Il s’agit bien de la salle noire du 102 rue d’Alembert, avec ses sièges de cinéma en métal et poussière – vieux, lourds et instables. Derrière nous, le frottement bruyant de la pellicule dans le projecteur 16 mm. C’est ça. Pourtant, des impressions un peu incongrues se glissent dans le regard ; quelque chose d’invraisemblable, qui n’a apparemment rien à voir avec le film qu’on est en train de regarder ce soir, Classical Period. Ces groupes de jeunes américains, le paysage urbain, de la périphérie résidentielle (des intérieurs et des extérieurs), un accent même… Tout cela évoque, inopportunément, d’autres images – sans doutes regardées ailleurs : plutôt en vidéo, sur des écrans télé cathodiques des années 1990, vautrés dans le canapé…
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Avant Classical Period, j’ai fait quatre films dans lesquels on parlait plutôt des choses du quotidien dans la province étasunienne d’où je viens. Ensuite, j’ai eu envie de faire quelque chose de différent.
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Ce sont des teenagers movies, des série télé en vogue, des films de buddy : souvenirs d’adolescence. Le lien se fait, évident et involontaire. Je ne suis pas totalement à l’aise, mais je te le dis quand même, Ted, après la projection, autour d’un verre, accoudés au comptoir. Aucune vraie réponse ; un silence franc, plus un refus qu’un encouragement. Fuyant, comme cet après-midi dans le soleil de la cour avec ton reflex argentique – pendant qu’on cuisinait pour la soirée. Veux-tu que je te donne des titres ? Honnêtement, les souvenirs sont vaporeux – peut-être que la honte voile ma mémoire (Friends, c’était ça ?). Pourtant, Classical Period – ce film si singulièrement distant des cinémas commerciaux qui toquent à ma porte – me renvoie à ces autres images, à un audiovisuel « grand public » qui raconte les aventures quotidiennes de jeunes étudiants aux States. Les amours, la famille, le sport, les rêves, les road-trip… Tout cela n’apparait guère dans le film de Fendt. Il y a quelque chose d’autre, qui m’intrigue et me trouble.
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J’ai toujours été un grand lecteur. Cela remonte à mon enfance, je crois. J’ai toujours été quelqu’un qui aimait lire et qui voulait lire des choses longues et anciennes.
À l’université par exemple, il y avait un étage où se trouvaient des livres sur le cinéma, je me promenais parmi ces livres. Je trouvais des choses par hasard en regardant les titres qui m’intriguaient. C’est comme ça que j’ai découvert plusieurs des meilleurs livres que je n’ai jamais lus sur le cinéma. Politique des acteurs, de Luc Moullet, c’est un livre que j’ai toujours envie de traduire. C’est un super livre, très drôle et très précis dans son analyse du jeu des acteurs. Je pense c’est aussi comme ça que j’ai découvert la biographie critique de John Ford par Tag Gallagher, un des meilleurs livres écrits sur le cinéma : je crois qu’il y a une traduction en français… Il y avait aussi les numéros de Cahiers du Cinéma et de Positif, à une époque où je pouvais déjà lire en français. C’était aussi important pour moi de trouver les anciens numéros des Cahiers du Cinéma, de les feuilleter, de trouver des articles sur les films que je ne connaissais pas mais que je voulais voir, des choses comme ça. Il y a eu aussi ce cycle de livres édités par Scott Macdonald, des entretiens avec des cinéastes indépendants expérimentaux américains, en 5 ou 6 volumes, qui ont toujours été importants pour moi.
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Ce qu’il montre, c’est l’étude – ou, du moins, des vies prises dans leurs instants d’études : passionnés, communs, presque communicables. Voilà, c’est dit. L’îlot de l’étude, autour duquel tout le reste de la vie s’ébauche à peine, se guette vaguement. Tout le reste, un paysage qui demeure brumeux dans ton film. Mais l’étude, elle y est : timide, fière, parfois ridicule. Et l’étude – je m’en rends compte en repensant au film – constitue un objet cinématographique extrêmement étranger et fugitif. Fantasque, même. Des tas de films d’étudiants (entre jeunesse et université), mais aucun dans ma mémoire où l’étude s’impose comme protagoniste.
