Retour du film Djamilia au Kirghizstan : notes autour de la projection aux femmes filmées

Texte de Aminatou Echard, 2019

Deux ans après le tournage je suis revenue dans le sud du Kirghizstan montrer le film aux femmes présentes dans le montage final de Djamilia. Une amie kirghize m’avait assuré qu’aucune femme ne viendrait à la projection, qu’il était vain de vouloir organiser pareille rencontre. D’autres, moins catégoriques, restaient néanmoins dubitatifs au vu de la difficile situation des femmes. J’ai proposé à Shahnoza, l’exceptionnelle interprète avec qui j’ai travaillé dans les régions de Djalal Abad et Arslanbob, d’organiser la projection et d’accueillir les femmes chez elle, à Kirov, non loin de Djalal Abad. Shahnoza, elle, était convaincue que c’était une occasion si rare que toutes les femmes viendraient. Mais il fallait les retrouver, elles étaient 14, et parvenir à leur parler pour les inviter. Comme j’avais travaillé avec deux interprètes différentes, Shahnoza et Nurzhamal, chacune devait d’abord retrouver les femmes que nous avions rencontrées ensemble. Shahnoza prenait ensuite le relais.

Plusieurs avaient changé de numéro  : Shahnoza et Nurzhamal sont allées jusqu’à elles, dans leur village, dans leur maison, pour les inviter de vive voix. Nous avions réfléchis ensemble à une explication qui permette à la belle-famille d’accepter la requête, selon la situation de chacune, puisque dans certains cas cela impliquait de passer une nuit chez Shahnoza. La projection a lieu un dimanche matin : Les femmes vivant à Kirov ne sont ainsi soustraites à leur belle-famille qu’une seule matinée tandis que les autres femmes, résidant loin de Kirov, arrivent dès le samedi soir. Nous nous assurons ainsi que toutes peuvent repartir aussitôt la séance terminée et être de retour chez elles dans la journée.

A mon arrivée, six jours avant la projection, Shahnoza et Nurzhamal ont retrouvé toutes les femmes et il ne nous reste qu’à les rappeler l’une après l’autre pour confirmer la date et tâcher de convaincre maris et belles-familles réticentes. Les deux femmes les plus âgées, Masuda et Mubarak, acceptent immédiatement avec un oui franc et définitif. Mais les plus jeunes ne réussissent pas toutes à faire accepter cette invitation à leur mari. Nous devons les rappeler plusieurs fois. Je propose que des parentes les accompagnent, ils refusent encore. Shahnoza propose d’inviter les maris, nous les aurions logé, le mari de Shahnoza les aurait reçu pendant que les femmes regardaient le film. Puisque la projection est affaire de femme, cela n’aurait posé aucun problème : cela se fait. Mais les maris refusent l’invitation et trois femmes ne peuvent pas venir. Il reste Nurzat, avec qui nous échangeons par téléphone jusqu’au vendredi soir. Cela semble compliqué, mais son ton déterminé fait dire à Shahnoza qu’elle viendra. Samedi soir, toutes sont déjà installées dans la tapchan quand elle arrive après 12 heures de route avec un visage jovial et accompagnée de trois amies. Nurzat m’offre une bouteille de lait de jument caillé et du kourout, ces petites boules de fromage de chèvre très sec. La table est prête pour le repas, nous commençons à manger.

Dans la nuit avancée, les conversations prennent, les rencontres s’esquissent, les femmes ne se connaissent pas mais la bonne humeur s’installe. Nurzat raconte en riant qu’elle clame maintenant haut et fort qu’elle est forte. Nous avions longuement parlé de la force de Djamilia et elle raconte comment je l’ai surprise avec toutes mes questions, comment je l’ai bousculé parce que je la considérais comme une « djamilia » elle qui au contraire la désapprouve tant. Nurzat vit dans une région difficile d’accès, et dans cette partie du tournage j’étais accompagnée de Nurzhamal. Nous avions effectivement vus comme elle tenait la maisonnée à bout de bras. Mais elle nous avait reçu chaleureusement. Son fils regardait la télévision dans la pièce d’à côté et nous parlions depuis presque une heure quand son mari est revenu. Lorsqu’il avait surgi titubant, Nurzhamal avait su quoi dire pour calmer le mari qui déchargeait sa colère à notre encontre devant sa femme. « Nos salutations cher monsieur, vous avez là une épouse admirable, si prévenante, si accueillante, tout est si parfait, vous avez bien oeuvré… » Je n’aurai jamais choisi ces mots, mais ils ont instantanément calmé le mari et il est sorti. La conversation ne pouvait cependant plus continuer : il fallait prendre le thé puis partir. Lorsque Nurzat a rappelé ma visite à son mari pour expliquer notre invitation, il ne se souvenait de rien. Devant la tablée elle voulait absolument comprendre pourquoi je n’avais pas rencontré son mari. Shahnoza, qui ne peut pas traduire mes réponses, m’en suggère d’autres « Enfin Amina, je ne peux pas dire que son mari était ivre lorsque tu l’as rencontré, c’est impossible, alors non tu n’as pas rencontré son mari, on trouve autre chose ». Brillantes Shahnoza et Nurzhamal sans qui aucune de ces rencontres n’aurait pu advenir.

