Composita Solvantur

Il buco (Michelangelo Frammartino, 2021)
Texte de Jacopo Rasmi, 2024

Tout ce que nous avons composé, se décomposera.

Un jour, toutes les images tomberont malades. Les journaux n’en parleront pas, pourtant l’infection viendra. Ce jour-là, sous leur peau gonflée, trouée, déchirée, l’enchantement de la ressemblance commencera à trembler.

Je ne sais pas si c’est une bonne idée de parler de « maladie ». Peut-être que ce n’est que notre point de vue et nos peurs qui nomment cela « maladie ». Peut-être qu’il ne s’agit que d’une sorte d’histoire naturelle, d’une fatalité imperturbable. Et que probablement n’y a pas eu de faute à racheter, aucune contamination qu’on aurait pu soigner.

Comme à nous, Dieu leur aurait commandé au commencement : « Allez sur terre et multipliez-vous ». Et ainsi les images n’ont fait qu’obéir à une plus haute intention. Elles ne font qu’y obéir toujours, d’ailleurs. L’espèce des images a donc rêvé une reproduction industrieuse et sans limites, la chaîne parfaite et interminable : un maillon après l’autre, et encore un maillon, un autre de plus…

Quand les images reproduisent leur espèce, elles reproduisent aussi des mondes. Chaque clone d’image clone son monde. Les images de repas festifs reproduisent des repas festifs – les images de bébés mignons reproduisent des bébés mignons – les images de villas méridionales reproduisent des villas méridionales – les images de randonnées du week-end reproduisent des randonnées du week-end – les images d’épouses en robe reproduisent des épouses en robe – les images de jolies rivières alpines reproduisent des jolies rivières alpines – les images de colons blancs en short kaki reproduisent des colons blancs en short kaki. Et vice versa, et ainsi de suite… Dans une expansion galactique qui donne mal à la tête.

Pour faire passer la migraine, on aurait envie de les enterrer, ces images. Les enfouir quelque part. Envie d’enterrer la tête aussi : se mettre dans le noir, au frais, au calme. Ainsi toute cette danse frénétique d’images – dehors et dedans – se ferait plus raisonnable, plus sage. Il y aurait moins d’arrogance et plus d’humilité dans toute cette prolifération.

Sous la terre, dans les ténèbres, les images retourneraient peut-être à la préhistoire de la ressemblance. Dans tous les cas, un jour, cette préhistoire de la ressemblance remontera des tréfonds, débordera brûlante sur les images : toutes leurs figures seront tâchées et cramées, chacune arrachée à sa scène et trainée dans un bouillon primitif. Leur course se retrouvera embourbée dans un marécage ancestral : dans ce magma vaseux, les images seront même bercées. Car là, elles pourront se relâcher. Là, les images se sentiront enfin émancipées de toute tâche minable, elles se sentiront peut-être comme en vacances. Plus besoin de se référer à quelque chose, de représenter quelqu’un, de rappeler tel moment, d’identifier telle personne… Voilà que la tête aura moins mal, les paupières seront moins sèches, l’eczéma se sera calmé derrière les genoux et moins d’acide agressera l’estomac. Tout ira un peu mieux.

Les bébés arrêteront de sourire sur la pelouse, les parents arrêterons de poser en maillot, les sandales neuves arrêteront de serrer les gros orteils pâles, les bâtiments historiques arrêteront de se hisser bien droits derrière les touristes, les fleurs exotiques arrêteront d’enjoliver les jardins des pavillons, les bateaux clairs arrêterons de traverser la mer ensoleillée, les avions arrêterons de décoller pour la colonie… C’est ça, on aura du répit.

Dans le déluge ou l’éboulement qui emportera ce tas monstrueux de formes réconfortantes, on n’est pas en mesure de dire s’il y aura une arche, ni si dans cette arche il y aura un petit coin pour l’espèce des images. Probablement, après son passage il ne restera qu’un grand repos liquide et minéral, avec ses tunnels, ses stalactites, ses bulles, son ressac lent. Il ne restera qu’un bouillonnement de signes informes, un éclatement de feux d’artifice, une carte de lignes interrompues. Il ne restera qu’une seule grande apparition qui ressemblera à tout et à rien.

Plus on descend, plus le monde se fait tenu et risible dans sa distance. Comme dans le film Il buco (Michelangelo Frammartino, 2021), pour rentrer dans le noir terrestre, il faut brûler des images. Les magazines people sont roulés, puis allumés, puis laissés tomber dans la gueule du gouffre… Les torches semblent rester suspendues dans l’espace souterrain pendant quelques secondes, ensuite disparaissent et avec elles l’aperçu hâtif des méandres. Les actrices, les hommes politiques, les exploits de l’Histoire flambent dans ce court feu, sont engloutis par la caverne humide, piétinés par l’expédition souterraine qui avance humblement et ne peux pas s’attarder sur ces bribes de trivialité extérieure. Les représentations du monde s’enterrent.

A.B. espérait sauver la disparition des corps par leurs images. Mais le corps des images lui-aussi se recroquevillera, se déchirera, s’éparpillera. Il aura le droit de disparaître et se reposer, de vieillir en paix. Le corps des images s’emmitouflera dans la terre et commencera à se décomposer, tranquille. Dans son sommeil souterrain il se moquera sans gêne, sans bruit, de notre ambition fantasque à l’immortalité et à l’identique. Ça sentira certainement la boue, le champignon ou le vinaigre – ça sentira le sol lourd de la forêt. Les images rêveront peut-être d’un Au-delà pour elles, un petit endroit clean tout en haut, une sorte de ciel où reposer intactes et rachetées. Ou bien ce seront plutôt nous qui le rêverons à leur place, pendant que les images, elles, s’engouffreront royalement en bas, encore plus bas. Derrière, elles nous laisseront une traînée têtue de plastique : de leur décomposition nous ne conserverons qu’un cadavre de paillettes luisant au milieu d’une grande nuit brune et moite.

Contact Jacopo Rasmi : prom.neur(arobase)gmail.com

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