D[OUT]E 1

Notes de Boris Nicot sur OUT 1 de Jacques Rivette, d'après une projection à Technicolor Boulogne 25 septembre 2015 (reprises en octobre 2016)

en mémoire de Jacques Rivette (1928-2016)

Faudrait-il feuilleter à rebours les grimoires de Raul Ruiz pour suivre les zigzags de la bande de Jacques Rivette pendant les treize heures que dure OUT 1 ?

C’est Madame Bulle Ogier qui suggéra la méthode, une nuit d’éclipse à Boulogne. En tout cas c’est ainsi que j’ai compris (j’ai sauvagement interprété !) son lapsus pendant sa présentation du film de Rivette, projeté pour la première fois en 2015 dans sa version restaurée, au laboratoire Technicolor. La grande actrice, qui donna au film sa silhouette aérienne et ses indéchiffrables sourires de magicienne, évoqua la première et unique projection « d’époque » de cette œuvre si rare : en 1971, pendant un week-end entier à la maison de la Culture du Havre, l’équipe du film et quelques cinéphiles avaient étés conviés à découvrir OUT 1. Projection mémorable d’une copie de travail, « organisée par Raul Ruiz », ajouta-t-elle, « à l’époque directeur de la Maison de la Culture ». Puis, déplora Bulle Ogier, le film ne sortit jamais en salle et retourna dans les limbes.

Raul Ruiz ne pouvait pas être au Havre ce week-end-là, car il était encore au Chili. En 1971, Ruiz est un jeune cinéaste engagé dans l’Unité Populaire Chilienne aux côtés d’Allende ; condamné à l’exil deux ans plus tard par le coup d’état, il trouve refuge en France, y fait nombre de films ; ce n’est qu’en 1986 que le gouvernement socialiste le nomme directeur de la Maison de la Culture du Havre.

Quand on a joué comme Bulle Ogier dans OUT 1, dans Le charme discret de la bourgeoisie ou dans Céline et Julie, ne peut-on prendre toutes les libertés avec le cours ordinaire du Temps ? Et de Ruiz à Rivette, tous les passages secrets, les trous de souris d’un univers parallèle à un autre, ne sont-ils pas imaginables ?

Voici que par la grâce d’un lapsus de 2015, un premier passage s’entrouvre :

« Il ne faut pas s’identifier à un personnage du film mais au film tout entier », prescrit Raul Ruiz dans sa poétique du cinéma (volume 1, chapitre 5 « Pour un cinéma chamanique »).

Ruiz n’a-t-il pas trouvé, en ne la cherchant pas, la formule de « suspens » propre à OUT 1 ? Bien loin du « suspens » classique – mise en scène de l’angoisse du spectateur devant l’invisible, le non-encore-advenu, le seulement-deviné qui menace hors champ le personnage principal – n’est-ce pas le film tout entier qui prend les plus grands risques, s’exposant à chaque minute à d’imprévisibles périls ? Tout au long d’OUT 1 en effet, un doute insistant taraude, sur ce que va devenir le film, ce qui va lui arriver. Va-t-il parvenir à prendre, à consister ? Va-t-il tenir ? En le livrant continûment à des forces qui le menacent de l’intérieur, n’est-ce pas au film entier que Rivette nous invite à nous identifier ?

C’est une histoire connue maintenant : voulant aller plus loin encore que pour L’Amour fou (1967), où il a déjà ouvert un espace de liberté inédit pour ses acteurs par un dispositif filmique et théâtral en miroir, Rivette se lance dans OUT 1. Pour cela, il met tous ses œufs dans le même panier, sans filet, entre les mains du hasard et surtout de ses acteurs, comédiens et cinéastes invités, parmi les plus inventifs du théâtre et du jeune cinéma de l’époque : Léaud, Berto, Lonsdale, Ogier, Fabian, Karagheuse, Stévenin, Bouise et Schrœder, Rohmer, Doniol-Valcroze… pour n’en citer que quelques uns.

Pas de scénario sécurisant, mais ce qu’on appelait pas encore un dispositif : des groupes et des lieux, des circonstances de départs et des points de rendez-vous, un canevas, dessiné et ajusté au fur et à mesure du tournage par Suzanne Schiffman. Ce qui écrit le film sous nos yeux, c’est le non-savoir et la mythomanie des acteurs. Le développement des scènes et l’inclinaison des intrigues sont commandées par la faculté de chacun à broder, imaginer, dialoguer, inventer sur le moment, partant de ce que Rivette et son équipe lui mettent sous la main, où lui jettent dans les pattes. Des histoires et des récits se constituent, ou plutôt tentent de se constituer, alors que rien dans le film ne garantit jamais qu’elles y parviendront.

