Frans van de Staak est non seulement cinéaste mais aussi « artiste graphique ». De l’allocation gouvernementale qu’il touche au titre de l’aide aux peintres et aux sculpteurs qui se monte à 12000 florins par an, il épargne 9000 florins avec lesquels il finance ses films.
La conversation ci-dessous a eu lieu le dimanche 14 novembre 1976, un bel après-midi d’automne. Nous avons surtout parlé de son film sur Spinoza, mais en plus Frans m’a donné quelques précisions sur son travail et sa démarche. Espérons que le reste de son oeuvre, parmi laquelle un très beau film, Sonate doit être signalé, soit, sans plus attendre, étudiée de plus près.Johan : Est-ce que tu peux dire quelque chose sur Spinoza ?Frans : Il gagnait sa vie en tant que polisseur de verre. Ce travail lui prenait la plus grande partie de son temps. Il était, comme on dit, panthéiste, ce qui signifie qu’il ne se représentait pas un dieu indépendant du monde, mais qu’il l’identifiait avec le monde. Il a été excommunié par la communauté juive, parce qu’elle le considérait comme athée.
Ceci dit, depuis ma jeunesse, je me suis intéressé à cet homme. A la façon dont il a persévéré dans la vie. Il y a une sorte d’entêtement dans la manière dont il est au travail avec ses pensées : il y a un rythme dans les pensées de Spinoza, un rythme qui est unique. Et ce rythme ressort, selon moi, aussi dans mon film. La question principale qu’il se pose est : comment être heureux, vraiment. Simplement parlant, c’est là le propos de Spinoza.
Mais il est également clair que Spinoza ne pouvait être heureux qu’en se posant constamment cette question et qu’il était conscient de ne pas pouvoir y apporter une réponse satisfaisante.
Johan : Mais au fait d’être heureux, attachait-il aussi une valeur éthique ? Nous sommes préoccupés, de nos jours, par la question de savoir comment atteindre le bonheur, et si on peut l’atteindre.
Frans : Chez Spinoza, le fait d’être heureux, passait par les rapports avec les autres. C’est égoïste, mais en même temps aussi social, parce que les gens sont par définition reliés les uns aux autres. Cela il le formule littéralement, plus littéralement que je le fais moi-même : la joie de l’un dépend de la joie de l’autre. Le contraire est également vrai : si la haine règne, alors la joie de l’un est la tristesse de l’autre.
Johan : Oui, mais là, les oppositions sociales ne jouent-elles pas un plus grand rôle ? Hier soir, par exemple, nous participions à la manifestation du Mouvement contre l’Apartheid. Il y avait des orateurs d’Afrique du Sud, de Namibie et d’Angola, et ils appelaient à la lutte. Tu pourrais dire : pour ces personnes, l’unique chemin passe par la haine. Ils doivent tout simplement combattre et dans ces conditions, en général, une grande quantité de gens s’entre-tuent. On arrive assez souvent dans une impasse avec ce type de discours.
Frans : Oui, mais tu ne dois pas oublier que ceux qui, en Afrique du Sud, sont les premiers à semer la haine, ce sont les gens qui ont érigé le système de l’Apartheid. Et, dans l’esprit de Spinoza, cela est inhumain parce que l’humain coïncide avec l’aspiration à la liberté d’action. Les noirs sont limités dans leur liberté d’action et, quand ils essaient de détruire le système de l’Apartheid, alors leur lutte a comme point de départ des considérations s’appuyant sur la raison. Ils ne sont pas automatiquement guidés par la haine. Cette haine est un plus.
Johan : Tu ne crois pas que cela est un peu naïf ?
Frans : C’est peut-être un peu naïf mais néanmoins pas insensé. Parce que quelqu’un qui lutte contre ce genre de système, n’est pas davantage aidé par des sentiments de haine. Prenons le Vietnam : je crois que les Américains ont lutté là-bas avec beaucoup plus de haine que les Vietnamiens… Maintenant, j’essaie de rester dans mes pensées le plus « Spinoziste » possible… Je crois cependant que cet instinct de conservation, ce besoin de liberté d’action, est le moteur le plus important.
Johan : J’oriente la conversation justement sur cette sorte de chose, parce que j’ai la sensation que tes films ont quelque chose à dire sur la réalité d’aujourd’hui, malgré le fait qu’ils sont basés sur des textes historiques.
