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Quel était le point de départ du film ?
Je vivais à ce moment en Espagne, pour un an. J’étais à Valladolid, pas loin de Salamanque, et je gagnais ma vie en donnant des cours d’allemand et de français. Nono était un ami que je connaissait depuis quelques années, on avait vendangé ensemble en France. J’avais déjà passé quelque temps chez lui à la Finca où il y avait de la place et souvent du monde de passage. Un jour, il m’avait emmené dans un rucher avec son frère Manolo, pour me montrer le travail avec les abeilles. Je n’y comprenais rien à l’apiculture mais je trouvais que c’était excitant et très beau. Un peu inquiétant aussi. Mais ça m’avais donné envie d’en voir plus et de filmer. Surtout que je voulais bien ramener de l’Espagne un document filmé. J’en ai parlé avec Nono.
Je connaissais un peu sa famille. Elle me faisait penser à une Espagne plus ancienne, que j’aurais bien connu, surtout ses parents. Une famille qui semblait résister dans le monde moderne. Le travail de l’apiculture remplie la vie des hommes. On les voyais toujours partir ou arriver avec leurs camions.
Les Olivas étaient d’accord que je vienne filmer, ils me gardaient une place dans le camion. Il n’était pas question d’un « tournage », je venais en tant qu’ami de Nono, pas pour les déranger. J’étais curieux de voir ce qui se passerait et je m’attendais à apprendre des choses sur les abeilles, le travail et sur la famille. Eux de leur côté étaient curieux aussi. Une petite caméra super-8 qui me permettrait alors d’entrer dans la vie d’une famille espagnole.
Un jour, Nono m’a appelé en me disant qu’ils allaient descendre en Estrémadure et que je pouvais venir. C’était en plein été, début août.
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Pourquoi avoir choisi la forme du journal filmé ?
L’idée du journal filmé n’était pas là dès le départ. Le journal que j’avais en effet commencé à écrire, spontanément, la nuit de mon arrivée á la Salamanque, n’était pas prévu pour le film, j’écrivais juste pour moi. Je voulais retenir un peu les événements pendant ce séjour. Quant au film, je pensais à un documentaire d’une durée moyenne, un petit film sur le travail de l’apiculture. Mais les premiers passaient sans que j’eusse eu l’occasion de filmer dans les ruchers. Les Olivas étaient occupés par d’autres problèmes et retenus par des pannes, apparemment fréquentes. C’est là que j’ai réalisé l’intérêt de mon journal. Pourquoi ne pas m’en servir et décrire tout simplement la situation dans laquelle je me trouvais, avec tout ce qui s’y passait? J’ai donc essayé de poursuivre mon journal dans le même esprit que je l’avais commencé, indépendamment de ce que je filmais.
La forme du journal filmé a plusieurs avantages: il compense le manque d’un scénario et surtout mon manque de connaissances et de compétence en matière d’apiculture – sans que pour cela le film ne perde son intérêt. Le journal permet au spectateur de participer au trajet et à la découverte et de suivre des événements toujours imprévisible. Cela devient de la narration. Et le plus important peut-être: le journal me permettais d’exprimer tout ce qui m’intéressait et d’intégrer dans le film ce que j’aurais dû éliminer dans un documentaire plutôt thématique. Mais d’abord fallait-il que je m’en rende compte.
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« Oliva Oliva » est à la fois un document sur le travail d’une coopérative d’apiculteurs, une chronique familiale et un road-movie intime.
Je crois que c’est ce mélange qui fait l’intérêt du film: Une famille d’apiculteur fait son travail, mais cela a une histoire et une géographie. Ces aspects m’ont intéressé. Ils se sont complétés de manière naturelle. Surtout que mon approche était naïve, parfois même un peu euphorique. Chaque petite remarque a pu ainsi atteindre le caractère d’une information. Je prenais part et je prenais du recul, tout se présente à travers mon regard, et se mélange avec mes propres histoires et préoccupations. Je me fais observer en observant les autres.
Il y a là un petit côté provocation, quand je parle de gens que personne ne connaît, ou que je me mets à raconter n’importe quoi. Mais je m’en fiche que le spectateur ne comprenne pas tout. C’était un risque à prendre. Et c’est peut-être ça qui rend crédible le reste. De toute façon, il n’étais pas question que je change le texte de mon journal, à part quelque raccourcissements inévitables. Cela aurait tout gâché.
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Comment avez-vous envisagé le rapport entre les images filmées en super-8 et les photographies dans le film ?
J’avais déjà fait quelque chose de semblable dans un autre film, où toutes les images d’intérieurs sont des photos. L’idée est tout à fait pratique et économique: Les photos étaient réservées pour les situations sombre ou même de nuit, où il ne serait pas possible de filmer. Ou bien des situations dans lesquelles la caméra n’était pas sous la main. D’autre part, j’essayais aussi de retenir la pellicule super-8 pour les moments importants. Car je n’en avais pas beaucoup. Mais comme je ne savais jamais très bien ce qui allait se passer, la décision a souvent été plutôt intuitive.
Les photos refilmées peuvent atteindre une durée surprenante, comme par exemple celle où je suis à la banque. Ces moments de tranquillité, quand le mouvement de l’image s’arrête pour être suivis uniquement par la voix, me plaisent beaucoup.
J’avait aussi à choisir entre la couleur et le noir et blanc, en pellicules photos comme en pellicules films. D’un côté, je voulais saisir les couleurs vives des rayons de miel. D’autre part, le noir et blanc renvoie au passé du cinéma, il crée une plus grande distance entre le spectateur et l’image, un effet que je recherchait.
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Le film se rapproche du cinéma primitif, muet, par rapport à plusieurs points : la texture des images, les ouvertures et fermetures à l’iris, les cartons.
