage – s’il existe encore quelque chose de tel – doit être montré aussi sauvage que possible. J’en reviens à la « croix » ou à cet « X », car c’est le seul élément immobile du film. Parfois, en sa présence, une chose intéressante survient. En effet, on attribue parfois un mouvement, où l’on ressent le mouvement auquel on vient de participer quand ces croix apparaissent et fixent l’écran.
Comment s’appelle ce qui contrôle la caméra ?
Je l’appelle « l’appareil qui bouge et qui fait bouger ».
Qui l’a conçu ?
Pierre Abeloos, à Montréal. J’ai mis beaucoup de temps à trouver quelqu’un de capable de le concevoir.
C’est un appareil ingénieux et maniable, il peut exécuter tous les mouvements et changer instantanément toutes les directions de la caméra. Il semble qu’ici la science et l’art se rejoignent.
Avoir la machine, c’était un peu avoir le film. Je voulais que quelque chose se produise, et le seul moyen pour que cela arrive était de réaliser cette machine qui, je le suppose, n’existait pas. Ce n’était qu’un outil – de même que la caméra – je lui ai donc ajouté une autre machine.
D’après vous, quel est l’effet de ce film sur le spectateur ?
C’est une expérience unique. Au niveau de l’effet visuel, il faut noter qu’il n’y a pas de support, si ce n’est la croix. Ce qui fait bouger les yeux. Et ce vers quoi je tendais, c’était, en un sens, faire bouger le regard. Par exemple, il se produit un phénomène intéressant, quand on observe un mouvement rotatif lorsque le mouvement de la caméra est centre sur l’objectif (ce qui n’a jamais été fait auparavant). Le champ de vision se brouille car on ne peut tout suivre à la fois : tout tourne et tout saute. Et j’essayais de travailler le mouvement des yeux dans ce but, pour mieux le contrôler : en regardant vers le haut, il fallait lever la tête, au fur et à mesure que l’image montait, j’agissais sur les yeux, leur mouvement, leurs muscles. Il faut aussi tenir compte de l’iris, car certaines de ses parties contrôlent la densité de la lumière. Par exemple, dans la séquence de l’aube, quand on voit le sol sombre, puis le ciel, ce que l’on obtient – car on ne sait pas s’il y a réellement mouvement parce qu’il n’y a pas de repère – c’est un écran de lumière pure qui devient plus froid, puis de plus en plus chaud ou de plus en plus lumineux. Puis il y a une section d’à peu près huit révolutions.
Votre film est donc plutôt visuel ? En composant le mouvement aviez-vous des schémas, ou un plan ?
Tout était préparé, romantiquement préparé. Sans structure mathématique, une sorte de symphonie. La longueur des prises de vue n’était pas calculée en termes de quantité de cadrages. C’était : « Je veux 10 minutes de ca (geste de la main) et élévation ». C’était fait dans un style graphique. Pour montrer qu’on veut un mouvement plus rapide, on le signale par une élévation sur le graphe. On tire un enregistrement de ce graphe. Mais la bande était mauvaise, on a donc travaille avec une série de cadrans, et je suivais à distance. J’ai fait plusieurs prises, Il nous aurait fallu un an pour perfectionner le système d’enregistrement. Je m’en suis donc servi comme modèle pour la bande son.
(P. Adams Sitney nous rejoint à ce moment de l’entretien).
P. Sitney. Est-ce qu’il y a beaucoup de séquences que vous n’avez pas utilisées ?
J’ai dû couper 5 heures. Mais il y avait souvent des répétitions.
Avez-vous supprimé des passages non répétés ?
Très peu. Ce n’est pas la structure de départ. Ça s’est embrouille, tout n’a pas marché. Par exemple, je suis parti avec l’idée d’avoir des gens sur place ; j’ai tourné, et il y a une séquence d’à peu près une demi-heure avec l’équipe, qui s’est avérée nuisible à l’essentiel du film. Le seul fait de leur présence dépossédait les spectateurs du film, de son mystère. J’aimerais en faire un autre film : car c’est intéressant mais c’était à l’encontre de ce film.
J. Mekas. Où est l’appareil, maintenant ?
A Montréal. Je l’ai exposé à la National Gallery d’Ottawa. Mais j’aimerais m’en servir pour d’autres films.
Vous ne voyiez pas tous la caméra pendant les prises de vue ?
Non, on ne la voyait pas. Je suivais le graphe. C’était divisé en bobines. Tout était organisé. Avec un chronomètre, on pouvait dire qu’on voulait 3 minutes de mouvement vertical puis lent – les vitesses allaient de 1 (bas) à 10 (haut) – je demandais, par exemple, un mouvement horizontal à vitesse 2, et je tournais le cadran.
J. Mekas. Vous pouviez aussi ajouter le zoom…
P. Sitney. La caméra était placée sur une colline ? Vous l’aviez mise là-haut (il désigne un point) ?
J. Mekas. La caméra semble posée sur une pente, surplombant une vallée montagneuse avec, d’un côté, un lac et de l’autre, un sommet rocailleux.
Elle était en haut d’une pente. J’ai essayé de trouver un endroit ou différentes choses pouvaient se produire pour qu’en en faisant le tour, ce soit plus étendu et plus bas à la fois. Pour jouer le ciel, contre le sol.