Il est minuit. La conversation va bon train. Masuda s’endort à table. Elle est arrière grand-mère, elle vient d’être opérée et le voyage l’a rendu malade. Shahnoza lui propose d’aller se coucher, ce à quoi elle s’oppose farouchement. Elle est là ! Elle veut profiter ! Elle se réveille, sa voix forte vient se poser puissamment, se mêle aux autres, puis mène la conversation. Elle est la doyenne et ici, on se tait pour laisser parler les aînés.  Elle s’enthousiasme, va d’exclamations en affirmations, frappant sur la table pour ponctuer chaque fin de phrase. Imaginer alors que chaque point d’exclamation dans le texte marque non pas une envolée de sa voix mais le bruit de sa paume de qui frappe énergiquement et la table : « J’ai 78 ans et je remplace ma belle-fille car elle est en Russie ! Je me lève à 4h du matin, pour traire les vaches, faire le yaourt, donner à manger aux animaux, m’occuper de la maison, faire à manger aux enfants ! Et toute la journée, jusque tard le soir, chaque jour, je peux m’endormir assise car je manque de sommeil ! » Elle fait une pause, me regarde puis reprend  «  Si ça se trouve Amina m’a mise dans le rôle de la belle-mère de Djamilia à cause de mon caractère ! … Alors voilà… Mes proches m’ont dit :  Grand-mère tu es trop vieille pour faire le trajet  ! J’ai répondu :  Quoi ? Je fais tout ça tous les jours et je ne pourrais pas y aller ? J’y vais !  Ils me disent que la route est longue ? Je dis  j’y vais  ! Que la route est difficile, qu’il y a des trous : Je dis  j’y vais  ! Je peux faire la route !  Je ne leur dirai pas comme c’était compliqué, que j’ai pris un bus, puis une voiture, puis une seconde voiture, que j’ai fait 9h de route et qu’il fait si chaud ! Ils m’ont tous dit :  non, n’y va pas ! que vas tu faire là bas ? tu ne la connais pas !  Mais si je n’accepte pas cette invitation, comment je pourrai rencontrer des femmes du  Chatkal et de Djalal Abad ? Comment je pourrais parler avec elles?  Nous sommes des djamilias, il faut qu’on nous entende ! Ca va te fatiguer, tu as été opérée, regarde comme tu es malade…  Vous les entendez ? Je sens mes oreilles qui brûlent, je sais qu’ils parlent de moi, ils voulaient que je reste mais j’ai dit : Puisqu’elle m’invite, je vais aller voir et je pourrai me reposer une journée !

La projection a lieu le lendemain matin. J’ai aidé Shahnoza à transformer une de ses pièces en salle de projection. Il aurait été impossible de se déplacer  au cinéma à 20 kilomètres de là : nous n’en avions pas le temps, il fallait que la projection reste confidentielle et que les femmes soient en confiance. A l’heure prévue, 9h, trois des femmes de Kirov ne sont toujours pas là. Shahnoza doit aller les trouver chez elles. Il y aura une absente, qui ne viendra à aucune des autres projections, que je n’aurai pas croisé, même quelques instants. La professeure d’anglais aux prises avec le temps dans le film ne dispose plus, aujourd’hui, de temps à elle. Combat de tous les jours. Mais dix femmes sont là, sur quatorze, pour voir ce qu’il en est de Djamilia.

