La Femme de Chambre, Un Corps sans Visage

Film de Marcel Hanoun et texte "Peau blanche, masques noirs" de Zoheir Mefti, 2011

vidéo, 2011, 9 minutes

assistant François Grivelet
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interprêté par Lucienne Deschamps

Un court-métrage tourné le 2 Juillet 2011 qui fait directement référence à l’affaire DSK.
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En voix off, avec un écho en anglais, le monologue intérieur d’une femme de chambre qui se maquille, se coiffe, blessée, dont le corps a disparu dans la souffrance.
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Une réflexion sur la solitude et l’enfermement.

Peau blanche, masques noirs

Texte de Zoheir Mefti
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Valence, Espagne, le 16 septembre 2011

Un visage. Peint en blanc. Un visage en mouvement, mais dont les gestes ne disent rien de la vie qui les anime. Puis la lumière – sans spots, naturelle –, et là, le visage absent s’électrifie et affirme sa présence, c’est-à-dire sa parole. Métallique. Frontale. Sans ambages. Puis se dissout, se décompose à nouveau. Pour se reconstruire un peu plus tard : « J’ai entendu dire que l’on dit que je suis mal. Qu’est-ce que cela veut dire ? Et que je pleure tout le temps, que je suis finie. Qui m’a vu pleurer ? On a dit que l’on ne s’intéresse pas assez à la victime. Est-ce que JE suis la victime ? Ne me porte-t-on intérêt que parce que je suis seulement la victime ? »

C’est dans cette amorce frontale, sans vis-à-vis – une sorte de cage, à la fois souillure de l’opprobre et quintessence d’un langage originel – que Hanoun dissémine les particules d’un visage hors-champ pour en renforcer la présence plastique, stratifications ruisselantes d’images d’entre lesquelles ce même visage s’affirme comme le lieu où se meuve la rencontre humaine [« Le visage est par lui-même visitation et transcendance » (Levinas)]. Le visage, non pas comme un « corps » au sens classique (donc anatomique) du terme, mais comme support vital sur et dans lequel viennent se cristalliser une multitude de traces, aussi bien physiques que chimiques, pour en traduire la parole, la révéler.

Au commencement était (le son de) l’image…

La Femme de Chambre, Un Corps sans Visage nous dicte un exercice à la fois simple (puisque rendu possible à tout voyant) et difficile (car crypté, pour tout voyeur) : voir. Et que voit-on ? Une dame, face caméra, le visage aplati par la moiteur livide d’un maquillage blanc, qui se fige un instant, comme flashé par quelque regard jeté entre la lecture – tout en diagonale – de deux articles vendus à la sauvette, tantôt « inspirant la pitié », tantôt « la compassion ». Il est quelque chose de fort troublant dans le rapport, d’emblée frontal, qu’impose Hanoun et qui est le lien direct qu’il crée avec ce visage peint en blanc. Elle ne dit rien. Elle se maquille juste. Son miroir est notre regard, notre regard dit son visage. C’est l’art du mime que nous voulons voir, « l’art du corps qui pense » (Jean Asselin), mais l’espace qui y est sculpté par la cadence entêtée des lents gestes répétitifs résonnant dans le silence (avant l’entrée des voix off) tend à en concentrer l’essence même (celle du malaise) jusqu’aux extrêmes limites du cadre qui nous est donné à voir : un visage qui nous scrute pendant que nous le regardons. La Femme de Chambre est une invitation à la confrontation du regard (celui du spectateur) à soi-même, dans un espace exigu, clos, hermétique, sans échappatoire possible, où toute velléité « événementielle » est expurgée au gré d’une tension due au seul travail d’un corps évoluant à l’intérieur de lui-même, envers et contre sa propre mutilation, somme toute, constante dans ces sociétés de terreur et d’oppression où la femme – la féminité – a, de tout temps, été le support même de toute régulation du désir, jusqu’à en consacrer l’aliénation.

