Sur « Il n’y aura plus de nuit » d’Eléonore Weber – Novembre 2021
Pour te répondre, à toi l’ami-e qui a découvert avec moi ce film au cinéma de Forcalquier en octobre dernier, je me reformule aujourd’hui la question que ton geste de rejet m’a posé alors : qu’est-ce qui me fait rester jusqu’au bout, alors que toi tu pars au milieu de la séance, plein de dégoût et d’indignation ? En quoi « Il n’y aura plus de nuit » est autre chose que le film abject que tu me dis avoir vu ce soir-là ?
Rappelons que la bande image du film est exclusivement composée de found-footage, des prises de vue militaires issues d’un équipement de caméra infra-rouge, synchronisé sur les armes automatiques d’un tireur embarqué en hélicoptère. Ce dispositif nyctalope permet de détecter visuellement une cible humaine, en gardant distance et surplomb, et de l’abattre avec précision dès lors que la cible est déterminée comme ennemie. Il est utilisé par différentes armées du monde, sur plusieurs zones de conflits – les footages retenus dans le film concernant principalement les armées française et américaine, et les théâtres d’opération d’Irak, d’Afghanistan et de Pakistan. Les séquences enregistrées de ces opérations sont conservées par l’armée à des fins internes. Certaines sont postées sur internet par les soldats à titre privé, à l’insu de leur hiérarchie. Les silhouettes humaines que l’on peut y distinguer juste avant leur mise à mort ou leur désintégration, sont blanches, anonymes, lointaines, sans visage. Spectrales.
«Ce qui est abject au cinéma, c’est la plus-value figurative, la « surimage » qu’un auteur protégé tire du spectacle d’un acteur exposé (exposé au ridicule, à l’indécence, à la mort), c’est l’ignorance de la non-réciprocité du contrat filmique. » Serge Daney
Si l’on s’en tient à la ligne esquissée par Daney en référence au fameux article de Jacques Rivette « De L’abjection » (Cahiers du cinéma n° 120, juin 1961), que dire de ce film dont le matériau d’images est directement et exclusivement issu d’une technologie guerrière dont la visée littéralement ignore toute idée d’auteur, de réciprocité, et encore plus de contrat filmique ?
Garder au coin de l’œil cette Minima Moralia cinématographique rendrait-il ces images non seulement insoutenables, mais aussi intouchables, maudites, taboues, définitivement hors humanité ? Inutilisables par le cinéma, un cinéma digne de ce nom ?
Et si j’essaie de me placer du côté de la cinéaste : puis-je décemment vouloir remédier cinématographiquement à l’abjection de ces images, tout en les utilisant ? Puis-je sainement vouloir, par un acte artistique les remettant en jeu, pallier à l’horreur dépersonnalisée qu’elles présentent – négation, anéantissement, vernichtung disaient les nazis – sans risquer de rejouer cette négation, de la redoubler ?
En effet, si le film se contentait de construire la place du spectateur comme doublon du tireur appareillé, comme un de ses avatars tranquilles, appartenant au même camp et encore plus planqué, il serait tout simplement abject. Si ce film n’était qu’un objet chic, tirant bénéfice esthétique, plus-value auteuriste de ces corps filmés dans leur mise à mort, il serait purement et simplement abject. Et nous serions d’accord.
Mais à mon sens, ce film ne peut pas être réduit à l’indignité des images qui composent sa matière première.
L’un de ses mérites immédiats est sans doute d’ordre politique. Il impose de nous rendre à l’évidence de ce fait historique : l’Occident démocratique libéral, en position de domination technologique mais de déclin moral et symbolique, tue en quantité des populations civiles hors de ses frontières, grâce à un dispositif de destruction d’une lâcheté totale. Le film force à regarder à travers l’œilleton de la logique militaire, à entrer dans l’optique de l’armée elle-même, à palper la cruauté et la couardise qu’autorise son extrême avancement technologique – sa toute-puissance, son hybris.
À cet égard la contribution du personnage de Pierre V, militaire professionnel et tireur coutumier de ce dispositif optico-balistique, est cruciale.
Interrogé en situation de visionnage de ces images, Pierre V livre au fil du film des précisions se voulant avant tout professionnelles sur leur contenu. Détails techniques, stratégiques, juridiques. Des éléments sur le cadre et les règles d’engagement. Des critères dictant la conduite des tireurs-filmeurs également, en particulier les critères retenus par la hiérarchie militaire pour autoriser, dans tel ou tel cas de figure, à ouvrir le feu sur une cible potentielle.
Mais ce qui est singulier, singulièrement agissant d’un point de vue cinématographique, c’est que jamais dans le film on ne verra la moindre trace de cet intervenant professionnel. Jamais on n’entendra sa voix réelle, son dialogue avec l’intervieweuse étant transcrit dans un texte, et repris par la voix d’une comédienne, Nathalie Richard, qui dès le départ se pose comme l’unique voix du film. Impersonnelle, parfois rêveuse ou même étonnamment poétique, voix au je qu’on devine être le je de la réalisatrice, en contrepoint malaisant avec ces images atroces. Masqué par cette initiale presque durassienne, Pierre V quant à lui devient un il, qui n’existe que dans le hors-champ indéterminé créé par l’instance de cette voix off. Et, de cet espace relationnel exclusivement sonore superposé à ces images, une béance s’ouvre au cours du film.