Dans la salle de projection improvisée, les ventilateurs tournent au plus fort, il fait quarante degrés à l’intérieur. Le film commence. Elles rient à la première apparition de Djamilia, s’exclament, Oh Djamilia, c’est Djamilia ! Elles commentent le personnage en chuchotant. Et se détendent, écoutent avec une grande attention leur propre récit, le récit de chacune. Zarif a amené sa petite-fille, la fillette que j’avais filmé en équilibre à la fenêtre. Elle est aujourd’hui habillée en robe longue et porte le foulard qui lui couvre les cheveux. Elle a 11 ans mais écoute chaque histoire intensément, le regard rivé sur l’écran jusqu’à la fin. Je ne regarde pas l’écran, je regarde les femmes et j’écoute les respirations, les rires, les chuchotements, les exclamations… Arrive le plan de ce petit garçon qui dévale la pente raide de la montagne, qui évoquait pour moi la liberté dans ces grands espaces, une course libre à laquelle les filles n’ont pas accès puisqu’elles restent à l’intérieur des maisons et que, lorsqu’elles sortent, c’est vêtu de robe. Je suis surprise. Le nom de Seit fuse dans la salle  Oh Seit ! Voilà Seit !  Seit le tout jeune beau-frère de Djamilia qui est le narrateur du récit, ce garçon qui lui aussi, dans le texte, découvre l’amour et la possibilité de décider de sa propre vie. Seit m’a souvent mené au travers du texte et des rencontres avec les femmes. Chaque apparition de Djamilia est ensuite marquée de l’approbation des femmes et du nom de Djamilia chuchoté d’une voix chaleureuse et souriante. Gulchair applaudit à la chanson de la jeune adolescente, mais s’arrête quasi instantanément car personne ne répond à ses applaudissements.

La discussion dure presque une heure. Dilbar, qui a décidé de changer de vie quelques mois après le tournage en partant vivre à la capitale, n’attend pas comme il se doit que les aînées parlent. Elle prend de court tout le monde «  Il n’y a pas de masque, c’est nous, pour de vrai, rien n’est faux !  Regardez, vous avez vu ? Bien sûr que c’est nous, tout y est ! » Puis l’ordre revient, chacune prend la parole respectant la hiérarchie imposée par les âges et le statut social. Mais les visages sont adoucis, les sourires sont là. « Quand on s’est rencontré, on a répondu sincèrement, sans préparation alors ce qu’il y a là, c’est vraiment vrai, on ne pensait pas qu’on te reverrait, alors on t’a tout dit, c’est bien nous ». La forte Rana à Nurzat « c’est vrai que vous avez des problèmes avec votre belle-mère, que se passera-t-il si elle voit le film ? » Nurzat en riant « impossible, elle est aveugle  et mon mari ne verra pas le film !». Puis Rana la professeur de russe se tourne vers Dilbar,« Alors c’est toi qui était amoureuse du turc ? Mais pourquoi l’as-tu laissé partir ? Quelle idiote ! Si tu t’étais battu, il ne serait pas parti, tes parents auraient accepté ! Et tu serais mariée  aujourd’hui ! » Puis Masuda la doyenne s’impose avec sa voix puissante, toutes se taisent, c’est à elle que revient de faire les prières. A mon adresse, mi sérieuse mi rieuse « Meilleurs vœux Amina, nous te remercions pour ce film, d’être venue nous rencontrer, et venue nous revoir, nous te souhaitons de te marier car on ne veut pas que tu vieillisses en ne faisant que du cinéma, tu entends ? Il faut prendre le temps de te marier, maintenant, ça suffit de parcourir le Kirghizstan comme ça, il faut avoir des enfants.Mais nous te remercions de venir de si loin et de faire attention aux femmes, quand on a parlé avec toi on était très ouverte, on t’a dit nos secrets, ceux qu’on ne dit jamais, on te remercie de nous avoir permis d’être nous-même ». Toutes acquiescent. Un silence. Puis Gulchair, de sa voix fluette, prend la parole «  j’ai ressenti beaucoup de choses, je voulais pleurer de l’intérieur, alors que ça ne m’arrive jamais quand je regarde un film. Il y aura des opinions différentes bien sûr, ces jeunes filles de Bishkek pensent différemment, ça ne peut pas être compris… »  Gulchair est la seule femme à approuver les paroles de Baktygul et Zhanna, les deux adolescentes de la capitale qui sont restées silencieuses depuis le début de la discussion comme si elles n’étaient que des observatrices extérieures n’ayant que peu de lien avec l’assemblée. Ce sont les seules à ne pas avoir parlé. Je leur demande ce qu’elles pensent oubliant que les jeunes n’ont pas le droit à la parole, qu’elles ne seront pas entendues, que parler même sera pris pour un affront. Je les mets dans une situation inconfortable. La jeune Zhanna parle en russe, elle ne comprend pas le kirghize. Elle dit sa surprise de découvrir des femmes si fortes, si solides, si belles. Elle dit que s’il lui arrivait de devoir vivre des situations si dures, elle ne pourrait pas le supporter, dit qu’elle partirait, dit qu’elle est en admiration devant leur force. Je trouve cela beau, elle est émue. Elle se fait reprendre. On lui répond brusquement qu’elle est trop jeune et qu’elle ne sait pas ce qu’elle dit. On lui demande si elle a, au moins, changé d’avis depuis le tournage d’il y a 2 ans. « Non » répond Zhanna, d’un ton franc. Puis elle se tait. Je suis gênée mais je ne peux rien dire : j’ai fait le film, les femmes acceptent mon regard même si terminer sur la parole de jeunes adolescentes leur semble inapproprié alors là, dans cette pièce, la parole leur revient. La jeune Baktygul parle à son tour, tournant les mots autrement « avant le film je vous regardais toutes, et je n’imaginais pas du tout qui vous étiez. Maintenant, je sais.  Je me dis « ce sont ces vies là derrière ces femmes, c’est la vie que vous avez, j’ai vu comme elle est dure, vous acceptez cette destinée, je ne peux pas imaginer que j’aurai assez de force pour combattre toutes ces difficultés dans la vie, je ne sais pas comment combiner l’amour, la vie, ces difficultés. » Rana l’interrompt à nouveau mais Baktygul ayant parlé en kirghize est moins bousculée que Zhanna. Elles sortent ébranlées de la projection, abattues.