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J’ai commencé des cours de production à l’université et, en même temps, j’allais au cinéma. J’ai remarqué tout suite que je n’y voyais jamais mes collègues. J’étais déçu que mon intérêt ne soit pas partagé par d’autres gens. Il m’a fallu attendre quelque temps pour rencontrer des gens qui s’y intéressaient vraiment…
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Alors que dans Classical Period on ne voit que des gens qui étudient -– en dehors des salles de cours et des institutions scolaires qui, elles, ont souvent été un parfait décor pour ces récits cinématographiques de vies débordées par une adolescence tellement extraordinaire et tellement banale. Mais des étudiants-qui-étudient, qui parlent des textes et de leur passion à lire et interpréter, à se plonger dans la tradition ? Où les a-t-on déjà vu sur un écran ? C’est bien étrange. C’est une espèce de contre-chant des images qu’on a l’habitude de regarder, cet imaginaire de la jeunesse américaine qu’on nous a légué pour le meilleur comme pour le pire.
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Je voulais travailler avec des gens qui m’intriguaient, qui m’inspiraient, avec qui je voulais passer du temps. Je gardais toujours comme référence ces autres films américains dans lesquels on travaille avec des acteurs non-professionnels, je savais qu’on pouvait travailler comme ça grâce à Charles Burnett, ou un film comme Wanda de Barbara Loden.
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Il a un goût parodique (parodie signifie étymologiquement « chanter à côté ») auquel n’échappent pas les personnages mêmes du film. Certes, ton travail, Ted, n’est pas unique, sans parrains ni interlocuteurs. Quelques films d’étude, on en a forcément déjà vus. Aux côtés de qui t’installes-tu ? Ce seraient des films inconfortables et en même temps aussi envoutants que le tien. Est-ce anodin, par exemple, que tu te sois intéressé studieusement aux travaux de Straub et Huillet ? Tu as même coordonné un ouvrage de leurs écrits en anglais.
La plupart des films des Straubs sont indubitablement des films « studieux », où le rapport à un texte, à un auteur ou à une tradition est rigoureusement travaillé à l’écran – par l’image, la voix et le son. Qu’ils s’intéressent aux écrits de Pavese et Fortini ou encore aux historiens marxistes, qu’ils laissent le texte en voix-off ou bien qu’ils en mettent en scène une lecture récitée, les travaux des Straubs semblent mûrir comme le fruit d’une passion de l’étude qui s’expose à l’écran en tant que telle et qui, surtout, fait étudier son spectateur. Le spectateur, mais aussi le cinéaste et son interprète : conviés à un cercle informel d’étude, comme un séminaire cinématographique.
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Dans le journal de Longfellow, il écrit plusieurs fois sur le travail de la traduction et, en particulier, il y a une phrase sur la traduction qui est tellement parfaite ! Il parle de Dante, mais il pourrait parler d’autres poètes qu’on essaye de traduire… He says that in translating Dante something must be renounced. Shall it be the beautiful rhyme that is there, like the honeysuckle on the hedge? And he says « yes, it must be », in order to preserve something more important than the honeysuckle on the hedge, the life of the hedge itself. He says that the fact that the rhyme… la rime, chez Dante, est moins important que cela. On peut perdre la rime, il pensait qu’il pouvait perdre la rime en gardant quelque chose de plus essentiel. Et il fait la comparaison avec un buisson ou un arbuste.