C’est que sous la pression des questions faussement naïves de la réalisatrice, le spécialiste Pierre V se transforme peu à peu en un puits sans fond de non-savoir. L’effet de déréalisation que lui fait subir le dispositif du film, fait de lui ce personnage continûment absent, indirect ; il devient lui-même une entité vide, un trou. Trou noir de la banalité humaine au cœur de l’abjection, d’où déborde bientôt un monceau d’interrogations sur la vacuité morale et, finalement, l’inefficacité stratégique de ce dispositif de vision et de meurtre.
Barrant l’accès direct à la réalité charnelle et documentaire de Pierre V (pas une trace, pas une image, pas un visage, pas une main, pas une voix) le film instille le non-savoir et le doute au point même où ce personnage sort tout droit du monde hyper-rationnel de la technicité militaire. Aussi documentées que paraissent ses réponses, elles ne dessinent de lui qu’une silhouette incertaine, une hypothèse plausible, où rien finalement ne nous garantit jamais que ce Pierre V ait existé, qu’il soit une vraie personne. Ou un fantôme.
C’est de cette manière que la cinéaste assume de médier dans son film ces images terribles, à défaut de pouvoir remédier à ce cauchemar réel. Précisément là où toute médiation a été niée, où toute compensation est impossible, il lui faut faire un trou. La réalisatrice fait le choix d’aller au devant de l’abjection, simplement armée de ce trou dans le regard, point aveugle que prend en charge la voix off. Un symptôme, un impensé manifeste, qui trouve en Pierre V sa figure. Béance au bord de laquelle peut être perçu ce que ces images nous disent et ce qu’elles nous montrent, au delà de leur fonctionnalité première de pistage, ciblage et destruction.
Cette béance, qui est d’abord celle qui se construit dans le sonore, finit par se matérialiser dans l’image à la faveur d’une séquence proprement hallucinatoire : les membres d’une milice, alliée des troupes américaines, creusent délicatement le sol et par mégarde déclenchent l’explosion d’une mine anti-personnelle ; elle les pulvérise instantanément, prenant de court l’équipe de soldats héliportés qui était en train de filmer. Stupeur des tireurs-filmeurs échangeant interjections et onomatopées au talkie-walkie. L’hélicoptère tourne autour de la scène, l’œil vidéo braqué sur l’énorme trou laissé dans le sol par l’explosion, là où, quelques secondes auparavant, s’activaient quelques hommes. La caméra tourne encore longtemps après qu’il n’y ait plus rien à voir, plus rien à filmer, à surveiller, à abattre, l’hélico tournoie encore longtemps après que les corps et les débris se soient dissous et mélangés à la matière indistincte des ruines bordant le trou. Hiatus sidérant, regard hébété des soldats, qui pour une fois sort des strictes coordonnées opérationnelles. Ce sera l’unique moment du film où, derrière la visée électronique meurtrière, se fait sentir quelque chose comme un regard – quand bien même serait-ce cet œil vide en roue libre au dessus du trou, qu’accompagne une émotion inarticulée et des mots sans fonctionnalité.
Aussi risqué soit son pari, aussi problématique qu’il s’assume, le film de Eléonore Weber n’est donc pas le simple redoublement de la jouissance froide, lâche et mortifère dont ces images sont le fruit. Si le film se sauve et s’il nous sauve de l’abjection, c’est par la pensée qui construit le hors-champ et s’élance à tâtons à partir de lui, c’est par l’abstraction du dialogue avec Pierre V, ressaisit dans cette voix fouaillant le trou.
Ce trou, c’est peut-être aussi celui des affects contradictoires associés à la pulsion scopique, qu’on devine au cœur du désir de la cinéaste, composante centrale de son attraction fascinée pour ces images, de son élan à faire ce film éprouvant.
La pulsion scopique, devenue constitutive de nos mentalités et de nos conduites, est aujourd’hui sur-stimulée via les réseaux par une disponibilité visuelle du monde toujours plus grande, son exposition intégrale, allant volontiers jusqu’à ses replis les plus honteux, les plus malsains, les plus excrémentiels. Comme par exemple les espaces-temps de ces opérations militaires lointaines, déserts, ruines de villes bombardées, vallées profondes, plateaux inaccessibles, autant de paysages de destruction issus de « leaks », massacres de villageois comme autant de « fuites de données » orchestrés par les tueurs eux-même, et repêchées par la réalisatrice dans les poubelles du web – cet inconscient à ciel ouvert.