Nous nous installons dans la tapchan autour de la grande table pour manger le plov, les salades, les fruits, les gâteaux, boire le thé et le coca cola. Gulchair vient me voir en aparté, demandant à Baktygul de traduire : elle voudrait changer des choses dans le film. Elle insiste. Un peu inquiète, je lui demande ce qu’elle aurait changé, et elle me répond d’une traite. Si elle avait su ce que serait le film, elle m’aurait dit « d’autres mots », il y a tant de mots à dire me dit-elle, tant de sentiments à exprimer, elle n’a pas tout dit, elle n’a pas dit assez, elle a tellement de choses à l’intérieur qu’elle voudrait en rajouter.

L’enseignante qui enseigne Djamilia dans sa classe veut organiser une projection du film au collège. Elle est la plus enthousiaste, elle est sûre d’elle. Le soir lorsque tout le monde est reparti, j’apprends qu’elle a réussi à quitter sa famille et que ça fait deux mois qu’elle est retournée chez ses parents. Shahnoza me suggère avec reproche que c’est peut-être moi et Djamilia qui lui avons mis ces idées dans la tête. Elle me dit que c’est pour cela qu’elle a fait en sorte que sa fille soit chaque fois absente lors des projections du film  « On ne sait jamais ce que Djamilia peut donner comme idées, tu vois bien… »

Dès le lendemain matin, nous recontactons toutes les femmes du village pour prévenir de la projection du soir qui doit être ouverte aux femmes, aux voisines, aux amies et parentes des femmes apparaissant dans le film. Le téléphone de l’enseignante reste silencieux, la ligne n’existe plus. Elle est introuvable. Finalement, nous apprenons que la famille de son mari est revenue la chercher, elle n’a plus de téléphone, elle ne pourra plus sortir pour quelque temps. Shahnoza ne montre son abattement que par le ton de sa voix et son humeur taciturne qui la tiendra toute la journée. Il n’y a pas de lien avec la projection de la veille, c’est une pure coïncidence, avec certitude, car la projection n’avait pas été rendue publique. Mais nous nous disons qu’elle a pu assister à la projection, que c’est déjà bien, et je reste à espérer qu’elle trouvera l’énergie qu’il faut pour avancer encore, un jour.

Chacune repart, nous mettons Masuda et Mubarak dans un taxi de confiance, Nurzat part avec ses amies au parc, les deux ados vont manger les glaces du glacier le plus renommé de la ville et Rana qui était arrivée en annonçant qu’elle repartirait sitôt le film terminé part la dernière, vers 16h. Les femmes ont accepté que le film soit montré en public, mais qu’est-ce que je crois donc ? Elles ont encore le droit à la parole ! Exclamation rapidement reprise par une réserve pour certaines des femmes : par précaution, le film ne pourra pas être montré dans leur village. Mais pourtant, avec elles encore, nous organisons quatre projections publiques pour les femmes du quartier, qui viennent, qui regardent, qui en parlent, et qui adhèrent à cette forme cinématographique qu’elles n’ont pourtant pas l’habitude de voir.

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