Le Prométhée d’Eschyle d’un côté, qu’une troupe dirigée par Lonsdale tente de faire remonter du fond archaïque de leurs répétitives régressions collectives.

Les Sept contre Thèbes d’un autre, qu’une troupe concurrente dirigée par Moretti essaie de travailler, mais pour « ne pas la monter » et pour mieux la « vivre ».

Le labyrinthe solitaire et paranoïaque que dessinent les divers indices rassemblés par Jean-Pierre Léaud, au fil de ses pérégrinations dans Paris.

L’espace erratique, rempli d’adorables pigeons, que déploient les arnaques à la petite semaine de Juliet Berto.

Et puis, les Treize, inspiré de L’histoire des Treize de Balzac, hypothétique société secrète regroupant des conspirateurs de divers acabits (ambitieux utopistes, artistes carriéristes, avocats vereux…), qui semble dans le film manquer d’à peu près tout ce qui pourrait ressembler à une consistance collective : un but, une règle, un désir commun, et même, et peut-être surtout, une capacité d’agir.

Pris au piège du défi lancé par le cinéaste, tous les acteurs à un moment ou un autre traversent l’incertitude : ne sachant pas toujours à quel jeu au juste ils sont en train de jouer, ce qu’ils sont en charge de raconter, et donc, ce qu’ils devraient se raconter eux-même pour baliser l’incarnation de leur « personnage », que peuvent-ils fabriquer ensemble cependant ?

L’enjeu est d’abord ostensiblement collectif. On se rendra compte que chacun est bien seul à traverser cette grande zone de turbulence psycho-dramatique, opportunément nommée OUT 1. La scène finale, où après une douzaine d’heures à tirer les ficelles, Michael Lonsdale se dévoile abruptement dans une émotion violente et indéfinissable, témoigne avec force de cette solitude.

De la même manière que toutes ces trajectoires suivent chacune leur logique et s’entrecroisent par moments, le grand navire OUT 1 qui les embarque se constitue ou tente de se constituer au risque permanent de sombrer dans l’immobilité ou le chaos. Le film fonde son mouvement sur l’incertain de ces jeux simultanés. Sur le jeu entre les jeux. Et progressivement, quelque chose prend.

On se passionne pour la partition de chacun, qui s’écrit au présent du tournage avec les autres acteurs, avec ce qu’ils apportent d’eux-même, de leurs forces et de leurs difficultés, à chaque scène, sur chaque trajectoire de personnage. On se passionne pour la figure étrange que tout cela se met à former et qui, bien que sciemment perturbante et envoûtante, reste d’une tenace humilité devant l’imprévisibilité du vivant.

De ce point de vue ce film est une des plus grande expérience narrative du cinéma de fiction. C’est le seul film de fiction qui oblige de cette manière le spectateur à se projeter dans l’espace narratif tout en n’oubliant jamais de prendre en compte la richesse de réalité de son tournage – la vie en somme. Non, pardon, erreur : il y a Jean Rouch qui à la même époque parvient au même résultat avec des moyens et un univers totalement différents. Et en cette nuit d’éclipse à Boulogne, Pierre William Glenn l’opérateur de OUT était là pour le rappeler : la version longue de « Petit à petit » de Rouch était l’influence majeure de Rivette à cette époque.

Que durant cette nuit d’éclipse l’invocation de Rouch puisse éclairer Rivette, que Ruiz déjà rétro-éclairait depuis son absence du Havre il y a quelques lignes de cela, et c’est une confrérie de mages et de sorciers qui sous mes yeux pactisent dans le faisceau luminescent d’OUT 1.

OUT veut dire DEHORS. A quel Dehors doit-on faire place dans un film ? Quel Dehors susciter, invoquer, appeler ? À quel Dehors confier la tâche de renouveler et d’oxygéner la création cinématographique, qui risque toujours, à tout moment, par son caractère d’industrie et d’art ultra-technicien, de s’abîmer dans la rigidité des recettes narratives plus ou moins rentables et dévitalisées, mensongères, mortifères ?

A cette question de création, chaque membres de l’improbable confrérie des trois R – Rouch, Rivette, Ruiz – a inventé des réponses au fil de certains de leurs films.

Le sorcier Rouch a marabouté les instances du récit cinématographique en y insufflant la mythomanie et les techniques de possessions d’Afrique de l’Ouest, l’inventivité sans frein d’un réel toujours déjà fictionné par ses habitants. Cela démarre de manière fulgurante dans les Maîtres-fous, cela se complexifie dans Moi un Noir, passe par les beaux Jaguar, et Cocorico pour trouver un « renversant » aboutissement dans Petit-à-petit, avant de se dissoudre avec Dionysos.