Frans : Le film Du travail de Baruch d’Espinoza tout comme Dix poèmes d’Hubert Pootpartent d’écrits du 17ème siècle. Le texte dans Meine Heimat – Mijn Vaderland (« Heimat » et « Vaderland » sont les mots, respectivement en allemand et en hollandais, pour « patrie ») a été écrit en 1932 par un écrivain allemand de 2ème ordre, Friedrich Griese. Dans Meine Heimat ce n’était pas la personnalité de l’écrivain dans son ensemble qui m’intéressait, mais seulement ce texte. Bon, tous ces textes qui « reposent » dans le passé, sont placés dans le présent parce qu’ils sont enregistrés avec des appareils d’aujourd’hui. L’actuel transparaît toujours dans un film. A cause de la technique utilisée pour les prises de vue, des acteurs, des conditions climatiques… A travers plusieurs facteurs, l’actuel est déjà là. L’enjeu le plus important du film devient alors : dans quelle mesure ce qui était caché en dessous d’une couche de poussière historique est-il réfractaire à cette actualité ? DansDix poème d’Hubert Poot j’ai renforcé cet aspect à travers des interventions continuelles dans le décor naturel. Il y a, par exemple, un drap tendu. Le drap est peint et il bat au vent, je peux dire alors : le battement du drap est une manifestation de l’actuel ; il y a ce jour-là un vent précis.
Mais, pour retourner aux textes de Spinoza, pour leur donner une forme, je les ai travaillé jusqu’à en faire une sorte de partition, qui est exécutée devant la caméra. Et quand cela se passe, on remarque dans quelle mesure ces textes ont une résistance contre le monde sonore d’aujourd’hui. Parce que tous les sons qui se présentent dans l’endroit où l’on filme (autos, personnes, oiseaux, avions, vent, etc., ) agissent sur le texte comme une perturbation.
Johan : Pour toi, s’agit-il surtout du son ?
Frans : En fait, non. Le son est une des facettes contribuant à le placer dans l’aujourd’hui.
Johan : Tu as dit : partition ?
Frans : Oui, regarde. Tout comme Spinoza construit son travail selon un modèle mathématique de propositions et démonstrations, le film est construit d’une manière assez géométrique. J’ai mêlé entre elles les propositions de Spinoza d’une manière bien déterminée. Quelques textes sont répétés plusieurs fois. Il y a 20 acteurs, tous amateurs, et j’ai choisi avec précision la fréquence avec laquelle ils apparaissent. J’ai fait cela très consciemment. Ainsi l’acteur numéro un apparaît dix fois dans le film et l’acteur numéro dix-neuf seulement une fois… Le nombre de personne présentes sur l’image varie également. Le texte est exprimé par une personne qui se trouve soit isolée, soit au milieu d’un groupe de cinq ou six personnes. Par conséquent, le texte est toujours exprimé dans un milieu social et il fonctionne comme une sorte de dialogue… un quasi-dialogue.
Johan : C’est une sorte de répartition, non ? En partageant le texte entre plusieurs personnes tu fais de lui un bien commun.
Frans : Justement, à travers ce quasi-dialogue, il y a une sorte de sens qui s’y ajoute. Le même texte est exprimé par des personnes différentes et l’une le fait avec davantage de perception, de difficulté ou de sentiment que l’autre. Et, à cause de cela, le sens du texte change toujours. Tu vois… c’est toujours en rapport à l’idée de partition. La répartition des textes, des acteurs et des lieux est bien établie dans la partition, mais il reste encore toutes sortes de possibilités à structurer dans le montage.
Johan : Alors tu peux déterminer la combinaison finale des images dans le montage. Cela revient à travailler à plusieurs niveaux. Parce que, tout ce que tu as choisi et combiné, c’est dans le stade du tournage proprement dit, livré aux acteurs avec leurs réactions inattendues et aux impondérables sur place, conditions que tu ne peux pas contrôler (et que tu ne veux pas contrôler : ce n’est pas pour rien que tu travailles avec des amateurs, personnes qui simplement jouent elles-mêmes).
Frans : Ce qui devient important dans le film, c’est quelque chose de tout à fait différent de ce que Spinoza avait en vue. Dans le film il s’agit de laisser voir une sorte de manière de penser, une sorte de manière de travailler, ou disons-le : une manière d’être actif.
Johan : ça m’a frappé que, dans Du travail de Baruch d’Espinoza, tu joues aussi. Tu exprimes un texte court et ça te donne beaucoup de mal.
C’est le plus grand close up du film et cependant il est modeste par sa brièveté et surtout par la vulnérabilité qui s’en dégage. Les fautes que les acteurs font, tu les fais toi-même. Dans ce sens je trouve ton film vraiment très sauvage : tu approches les fautes avec témérité. Dans Dix poèmes d’Hubert Poot, tu l’as quelque peu formalisé : un fois l’acteur, Donald de Marcas, dit : « Non, je ne le fais pas bien », et immédiatement dans le même plan il recommence. Ces moments, tu ne les rejettes pas, au contraire : ils trouvent une place importante dans le film.