L’intelligent quadrillage de La Femme de Chambre consiste à sceller un pacte particulièrement astucieux avec la machine politico-médiatique, c’est-à-dire avec ce flux ininterrompu d’images-discours qu’a été « l’affaire Dé-Esse-Ka », pour en dégager une grille d’écriture/lecture – par glissement via le corps parlant, c’est-à-dire le visage –, susceptible de mettre en exergue tout un système de pensées et des rapports de forces inhérents à celui-ci et qui le sous-tendent (homme/femme, c’est-à-dire Pouvoirs/capacités de résistance), et dont les contingences convergent vers une réelle politique du corps qui exige un retour vers celui-ci en en canalisant la latente énergie, en se réappropriant sa capacité à devenir une réelle force de révolte (Bernard Noël). Ce faisant, Hanoun parvient à faire exploser de l’intérieur le schème même de la matrice communicationnelle – celui-ci ne reposant exclusivement que sur le verbiage médiatico-médico-juridique qui encastre le corps, comme donnée numérique, dans un registre purement procédurier (là une plainte, là une assignation à résidence, là un rapport médical, etc.). C’est de ce corps dont traite La Femme de Chambre. Un corps auquel ON a arraché un visage, et par-là même une parole. Nulle expression, nul regard, nulle ligne de vie dont le simple dessin aurait pu donner naissance à une hypothétique parole. Rien. Des mots, oui, mais balisés : « avocats réputés », chaînes télé, journaux et revues à scandales, associations féministes… sans parler de l’embrigadement forcé, en vogue depuis ladite démocratisation-des-supports-de-communication qui consiste à impliquer l’opinion publique – sondages et autres manœuvres ordurières à l’appui –, tel dans un jeu où le ludique ne se distingue plus du tragique, dans ce qu’elle est censée « juger » (elle en aurait le devoir !), puisque « impliquée » (elle en aurait pleinement conscience !). Paradoxale singularité d’un énième stratagème mercantiliste qu’exige cette haute institution qu’est la création d’événements (où tout – idées, débats, articles, commentaires, reportages, etc. – est aménagé à cet effet), c’est le « Tout est politique » qui en sera la pierre de touche. En réponse à quoi, Hanoun esquisse un contrepoids au maelström mass media, vaste toile à la force « centrifuge » (dotée de tout son arsenal anti-temps : rapidité, fluidité, instantanéité, simultanéité, etc.) au moyen d’une fulgurante simplicité : le plan fixe (et non pas le si prévisible « plan-séquence », usé à satiété dans moult pièces vidéos dont beaucoup d’instances muséales en sont encore friandes), divisé en plusieurs plans, qui eux restent semblables au tout premier en matière d’angle et de prise de vue, etc., réfléchi, sur trépied, de manière à faire fondre le coagulum pulsionnel en vue d’en réinjecter l’ersatz organique sous forme d’un gros plan fixe, et là, c’est bien ce corps – même souffrant, même amoindri, même nié – qui finit par revêtir sa pleine force « centripète ».