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Bien sûr, tout cela doit engager une vérité politique dans le cinéma de Straub et Huillet. Et chez toi, Ted Fendt ? Plonger dans la Comédie de Dante et ses nuances poétiques, s’attarder longuement sur les discrètes vibrations d’âmes amies à l’écart du monde social, est-ce politique ? Comment tout cela trouve-t-il sa place à l ‘heure incandescente du président Trump ? Quel parti prends-tu ? Certes, tu habites avec nous en Europe – notre Europe classique, imperturbable – mais cette période américaine ? D’une part, il y a un soupçon de tour d’ivoire dans la rêverie studieuse de Classical Period, de l’autre une idée de résistance incarnée par une étrangeté radicale au tourbillon des tweets frénétiques, de l’agression médiatique et des egos guerriers qui va en scène dans les USA contemporains.
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Mais ce sont aussi des gens qui vivent réellement aux États-Unis à ce moment-là, et qui en montrent un autre visage ! La tour d’ivoire, ce serait la vision négative. Celle positive, je dirais, c’est qu’on puisse toujours parler de ces choses-là même dans un climat politique déprimant et que ce ne sont pas que des électeurs de Trump qui habitent les États-Unis.
Je pense que le personnage vient toujours d’une personne que je connais. À un certain moment, il ou elle, dit quelque chose ou fait quelque chose qui se lie à une pensée abstraite quelque part dans ma tête, quelque chose à laquelle je pense depuis un peu de temps abstraitement. Et se produit la rencontre entre la personne et un personnage pas très défini. Dans cette rencontre, je trouve la possibilité d’en faire quelque chose.
C’est un peu cette idée abstraite – dont je vous parlais – qui se lie à quelque chose dans la personnalité de quelqu’un…
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Ta manière de raconter, à voix vive, tes choses (et personnes, et musiques, et films, et lieux) préférées, et ce qui t’émerveille, et les chemins de questions qui te font vivre de New Jersey à Philadelphie, à New York, à Vienne puis à Berlin, me réjouissent. Cette attention aux amis qui sont source, qui sont aimés (et dans tes films, dessinés autant avec adoration que dérision), et puis, une aisance à prendre le bien comme le mal du quotidien pour en transformer les rêves et reprendre ces rêves pour transformer le quotidien. En découvrant ton film je ne me suis pas souciée d’appartenir à ces propos. Peut-être que cette question d’appartenance fait partie de ce qui aurait bloqué certains et suscité les critiques de ton film ce soir au 102. Qu’est ce qui est démontré, représenté ? On se rapproche de l’académique, un dessin de pompe et de circonstances. Mais, l’érudition n’est pas nécessairement exclusive. Surtout, je ne peux pas en vouloir à quelqu’un d’être passionné par quelque chose qui s’éloigne de la pratique. Ne pas penser que l’étude, le classique, est désuet et inutile dans un monde relié par la fibre optique.
Je suis facilement absorbée par un trait de lumière qui perce une chambre noire, par un vert foudroyant de printemps qui réveille une dernière et intense discussion, ou un sourcil levé en gros plan qui commente l’explication édulcorée d’un aficionado d’architecture. Cette sensualité des détails est relevée par la densité des réflexions qui, à côté, peut sembler monotone, une rivière de discussions dans lesquelles les sujets se retrouvent presque par coïncidence…
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C’est vrai qu’il y a un rythme, la présence qu’une personne ou qu’un personnage a dans une projection en pellicule est différente de ce qui, même tourné en pellicule, serait projeté en numérique…Cela m’a attiré et j’en étais conscient vraiment au début, je pense.
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Mais justement : retendre les fils qui apparaissent par hasard est une manière de prendre la température ambiante de l’univers, de poser la question de ce qu’est vraiment ce qui se retrouve autour de nous, et de découvrir des liens possibles entre les choses les plus disparates les unes des autres. Les particularités d’un ancien texte, d’une vie de prêtre, d’un plan d’urbanisme, d’une musique classique n’est que la surface de l’histoire de ton film. Même si ces données lui confèrent la saveur très particulière qu’il a, c’est l’acte d’une étude minutieuse qui est son acteur principal. Ainsi le film susurre : laissez-vous guider par vos Virgile, par les esprits anciens que vous incarnez en se souvenant, en étudiant, comme dans ce film, les raisons pour les formes visibles (la matière des villes, des montagnes) ou invisibles (politique, musique) de ce qui vous entoure, en questionnant les discours qu’ont pu avoir ceux qui ont inventé avant vous.