Le mage Ruiz a convoqué les puissances ratiocinantes et combinatoires de la narratologie pour tourner en dérision les codes du récit académique, et faire entrer le cinéma dans une transe vertigineuse aux accents tantôt baroques, tantôt carrément psychotiques – cela pourrait partir du Territoire, se développer dans Les trois couronnes du Matelos et La ville des Pirates, cela se peaufinerait et se rendrait plus limpide dans Trois Vies et une seule mort, Généalogie d’un Crime, pour enfler à nouveau dans Le Temps retrouvé et Combat d’amour en Songe, avant d’atteindre à l’épure hilarante qu’est Ce jour-là.

Comme toutes les opérations magiques, ces sortilèges cinématographiques sont risqués. Rivette est peut-être celui qui, à l’orée des années soixante-dix, opère l’ouverture la plus consciente et la plus grande en confiant son cinéma à des forces instables, incontrôlables, des forces pleines de promesses mais qui menacent à tout moment de ruiner l’unité et la consistance du film : l’aléa et l’improvisation actorale et scénaristique. Ce mouvement part fébrilement de L’Amour Fou, se radicalise et se dilate dans OUT 1, se condense dans Celine et Julie, se perpétue dans Duelle et Noroît, s’exténue dans Merry-go-Round avant de renaître au Pont du Nord.

Lorsque je préparais Un étrange équipage en 2009 (film-portrait du producteur de OUT 1, Stéphane Tchal Gadjieff), j’ai regardé OUT 1. Je l’ai vu et revu en épisodes, je l’ai scruté sur cassettes et petit moniteur. En le voyant enfin en salle, je réalise combien m’avait manqué la projection et l’expérience de son temps propre – je n’avais eu accès qu’à l’idée. J’avais circulé, par moments laborieusement, par instants passionnément, au gré de mes visionnages, de mes retours et avances rapides, de mes arrêts sur image et mes prises de notes, de mes fascinations et de mes perplexités, dans une idée de film. Enchâssée ainsi dans ma vie quotidienne d’alors, l’idée de OUT s’atomisait dans mon temps individuel, alors que sa dynamique propre, sa belle évolutivité globale m’échappait en grande part.

Ceci dit, à qui, à quoi me suis-je identifié au gré de mon exploration méticuleuse et entomologique de l’idée de OUT dans Un Étrange Équipage ? Avec le recul je me rends compte que si en surface je me trouvais des ressemblances avec le personnage de Colin/Jean-Pierre Léaud, héros paranoïaque du déchiffrement solitaire, c’est bien une figure extra-diégétique aux contours un peu flou, un personnage invisible, absent quoiqu’influent, que je cherchais : le producteur. Ce que j’attendais du film était quelque chose de très précis et complètement impalpable : une formule pour pénétrer l’esprit de Stéphane Tchal Gadjieff, et à travers lui l’esprit de l’époque qui m’avait vu naître.

Et que me disait le film ? Peut-être, d’abord : que pour produire un tel film, il faut être un amoureux. Ensuite : qu’il faut être fou. Un amoureux fou du cinéma, du cinéma de Rivette, de l’élan Rivettien à ce moment-là. Lorsqu’en cinq minutes dans le bureau de Rohmer aux Films du Losange, Tchal Gadjieff concocte avec Rivette les conditions de possibilité de OUT 1, il est un jeune homme de vingt neuf ans et il n’a encore à peu près rien produit. Il a traîné sur des tournages de copains et a simplement adoré l’Amour Fou. Stéphane Tchal Gadjieff débarque tout juste de l’île de Sylt en mer du Nord, avec une mise de départ qui garantit liberté et indépendance absolue vis-à-vis du milieu du cinéma : un demi-million de dollars, issus d’un projet avorté avec le titan américain Nicholas Ray, resté sur l’île. C’était déjà de l’argent « out », c’est-à-dire venant de source non-professionnelle, non-institutionnelle – c’est de l’argent de Sylvina et c’est une autre histoire.

Qu’est-ce que Stéphane voit dans le projet de Rivette ? Sans doute l’occasion de miser une part de ce pactole avec panache, de s’embarquer dans une aventure de manière absolument chevaleresque, pour la gloire. L’occasion rêvée de prouver son amour fou du cinéma, et de fonder au passage sa propre maison de production, Sunchild. Et Rivette, frêle et incandescent comme je l’imagine, que voit-il ? Stéphane Tchal Gadjieff débarque comme le parfait suppôt, un complice idéal qui peut le suivre jusqu’au bout dans sa quête de liberté et de légèreté totale, l’accompagner dans son goût du risque artistique et de l’insécurité maximale. Deux désirs de vie et de cinéma mêlés. De cette conjonction spéciale naît la possibilité d’une telle aventure.