De ce point de vue, Meine Heimat – Mijn Vaderland va encore plus loin : quand, à un moment donné, un des acteurs ne sait plus son texte, il réfléchit un moment, sort du champ, consulte vraisemblablement son texte puis reprend sa place dans l’image et continue. Tout cela avec une tranquillité inimitable, et ’bien de son temps’. L’image reste tout ce temps en attente.
Frans : Bon… disons-le, appeler cela une ’faute’ est en soi une faute. On a un produit historique comme un poème ou comme ce qu’on appelle un texte philosophique, mais au moment du tournage, la personne qui l’exprime n’arrive pas à l’actualiser, parce que sa propre actualité est plus forte. Alors, il ne s’agit pas de prendre un acteur en faute ; il y a des forces qui, à ce moment précis, exercent sur l’acteur ou sur son entourage une certaine influence et qui « interfèrent ». Mais à d’autres moments, le matériel historique et l’actuel se fondent ensemble, et ce sont des moments très remarquables.
Johan : Dans ces moments-là, le texte vit entièrement. Je crois que tes films nous conduisent plus loin dans la direction d’une conception temps-espace. C’est la perception du passage du temps, mais alors conçue en terme d’espace. Cette conception devient visible à travers la manière dont tu coupes les images : passages très durs et précis entre images d’une très longue durée ; et, la vulnérabilité des textes en relation au temps et au lieu de l’action ; le son qu’il y a à ce moment-là ; les individus, les groupes, les collectifs et la manière dont ils se tiennent debout, couchés ou assis dans leur décor ; la lumière qu’il y a à ce moment-là, la composition de l’image, qui souvent contient une allusion à la peinture ; la présence de draps peints qui battent au vent… Ce sont toutes des caractéristiques de temps et d’espace qui font de ton film un tout poétique. En même temps ta manière de filmer s’adapte si peu aux conceptions acceptées pour la réalisation de films, que je me demande s’il n’y a pas aussi dans ton travail un élément de résistance.
Frans : Je trouve qu’un cinéaste ne doit pas essayer de faire un film révolutionnaire, même s’il est révolutionnaire. La démarche idéologique révolutionnaire, il faut la maintenir à une petite distance de soi-même, et cependant faire son film. Si je dis : on doit faire son film le mieux possible, alors c’est un cliché… Mais néanmoins… Si l’on veut provoquer une révolution, alors ça doit être une révolution pour le bien d’un nombre considérable de gens, tu sais… le plus de gens possible.
Johan : Mais, qu’est-ce qui te pousse alors précisément à travailler comme tu le fais ? Quel est le moteur ? Pour moi, quand je veux faire quelque chose, alors un tel moteur est par exemple souvent la colère.
Frans : Je peux le formuler comme ça : ce n’est pas la colère qui me pousse. Pourquoi ai-je pris Spinoza et pourquoi ai-je pris Poot ? Ce sont des personnages qui, bien que solitaires, étaient néanmoins très tournés vers leurs milieux. Et je crois que peut-être cela est en moi un thème. Chez Spinoza comme chez Poot, il s’agit d’une sorte de désir… et cela est ainsi pour moi… même si je trouve un peu ennuyeux de le dire. Oui, cela est vraiment le seul mot. Désir, c’est le désir qui me pousse. Pas la colère, mais cependant aussi une émotion très forte.
Ce désir naît de la tension entre être seul et être ensemble, des problèmes de communication ou de difficultés auxquelles quelqu’un est confronté directement. Et cela est valable pour Spinoza comme pour Poot, et peut-être aussi pour moi. Oui, c’est probablement ça.
Johan : Et pourquoi choisis-tu justement des textes pour exprimer ce désir ?
Frans : Je travaille avec un morceau de littérature. Et la littérature lie les gens les uns aux autres de façon indirecte. En filmant avec un matériel indirect, on rejoint le direct. Car lorsqu’on l’enregistre c’est une réalité, également pour les acteurs qui doivent l’interpréter. Mais ce direct on le consigne et on le montre et il redevient alors indirect. En consignant le direct on fait une sorte de « saut en cercle » qui rend l’indirect.
Johan : Mais qu’est-ce que ça a à voir avec le désir ?
Frans : On peut placer le désir dans le processus relationnel de l’indirect au direct. Car le désir suppose justement une façon indirecte de communiquer, une distance. Quand on envoie, par exemple, des fleurs à quelqu’un, c’est très indirect, tu sais. C’est à ce moment-là que le désir est le plus fort. Ce qu’il y a de plus difficile et de plus intense dans le désir se trouve là où c’est également le plus indirect. Et c’est peut-être pour ça que j’ai pris des textes historiques, car ça me donne la possibilité de le développer.
Texte initialement paru dans Skoop, décembre 1976
D’autres texte autour de Frans van de Staak sur www.atelierfransvandestaak.nl