La puissance de la charge plastique n’est pas uniquement le fruit du « caractère épuré » (pour le nommer) de celle-ci, mais bien – et surtout – parce qu’elle échappe à tout système de signes et d’attributs que lui confère une représentativité propre. Ici, le visage peint ne relève plus du rite qui assigne au sujet peint – pour employer un terme anthropologique – une place sociale suivant les codes en vigueur, l’insérant ainsi dans un champ social donné, mais bien un procédé qui opère par dissimulation/simulacres et révélation/affirmation d’une entité (une femme, un corps, le corps d’une femme) que Hanoun situe au-delà du « symbole », et qui d’ailleurs, semble en exacerber les attributs signifiants alentour jusqu’à les vider de leur substance, jusqu’à les faire imploser à coups de dédoublement par l’insaisissable passage d’une mue à l’autre, ainsi jusqu’à acculer au pourrissement l’idée énoncée par Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, selon laquelle les peintures faciales des femmes caduveo ont une valeur de « blason » [[De la surface des villes à la surface des corps, Florence Briolais, extrait du Séminaire de poche Bordeaux La lettre, littoral entre savoir et vérité, le 23 mai 2010.]], c’est-à-dire qu’elles font office de « bouclier » [[« Un blason étymologiquement, viendrait de blezo, blizo, de l’ancien provençal, XIIème siècle, il signifierait  »bouclier » ; mais, selon une origine anglo-saxonne, viendrait de blaze, blazer, et désigne la torche enflammée, l’armoirie. Jusqu’au XVème siècle, il désigne le bouclier, puis par métonymie, la partie seulement du bouclier où figurent les armoiries, et enfin les armoiries elles-mêmes d’où l’expression métaphorique pour les nobles  »redorer son blason ». Autre fait notable, il signifie en moyen français :  »éloge ou blâme », ce dernier sens a été perdu ; sauf dans sa spécialisation en histoire littéraire pour désigner une pièce de vers à  »rimes plates » faisant l’éloge ou la critique, contre-blason, d’une personne, et notamment du corps féminin et de ses différentes parties ; genre très pratiqué au XVème et XVIème Siècle. » De la surface des villes à la surface des corps.]]. « Pour être protégée, on m’a dit. Mais de qui ? De quoi ? De moi ? N’y a-t-il pas une part de nous-mêmes qui nous détient ? » C’est au fond de cela dont il s’agit, de cet étau fait d’anonymat et de célébrité, étrange amalgame – sorte d’enfer terrestre qui se resserre infiniment – qui nous parvient d’un poste de télévision, d’une radio sous le regard vigilent/bienveillant d’une caméra, à présent si « familière »… pâles légendes, susurrements et cris, pleurs sans voix, entrelacs de réverbérations d’entre rats et cafards pour nous rappeler combien « chacun de nous [est devenu] trop nombreux à l’intérieur de lui-même, et pas assez à l’extérieur, où nous [avons été] remplacés peu à peu par des chaînes ininterrompues d’images esclaves les unes des autres. Chacune à sa place, comme chacun de nous, à sa place, dans la chaîne des évènements sur lesquels nous avons perdu tout pouvoir. » [[Ici et ailleurs, un film de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, 1975.]]. Et cette question qui résonne tel un coup de maillet : « Qu’est-ce que cela veut dire ?» Oui. Qu’est-ce que cela veut dire… Qu’un fourbe prisme communicationnel a réussi à imposer un régime de représentations, avec tout son pré-requis ergonomique en matière de structuration d’un mode de pensée/écriture, tel un bloc homogène (et homogénéisant tout sur son passage), définissant tout procédé d’application (scénarisation, montage, diffusion… et plus tard, lecture, analyse, etc.) et annihilant par-là même, tout un pan du sensible/pensable. Ainsi, une image, pauvre à présent, à l’agonie, se substitue à un regard en gestation (ici un visage, une main… là un bruit, un mot, etc.), poussière d’évocations… une image plate, sans fureur ni passion, dépourvue d’un quelconque point de fuite, « lavée » des imprécations qui caractérisaient ce qu’il y avait de plus humain en elle ; la voilà inexistante, puisque privée de parole, tout en étant parlée. La vacuité opère, la boucle est bouclée, c’est dans la boîte, il n’y a plus rien à voir. Circulez !

Tombe la carapace, d’elle-même, par saturation, rongée en dedans, épuisement jusqu’à dissolution de tout repère spatio-temporel. Plus grand-chose d’une conscience de soi (c’est-à-dire « d’une conscience de tout » [[Éthique et infini, Emmanuel Levinas, Le Livre de poche, Paris, 1982.]], fragile présence dans le monde, parmi les autres, « servie comme je servais moi-même » dit la voix, dans l’abondance – puisque l’Empire gave ses suppôts de distractions végétatives en échange de leur silence – ; serrer les dents tout au plus, pour cracher à la face du monde (à son propre visage émacié) tout l’innommé dans lequel se dissout la parole (la sienne, la mienne, la nôtre), par elle-même et en elle-même, fardeau à la disgrâce intarissable. Paradoxalement, c’est en recouvrant entièrement le visage d’une gluante et visqueuse peinture noire que ce dernier prend toute sa consistance et devient visible (d’un crâne au souffle que l’on croit dernier, des yeux et des lèvres apparaissent, en mouvement) : magie du langage, l’encre noire aura libéré le son d’une image, sa parole, et par-là même son corps, c’est-à-dire notre propre regard, l’espace d’un court instant, infime, celui d’un battement d’hélices d’hélicoptère, factice résonance salutaire d’une humanité plongée dans le noir silence du temps.

Mais comme le formule avec justesse Marcel Hanoun, chaman supplicié : « Faut-il, pour se cultiver, être oisif ? Avoir le temps ? »

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