En cette nuit d’éclipse à Boulogne, je l’ai enfin vu, ce film, en lui-même et pour lui-même, comme pour la première fois. Malgré ses excès, qui semblent de prime abord le ranger dans la catégorie des monstres ou des ovnis, des objets de curiosité ou des délires avant-gardistes, OUT 1 est bien un film. Un film, narratif, de fiction.

Un de ces films qui, banalement, ne peut être goûté correctement qu’en situation de projection cinématographique en salle – avec le gris du bitume parisien d’époque en grand, le bon grincement du parquet de la troupe à Lonsdale, avec le vrai rose aux joues de Juliet Berto ou le châtain précis de la tignasse de Léaud, l’effet psychédélique tourbillonnant des jupes bariolées de Bulle Ogier, le klaxon exact des tubes citroên qui frôlent la caméra sur le périph, le grain de la pellicule 16 mm – et l’alchimie du doute, qui infuse dans toute cette soupe de choses concrètes.

Spectateur de OUT 1, je voyage dans le passé. Car la devise rimbaldienne « il faut être absolument modernes ! » dictant son ordre à tout Rivette, le branche alors comme jamais sur l’époque où il filme : sur le corps des acteurs, ces corps-là, pris en flagrant délit de création, et allons-y, sur leurs âmes, si c’est bien l’âme qui se révèle dans l’instant de grâce et dans le trébuchement !… sur cette ville enfin, Paris, qui a tellement changée.

OUT 1 voyage dans le futur. Il forme au moment de son tournage un grand piège très compliqué, capable d’attraper un maximum de l’air du temps, des affects de l’après-68, et de le projeter dans un ailleurs indéfinissable. Aujourd’hui son rayonnement documentaire a quelque chose d’éblouissant.

Absolument moderne, le film demeure pourtant en dehors, au-delà : en dehors du cinéma simplement raisonnable ou bien ficelé, au-delà du cinéma qui se contente de ce qu’il est au détriment de ce qu’il peut. Trop peu de films ont cette qualité que possède OUT 1, qui participe pourtant de l’essence et des capacités du cinéma autant que d’un certain courage. Le courage de traverser le temps en ne ressemblant qu’à lui-même, c’est-à-dire à celles et ceux qui l’ont fait.

« Être moderne », n’est-ce pas prendre le risque d’être perdu dans son époque, exilé ici-même ou confiné dans un impénétrable ailleurs ? Est-ce cela qu’il faut, pour qu’un film ait une chance de faire son trou, de survivre aux engouements passagers ? Au moment où Jacques Rivette vient de disparaître, son film ne cesse de poser une question à mes yeux fondamentale :

Les films, les gestes de cinéma qui nous parviennent, la plupart du temps tellement occupés à ménager leurs effets narratifs survoltés ou frigorifiés, quels efforts font-ils, quels risques prennent-ils vraiment pour accueillir la vie ?

Pour finir, cette image fixe : une photo très abîmée du tournage de OUT 1, en 1970, que j’ai reçue l’autre jour sur mon téléphone portable, envoyée par Stéphane. Sur le bord gauche de l’image, Michael Lonsdale et Bernadette Lafont jouent une scène importante du film, marchant enlacés sur une plage de Normandie. L’opérateur Pierre William Glenn et son assistant les devancent à reculons, reliés par un câble blanc aux ingénieurs du son René-Jean Bouyer et Michel Laurent campés derrière eux. D’autres sont là, en renfort, de dos, bord-cadre à droite. Au milieu de l’image, quelques mètres en avant plan, c’est le metteur en scène. Ses bras forment un cercle vide. Pendant que ça tourne, Jacques Rivette danse. Frêle esquisse sautillante, il embrasse l’espace et tournoie, à côté du grand cercle de la scène qui est en train de se tourner. Des planètes, de tailles et de rythmes différents, se conjuguent dans la danse. Système solaire. Dans cette image je rêve. Je rêve avec Rivette à ce cinéma de légèreté. Légèreté technique, légèreté ludique, confiance absolue dans l’instant, certitude que la vie va « donner » du cinéma, pourvue qu’on se place sur la bonne trajectoire et tous les corps nécessaires sur leurs orbites respectives.

Un étrange équipage

un film documentaire de Boris Nicot
2010 – 73’
une production Ina, avec la participation de Cinécinéma

Artisan invisible du cinéma d’auteur des années soixante dix, Stéphane Tchalgadjieff a produit notamment «OUT 1», film fleuve de Jacques Rivette, «India Song», de Marguerite Duras, « Les Enfants du Placard » de Benoît Jacquot, ou encore «Le Diable probablement», de Robert Bresson. Au fil des ans, Tchalgadjieff a développé des complicités, sans lesquelles ces films n’auraient pas été possibles. Portrait d’une époque autant que portrait d’un producteur, ce film est une enquête, un voyage dans le passé du cinéma d’auteur français.

Contact : borisnicot@gmail.com 

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