P. Sitney. Quel était ce fleuve ?
Le lac Tortue.
J. Mekas. Où est la ville la plus proche ?
Ce n’est pas vraiment dans l’Arctique mais c’est une grande étendue sans arbres. C’est à peu près à la même latitude que James Bay, mais ce n’est pas à côte, c’est près du St-Laurent. La grande ville la plus proche doit être Montréal, mais c’est quand même très loin. C’était près de Sattie.
P. Sitney. Comment viviez-vous ? Vous campiez ?
Oui. On s’est fait déposer par hélicoptère à 100 miles du terrain d’atterrissage, avec notre fantastique matériel. Nous avons dressé une tente, Joyce faisait la cuisine, et…
Et vous portiez tous une barbe !
Il faudra que je vous montre les photos que j’ai !
J. Mekas. Joyce a fait des prises de vue ?
Mon dieu non ! Il y avait trop de travail. Elle devait filmer le tournage et en faire un film intitulé « Visage humain de la technologie », mais elle n’a pas pu. Nous étions trop occupés, nous nous levions à 5 heures, mettions en marche le générateur, essayions de manger et il faisait horriblement froid. C’était une fabuleuse aventure. Rien pour s’asseoir pendant 4 jours, à part les rochers, et, chose étrange, on tombe toujours sur de gros rochers.
Ils ont l’air de gentils rochers !
Ils le sont, je les adore. Ce sont des rochers de l’ère glaciaire, laissés par les glaciers au moment de leur fonte.
J’ai remarqué sur le gros rocher, près de la caméra, une sorte de « V »renversé, que l’on voit parfois…
Je n’ai jamais remarqué !
J’ai pensé que ça avait été gravé, le signe est très clair !
Sur le grand rocher ?
Oui, j’en suis sûr.
Je ne l’ai jamais vu.
Regarde la prochaine fois. C’est un « V » renversé, comme un « L » russe. Peut-être que des russes sont venus et l’ont gravé pour Lénine. « L » comme Lénine(rires).
Le tournage était vraiment génial. Il y a eu un orage, le jour où l’hélicoptère devait revenir nous chercher. Nous l’avons entendu et il s’est éloigné. Ils étaient les seuls à savoir que nous étions là. Nous avions une radio et nous devions appeler à heure fixe ; et ce jour-là, ne pouvant atteindre la base, nous en avons joint un autre, beaucoup plus loin. Et nous avions du mal à nous faire entendre. Et tourner sans rien voir ! Je ne voyais pas l’appareil avant de changer la pellicule, faire le point, et tout vérifier.
Vous faisiez chaque fois le point vous-même ? L’objectif était réglé par bande, mais pas le point ?
C’est ça.
P. Sitney. Pensez-vous au film comme à des séquences marquées par les « X » ?
Oui, en gros, c’est divisé en séquences marquées par les « X ».
Il y a des raccords ?
Il doit y en avoir à cause des changements de bobines.
J. Mekas. Tu utilisais des bobines de 30 minutes ?
De 400 pieds, c’est-à-dire 10 minutes.
Une question de P. Sitney sur les projets de M. Snow.
Je pense… probablement… quelque chose qui concerne les dimensions de l’écran et du cadre. Ce qui est diffèrent de ce film. Je voudrais l’utiliser pour un mouvement rectangulaire assez complexe. On pourrait, par exemple, l’installer dans cette pièce et construire une scène comme ça. D’abord le plafond… Ça bouge… comme ça… comme ça… et ça descend tout autour de la pièce, dans un mouvement continu. Dur, mais possible. En tenant compte de l’architecture, du choix d’une structure dans une pièce donnée, c’est ce qui m’intéresse réellement, concevoir des cycles de cette sorte.
J. Mekas. Pensez-vous que La Région Centrale puisse influencer des artistes qui travaillent dans d’autres domaines, des peintres par exemple qui s’intéresseraient à une recherche semblable. Est-ce que ça rejoint leurs préoccupations, leur pensée, leur intérêt ?
Je ne sais pas. C’est un travail, pas une démonstration. La plupart des films réalisés par ces artistes sont des documents sur leur travail plutôt qu’un film. Moi, c’est la réalisation qui m’intéresse, c’est un lieu commun, mais c’est vrai. Il y a quelque chose dans ce mode qui peut être utilisé pour faire des expériences qui ne pourraient absolument pas être tentées autrement. C’est ce qui m’intéresse. C’est pour ça que je construis tout, la capacité de la camera à n’avoir ni « haut » ni « bas » – pas de construction « haut » ou « bas » dans cette caméra, on peut la tenir comme on veut. Même l’élément vertical, un pan vertical est une chose miraculeuse et fantastique. Si l’on fixe l’horizon, les yeux vers le ciel, à un certain point, elle se retourne. Et quand on baisse les yeux, l’horizon se renverse vers le sol et se redresse. C’est quelque chose que j’adore… Extraordinaire, vous vous rendez compte, il n’y a personne. Puis on voit l’ombre de la caméra dans le film, c’est aussi une chose intéressante parce que ça marque la trace du lieu de l’image, ce qui est inscrit sur l’écran.
Entretien réalisé le 20 janvier 1972.
Traduit de l’américain par Marthe Cartier-Bresson
Entretien initialement paru dans les CAHIERS DU CINÉMA n°296, janvier 1979