Mon ami-e, écœuré-e, tu me dis que la voix de la comédienne et le ton du texte poétisent indûment cette matière visuelle abjecte, en ne nous informant pas suffisamment, en nivelant injustement les différents contextes et théâtres d’opération et que, se faisant, elle ravale les populations concernées à des cibles interchangeables, une masse indéterminée et infériorisée de pigeons à abattre sur terrains sous-développés et méprisés… Tu mentionnes Théorie du drone de Grégoire Chamayou, sa plus grande pertinence quant aux problématiques que prétend aborder ce film.
Je te répondrais que c’est un film, pas une thèse. Il s’agit d’un geste de déplacement – oserais-je dire de détournement – qui ne relève pas exactement d’une étude d’anthropologie visuelle engagée, comme tu sembles le réclamer en lieu et place de ce film trop « artiste », et à ce titre insuffisamment légitime pour toi.
Mais n’est-ce pas justement à ne pas être purement informative, ou même légitimement « informée » et savante (sur les contextes géopolitiques, les enjeux stratégiques notamment), que la voix du film parvient à creuser un autre sillon ? De ces images à l’origine essentiellement instrumentales, intégralement soumises à une fonctionnalité militaire, la voix (et donc le film) tente d’exhumer et déployer le symptôme. Dernier symptôme en date de l’obscénité et l’hypocrisie de notre civilisation.
Rivette, dans son article de 1961, écrivait : « Chacun s’habitue sournoisement à l’horreur, cela rentre peu à peu dans les mœurs, et fera partie bientôt du paysage mental de l’homme moderne ; qui pourra, la prochaine fois, s’étonner ou s’indigner de ce qui aura cessé en effet d’être choquant ? (…) Or on ne s’habitue pas à Nuits et Brouillard ; c’est que le cinéaste juge ce qu’il montre, et il est jugé par la façon dont il le montre. »
Aujourd’hui, quel serait le « paysage mental de l’homme postmoderne »? Dans le régime audio-visuel qui domine notre temps, n’admet-on pas chaque jour un peu plus d’indignité, d’atrocité et de pornographie, pratiquement sans ciller ? La réalisatrice a trouvé les images de son film sur youtube. Ce sont des choses librement accessibles partout sur le globe, dans un régime de circulation et de nivellement, d’uniformisation des spectacles, y compris de l’horreur.
La plupart des critiques que j’ai pu lire à propos de ce film ont soigneusement évité la question que tu poses, ou bien l’ont mentionné du bout des lèvres, relevant surtout la beauté et son malaise, sans vraiment prendre la peine de l’amener sur le versant d’une morale de la forme cinématographique. Peut-être cela raconte-t-il l’ampleur de la déshumanisation de notre regard, en terme de civilisation, dans ce moment historique qui est le nôtre. Mais pas seulement.
Comment ignorer que, depuis l’avènement du cinéma, la beauté plastique et pyrotechnique de la guerre est indémêlablement liée à notre rapport à l’Histoire – et a déjà fourni la matière de profondes réflexions visuelles élégiaques, comme par exemple la partie « Enfer » du film de Godard, Notre Musique, ou plus récemment son Livre d’Image ?
L’intérêt plastique des plans d’Il n’y aura plus de nuit, leur cinégénie involontaire, provient de cette tension entre sublime et horreur qui est au cœur des spectacles de la destruction, depuis au moins les vues aériennes et les bombes au phosphore de la Première Guerre. Cette tension nous conduit jusqu’à l’insoutenable du regard.
Ici, l’insoutenable est dans cette imagerie électronique qui ne prétend rien montrer d’autre qu’une capacité immédiate à infliger la mort, capacité se substituant à toute idée de regard ; ces images se présentent comme a-cinématographiques (Pierre V : « vous ne pouvez pas comprendre ces images »), purs déchets d’une activité se voulant pourtant sans reste, et que la réalisatrice, en les faisant migrer vers le cinéma, conserve et livre à l’interprétation. Ainsi elle les restitue au regard.
Ce film a donc le grand mérite à mes yeux d’opérer ce déplacement, de faire de ces images un problème, de les extraire du flux indifférencié, de les donner à méditer dans la salle de cinema. Tu juges la démarche inconséquente, et ce faisant, coupable. Je crois pour ma part qu’elle fait le poids, précisément si on n’évalue pas la portée de son geste à l’aune de ce que pourrait dire ou écrire, sur le même sujet, un intellectuel spécialiste de la question, mais là où, comme l’écrivait Rivette en 1961 à propos de Nuits et Brouillard, « le cinéaste juge ce qu’il montre, et il est jugé par la façon dont il le montre. »
Jusqu’à quel point mon regard peut-il supporter le spectacle de la destruction techno-industrielle de l’humanité par elle-même ? Au cœur du cinéma, pratiquement dès son origine, il y a cette question, relancée en 2021 par ce film. Malgré l’horreur qu’il contient, il porte avec lui une espérance manifeste : que la salle de projection puisse demeurer le lieu critique par excellence, topos collectif et nocturne qu’on nomme cinéma – où le monde projeté prend forme et peut se rendre intelligible jusque dans ses replis les plus inatteignables, pour peu qu’on en soutienne un regard.
Boris Nicot, Forcalquier, novembre 2021