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On pouvait voir des choses à Philadelphie parfois, et un film que j’ai vu à cette époque-là a été très important pour moi : c’était Killer of Sheep, de Charles Burnett. J’ai aussi un bon souvenir d’avoir vu un soir, à la télévision, un film de Bill Morrison, qui s’appelle Decasia. C’est un film fait à partir d’archives de film très abimées, de la pellicule très très abimée, avec de la musique par-dessus. Je suis devenu très tôt conscient de la matérialité du cinéma. Et je pense c’est un peu pour ça. Ensuite il y a aussi mes expériences dans le cinéma à New York en tant que spectateur, en regardant des copies anciennes, des copies de films expérimentaux. C’est là que j’ai compris l’importance de la pellicule et de l’image projetée, c’est-à-dire de l’image argentique projetée : sa capacité de rendre l’aura d’une personne, de la présence.
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Peut-être parce qu’il parle et que sa forme, sa construction, ses caractères ne servent pas à nous amener dans un arc plus narratif que le changement du jour et de la nuit, de saison en saison, le film nous plonge dans une caverne d’ombres personnelles où la sève des contes habités constitue quasiment l’unique moyen pour communiquer entre personnages. Peut-être ainsi, ce film nous rappelle des instants de vie. Une légende, un écrit ou un récit, auraient rempli nos jours comme nos nuits d’une texture étrange, comme plongés dans un fleuve intemporel. Je soupçonne que cette sensibilité s’étend aux choix du support de ce film – On pourrait se demander pourquoi un film qui veut présenter des images simples, presque neutres, avec l’enjeu des actions improvisées, est fait avec cette contrainte chère qui demande une attention méticuleuse. On pourrait dire qu’au contraire, quelqu’un qui s’épanouit dans l’étude n’aurait pas peur et même se réjouirait de la précision nécessaire pour réussir une prise de vue – puis un développement, et un montage – en pellicule –
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En effet, j’ai commencé à tourner après que j’ai commencé à projeter. Je pensais à l’époque qu’il serait important d’apprendre à projeter des films si je voulais les faire. C’est comme ça que j’ai essayé d’apprendre le métier de projectionniste. Ce que j’ai fait avant le tournage de mon le premier vrai film, j’ai passé un été à Baltimore où j’avais des amis qui travaillait dans un cinéma Art et Essai, The Charles Theater. J’ai simplement demandé à la projectionniste si je pouvais la regarder pendant quelques mois, deux mois. Elle était d’accord : on projetait toujours du 35 mm et il y avait trois projecteurs différents dans ce cinéma. Donc je pouvais un peu comprendre comment travaillent différents projeteurs, tous les projecteurs avait des problèmes particuliers. C’était intéressant à voir.
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Surtout, (tu nous le dis) c’est la texture palpable du grain d’une image constituée par des milliers d’atomes d’argent qui animent tes plans avec une présence importante, qui [te] manquerait si le film était en numérique. En effet, Classical Period, tourné en 16mm, gonflé en 35, et projeté avec tout le décorum que demandent 1.700 mètres de matière, s’imprime dans l’esprit du spectateur attentif par la qualité de texture presque plus que par son texte, puisque ce dernier n’est qu’un composant, avec le rythme, les couleurs et les contours du premier. Merci pour cette fiction véridique qui risque d’accompagner et transformer son public par ses sincères déambulations.
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Dans la dernière scène du film, Cal parle de Caton et de son suicide, de la valeur, ce que vivre sous un tyran demande… Est-ce qu’on se suicide ou est-ce qu’on lutte, plutôt ?
D’un dialogue en présence et en absence entre :
Clizia Centorrino, Ted Fendt, Joyce Lainé et Jacopo Rasmi.