La création, acte de citoyen, acte politique constant, ne se proclame pas au sortir d’un désert, au détour du silence. La rupture du silence n’est pas intermittence de la création.
Le fracas du cri médiatique ne peut être interruption de l’oeuvre, mais sa continuité.
La création -au travail- est en soi un cri de non-obéissance.
Aucune INDIGNATION, à propos de toute réalité conflictuelle ne peut être exercée utilement par le cinéaste hors l’énonciation -la première énonciation- qu’il peut en faire, par tous les moyens audio-visuels dont il dispose. Ces moyens permettent de mettre en acte une écriture cinématographique la plus dépouillée, la plus éloignée et la plus proche de la langue des mots, de la langue parlée.
L’énonciation cinématographique établit le rapport le plus juste et le plus responsable à l’autre.
Toute indignation ne prendrait valablement forme que dans une démarche commune au cinéaste et au spectateur, sans dérive, sans surenchère ni passion, dans une prise de conscience partagée.
C’est au quotidien et dans une pratique réfléchie, utile, élaborée, c’est dans le travail d’un questionnement constant que le cinéaste peut et doit déjà avoir exprimé ses affirmations, ses doutes, ses réserves, ses affects et ses indignations, non dans la médiatisation de sa seule parole tardive. La mise en exergue de cette seule parole n’est souvent que sa mise à plat, son absence de perspective, sa redondance et son évidement.
Parole non décantée, parole de substitution, défoulement d’une culpabilisation, parole orpheline, hiatus avec le dire de celui qui parle.
L’abondance des images comme celle des paroles est souvent remplissage. La logorrhée d’images ne fait pas le film et sa plénitude. La force des images est dans ce qui, irreprésentable, structure et sous-tend le désir du film et son projet.
TRAVAIL est le maître-mot de la création cinématographique, mot de plus en plus dévalué et désinvesti. Travail acharné infinitésimal et de tous les instants, travail des mots, des sons et des images, par le sujet qui les crée, pour le sujet qui les reçoit, en est travaillé à son tour et à son tour les travaille encore, travail métaphorique et d’éveil -pôle éthique-, travail réellement politique.
Le film n’est plus, alors, seulement récupération, alignement de sons et d’images, représentation vacante, en à-plat, trompant l’oeil et l’oreille de sa fausse entité. Le dire du cinéaste n’est plus alors en rupture avec son film.
L’audace d’une oeuvre est de moins en moins aujourd’hui dans l’audace de l’oeuvre, elle est dans une périphérie lointaine, dans ce qui la falsifie, la détourne de son champ réel et politique, la limite à un unique et inconditionnel champ médiatique, lui donne enflure et plus-value.
En principe, aucune interdiction de créer ne s’oppose au créateur audio-visuel; cependant, beaucoup d’obstacles font barrage à son désir : en aval, l’obstacle économique de la production elle-même, en amont, une pré-censure inconsciente, induite par une probabilité de ne pouvoir mettre en acte un projet original et atypique.
Vouloir et pouvoir s’affranchir de sa propre censure, contourner les règles d’un système, franchir les barrages de la production, cela se paie très cher : cela se paie du refus de la diffusion des oeuvres, cela se paie d’un refus d’informer et du silence qui s’abat sur la création et sur son auteur, sur son existence même et sur la reconnaissance nécessaire de son travail.
Le système, et son ensemble constitué, incluant la Critique, ce système pardonne rarement au cinéaste son indépendance.
Les vraies censures, les plus dangereuses comme les plus pernicieuses ne sont pas celles qui se proclament et s’affichent publiquement, avec ambiguïté et fracas, mais celles qui, à l’insu du Public, par leur non-dit, interdisent la circulation publique des oeuvres, les rendent illicites et clandestines ou les mettent injustement en marge. Il est une censure interne au système qui efface ce qui le met en cause, le dérange, ce qui est autre, différent, étranger.
Il ne peut davantage être hypocritement parlé de la pseudo et libre circulation des hommes alors que la libre circulation de la pensée est interdite.
Il est difficile, il serait presque méritoire de demeurer libre de sa création et de vouloir poursuivre et accomplir sa démarche, de pouvoir conserver le cap de sa cohérence et de son éthique, de résister. Et le champ de la création est de plus en plus fermé aux générations nouvelles : elles ne peuvent aborder la création que dans le carcan d’une mise en condition, celle d’une homogénéisation de la pensée, « dressage » qui ne dit pas son nom et qui permet à l’élève de s’identifier au maître. Des modes et des modèles sont offerts, exaltés, exemplarisés, sans autre alternative. A ce jeu pervers les médias se prêtent complaisamment, sans prise de distance critique, sans révolte et sans remous.
La mise en circulation, la diffusion, de toute nouvelle création audio-visuelle est un droit, elle ne peut être qu’un pari, le pari que l’oeuvre parte à la découverte d’un public nouveau, inconnu qui reconnaisse à son tour une oeuvre nouvelle, différente, non-répétitive, inattendue.
Février-mars 1997