D’une certaine manière, le film est en effet primitif. Par exemple, il n’y a pas de son directe, toutes les images sont muettes. Le grain de l’image est très gros. Ce ne sont pas des effets spéciaux, plutôt des contraintes que j’ai accepté. Je voulais faire un « film », même si je n’avais pas d’argent et juste une caméra super-8. Alors que tout le monde vous pousse à filmer en vidéo, en disant que c’était le moins cher (mais il faut que se soit au moins une DV!). Quand on réponds qu’on n’aime pas ça et que ce n’est pas la même chose, on passe pour quelqu’un d’hier ou un puriste. C’est peut-être vrai. On a le droit d’être contre tout, sauf contre le numérique!
Je pense à Eustache qui disait: « Plus il y a d’effets, moins c’est du cinéma. » On pourrait peut-être avoir l’impression qu' »Oliva Oliva » est rempli d’effets. Mais en réalité, tout est simple et dû aux moyens dont je disposais. Et j’ai donc fais un film en travaillant avec ces moyens.
Les ouvertures et fermetures à l’iris se sont fait pendant le gonflage et en filmant les photos. Elles sont une forme d’éviter le montage quand un montage ne paraît pas possible. Les images sont alors « présentées », une par une, comme des images.
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Les images du film « Las Hurdes » semblent ainsi raccorder directement avec vos propres images.
« Terre sans pain » est sans aucun doute un chef-d’œuvre. Je me suis demandé je pouvais me permettre de le démonter, de changer l’ordre des images, leur enlever le son et les monter en alternance avec les miennes, pour les soumettre indifféremment au rythme de mon récit? Maintenant, je trouve ce chapitre de Valero est tout à fait réussi: il y a la continuité dans l’histoire des gens, retrouvée et repris dans la continuité du cinéma. La mère Oliva revient à Valero pour prendre soin de la vieille maison, pour entretenir la mémoire du lieu. Revoir le film de Buñuel signifie un peu la même chose.
Contrairement à beaucoup d’espagnols qui n’apprécient pas du tout ce documentaire, les Olivas sont convaincus que c’est ce film qui est à l’origine de la grande célébrité de Buñuel. Et c’est pratiquement de leur terre natale qu’il s’agit! La pauvreté que l’on y voit ne les effraye pas, ils ne la refoulent pas.
Quant à cette histoire de grand-père qui aurait été filmé par Buñuel, Nono m’a avoué plus tard que ce n’était pas tout à fait vrai: mais qu’il s’agissait du grands-pères de sa belle-sœur Carmen, dont la famille est originaire des Hurdes.
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Comment avez-vous conçu la bande-son avec la voix off du journal lu et le contrepoint des ambiances reconstituées ?
Le journal n’était pas écrit par rapport aux images, ce n’est pas un commentaire, mais un texte tout à fait indépendant, un des « produits » de cette aventure, comme le sont, de l’autre côté, les prises de vues et de sons. C’est le texte qui a déterminé et guidé le montage des images. Et ce sont les cartons qui ont fixé les premiers points de synchronité.
L’autonomie du journal se fait plus évidente dans la mesure où les images sont muettes. Je voulais que ces deux éléments soient en équilibre. C’est pourquoi j’ai préféré ne faire qu’un usage très modéré des ambiances. Je les ai reconstituées surtout là où se trouve l’intérêt initial du film: dans les scènes de travail. A d’autres moments je les fais apparaître comme des citations, je les « fais entendre ». Et il y a un effet secondaire qui se produit, apparemment paradoxal: au moment où les ambiances disparaissent, la narration semble gagner en importance. Alors on les ajoute pour pouvoir les enlever. C’est le contraire des excès acoustiques dans le cinéma contemporain.
Les bruits de pages qui tournent font parti de la lecture du journal, ils sont comme des guillemets qui rappellent à chaque fois la matérialité du texte qui est reproduit par sa lecture.
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Comment le film a-t-il été produit ?
En fait, je préfère parler de fabrication que de production. « Oliva Oliva » est un film artisanal, que j’ai réalisé de manière tout à fait indépendante. Ce n’était pas un projet calculé à l’avance et préparé avec un dossier où il faut plus ou moins connaître le résultat. Je n’étais même pas sûr que ça allait vraiment donner un film. J’ai tourné sans budget, de mon propre chef, comme toujours en super-8.
Eventuellement j’allais demander plus tard une aide pour une post-production du film en format 16mm. C’est ce que j’ai fais, d’abord en Espagne, ensuite en Allemagne, mais sans résultat. Finalement la ville d’Hanovre a donné un petit peu d’argent. Mais comme c’était devenu un film assez long, cela ne couvrait même pas les frais du matériel.
Les ateliers et outils nécessaires – comme le banc de tirage pour faire le gonflage du super-8 à 16mm – m’ont tous été mis à disposition gratuitement par des gens ou des associations, ou en échange contre d’autres services. J’ai réalisé tous les travaux moi-même, entre Hanovre, Hambourg et Braunschweig, mais j’avançais lentement. Le travail du son était triple: L’une après l’autre j’ai fais une version allemande, française et espagnole. C’est le chômage qui m’a permis de travailler, mais bien sûr cela ne m’a pas permis de m’en sortir.
Le contact avec le producteur Michel David c’est fait par hasard, à travers un ami cinéaste espagnol. Nous avons terminé le film ensemble. Si on considère qu’un film n’existe qu’à partir du moment où il est vu par un public, l’engagement de Michel David et sa persévérance ont une grande part à l’existence d' »Oliva Oliva ».
Propos recueillis par Olivier Pierre en juin 2005 pour le journal du FIDMARSEILLE.