Il m’a fallu chercher les moyens justes d’un cinéma qui a son origine dans mon corps, inventer ma propre déambulation.

Entretien avec Johan Van der Keuken, 1997

 

Le cinéaste et photographe néerlandais a eu envie que notre rencontre ait lieu au siège de «l’Humanité». Il est donc venu au journal à Saint-Denis. Entretien.

Quelle était votre intention au tout début du tournage d’«Amsterdam Global Village», et comment a-t-elle évolué?.

Jusque-là, je n’avais pas vraiment fait un grand portrait de ma ville, Amsterdam, petite cité provinciale surgie de l’eau, carrefour d’influences, lieu d’une culture musicale vivante, d’un protestantisme qui, soudainement, vire à autre chose, ville plombée aussi par la drogue, les sans-abri, mais qui, en même temps, n’évacue pas ce problème loin de son centre, dans des banlieues ghettos. J’avais remarqué, aussi, que lorsque je suis en voyage, je suis très ouvert, prêt à suivre toutes les pistes, alors que chez moi j’effectue des parcours restreints, j’ai tendance à éliminer ce qui vient du dehors. Je voulais renverser cet état de choses, m’intéresser à ce qui se passe devant ma porte. Un ami ethnologue m’a donc fait faire un voyage dans plusieurs communautés vivant à Amsterdam pour y trouver des personnages.

Vous vouliez faire un film sur le respect des différences?

Nos sociétés deviennent moins tolérantes. Les tensions intérieures conduisent à ce que nos traditions d’accueil soient mises sous pression. C’est compliqué. On fait aussi les choix que l’on peut faire. Dans le film, on voulait montrer ce que c’est que d’arriver quelque part sans papiers. Mais il était difficile d’aborder les gens dans l’angoisse de l’arrivée. Les altercations étaient fréquentes, les tensions fortes avec le ministère des Affaires étrangères, le bureau d’immigration. Un jour, on a filmé toute une séquence avec une femme irakienne parvenue avec ses deux gosses jusqu’au centre d’accueil temporaire. Eblouie, épuisée. Le tournage, très dense, avait duré toute la journée. J’étais vidé. C’était un beau personnage que j’espérais construire comme les autres. Mais, le lendemain, elle était hostile. Et sa peur d’être reconnue était valable. On a été obligés de laisser tomber. J’en ai été littéralement malade. J’étais tellement découragé qu’on a décidé de laisser le film reposer. Puis, on est partis dans une autre direction, celle de la mémoire d’Amsterdam, avec le personnage de la vieille dame juive. Nous étions dans le présent et, soudain, le passé a surgi.

Vous dites que vous n’êtes pas un cinéaste de projet, qu’à un moment donné vos films vous échappent, fichent le camp, que vous improvisez…

Oui. Lorsque cette histoire est arrivée, j’étais déjà assez loin dans le film. Il est des choses que je sais très tôt. D’autres, très tard. Le film est toujours en mouvement. Prêt à être repensé. Il doit être instable, asymétrique, les événements, les stades du récit étant traités différemment. Le film doit se perdre, se chercher.

Faut-il aussi interpréter votre scène finale sur les étreintes hétéros et homosexuelles comme un message de tolérance?

Après l’image terrible et lyrique de l’enfant mort en Tchétchénie, il me fallait une séquence sur l’amour affectif. Je devais m’impliquer, ne pas avoir un regard distant ou sociologique. Je voulais une séquence d’amour qui ne soit pas déterminée par la violence, le pouvoir. C’est ce que je pouvais faire à ce moment-là, tenant compte de ce que l’homosexualité est assez importante à Amsterdam et qu’au-delà, le va-et-vient entre catégories, la séparation entre sexes est désormais plus floue. Le fait que les gens aient éprouvé le besoin de prendre position par rapport à cette scène m’a rendu inquiet. Je ne savais pas si j’avais trouvé le ton juste par rapport aux personnages, à moi-même. Je cherche à progresser par rapport à ces questions. Le temps passant, j’ai envie d’être un peu plus explicite.

Finalement, vous passez sans cesse du documentaire à la fiction. Le réel existe-t-il ou est-il à construire?

Je navigue de l’un à l’autre. Si on n’a pas de quoi manger, on sait que le réel existe. Mais au cinéma, il faut le refabriquer. Le faire exister, ce n’est pas le reproduire. Pour construire un sentiment de réel, il faut tout refaire. Prendre le réel et le faire passer à travers le moulin de la fiction. Le réel en tant que vérité préexistante, cela n’existe pratiquement jamais.

Comment faites-vous pour faire passer un point de vue en privilégiant la matière sensorielle, images et son?

J’ai toujours cherché à abattre les murs entre catégories, à y naviguer librement. Cette préoccupation est à l’origine de tous mes films. Dès l’âge de douze ans, j’ai fait de la photographie. C’était le côté sensuel, tactique de l’image qui m’attirait. A dix-sept ans, j’ai publié un petit livre très mélancolique: «Nous avons dix-sept ans». C’était juste la chronique d’une petite bande de lycéens rebelles d’Amsterdam. Mais le livre, très axé sur les existentialistes, a fait du bruit. On y a vu un énoncé politique ou philosophique et cela m’a valu une bourse pour l’IDHEC, à Paris. Mon problème, alors, était de trouver comment faire du cinéma avec le touché et la liberté que l’on a en photographie. Je me souviens de Jean Mitry, mais aussi d’une femme, Mme Lagrange, qui nous sensibilisait à la qualité sensorielle. Souvent, on passe au contenu sans se demander ce qu’est une image. Avec elle, on se confrontait aux notions de base: contrejour, contraste, granuleux, lignes de fuite… et c’était très stimulant. Mais l’IDHEC était une trop grosse machine. Je ne m’y retrouvais pas. Il m’a fallu chercher les moyens justes d’un cinéma qui a son origine dans mon corps, inventer ma propre déambulation.

Justement, vous êtes toujours au contact physique des gens, la caméra à hauteur d’yeux ou de bras. On dirait qu’elle fait partie de votre corps…

Je cherche effectivement à ce que la caméra soit le prolongement de mon corps. Je ressens le cinéma comme quelque chose de très physique.

Etes-vous un cinéaste engagé?

Oui. Mes préoccupations – l’épuisement de la Terre, la mauvaise répartition des richesses, des connaissances – sont politiques. Mais autrefois, on pouvait être engagé d’un bloc. Aujourd’hui, il faut faire attention. Certains mots se sont usés.

Propos recueillis par MAGALI JAUFFRET

Entretien initialement paru dans le journal l’Humanité du Mercredi 8 Octobre, 1997.

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