Il ne peut être qu’ironique qu’en 1993, un an avant le soulèvement zapatiste revendiquant les droits des minorités indiennes du Mexique, et par de-là, ceux des minorités du monde entier, Octavio Paz, toujours attentif à la géopolitique de son temps, ait évoqué « les commencements d’une société mondiale », dans laquelle l’ensemble du continent américain et « les peuples d’Océanie et d’Afrique » étaient « une dimension excentrique de l’Occident », « son prolongement et sa réplique ». Sans vouloir prononcer par là « un jugement de valeur », le prix Nobel mexicain, croyait rendre « compte d’un fait historique », le colonialisme aurait rendu l’indien mimétique, comme lui-même le décrit 40 ans auparavant, fondu « dans le paysage, confondu avec la clôture blanche sur laquelle il s’appuie l’après-midi, avec la terre sombre sur laquelle il s’allonge à midi, avec le silence qui l’entoure. »
En ce qui concerne le Mexique, cette incongruité allait être définitivement contestée le 28 mars 2001, lorsque la commandante Ramona suivie des commandants David, Cebedeo et Tacho, a pris la parole devant le congrès mexicain, en inscrivant leur lutte dans l’histoire officielle du pays. 21 ans plus tard, cette même parole réussi à convoquer et à rencontrer les acteurs d’une lutte mondiale s’insurgeant contre la cécité d’un système qui s’apprête à donner un coup de grâce à la planète.
C’est dans cette rencontre que se trouve l’exploit extraordinaire du film de Sandra Blondel et Pascal Hennequin, Pour la vie (1h32 – Sortie Janvier 2023), qui retrace les tenants et les aboutissants de cette parole à la recherche d’un dialogue. Il ne s’agit pas d’un documentaire qui rendrait compte d’un événement, d’une chronique exhaustive cherchant l’objectivité, d’un point de vue global sur une histoire dont la complexité ne saurait se résumer dans un film. Sa force c’est de faire partie du dialogue entamé par les zapatistes, c’est-à-dire d’être Histoire. Il doit donc nous être clair que c’est un film politique au plus haut niveau de ce terme, toute tentative d’un regard esthétisant ou anthropologique doit être écartée, le film ne parle pas de leur lutte, il fait partie intégrante et salutaire du dialogue en lutte ; il en partage, certes, les doutes et les contradictions, mais aussi les moyens et les objectifs, il nous fait part ainsi de ce besoin fondamental qu’est l’espoir partagé dans une lutte, un questionnement majeur dans le paysage audiovisuel contemporain.
Le flux d’images est emporté par la parole zapatiste dans un mouvement centrifuge : spirale logarithmique des ‘caracoles’* destinée à atteindre la planète entière. De cette manière, cette recherche de dialogue qui commence au plus profond de la résistance indienne, avec la cérémonie mensuelle à la mémoire de 45 villageois – pour la plupart des femmes et des enfants, tué·e·s lors du massacre d’Acteal le 22 décembre 1997, s’effectue au début par parole interposée, à Poullaouen avec un kan ha diskan, chant à répondre Breton. Le temps devant nous sera le temps du semis et de la récolte , ellipse qui rend compte des préparatifs pour l’accueil d’une délégation zapatiste à Douarnenez. Entre ces deux moments on revit l’incertitude de la lutte, l’escadron 421, en reconnaissance, réussi à accoster sur les plages galiciennes ; le tour de force est sans égal, « au nom des femmes, des enfants, des hommes, des anciens et, bien sûr, des zapatistes autres, [Marijose] déclare que le nom de cette terre, que ses natifs appellent aujourd’hui ‘Europe’, s’appellera désormais : SLUMIL K’AJXEMK’OP, ce qui signifie ‘Terre rebelle’, ou ‘Terre qui ne se résigne pas, qui ne défaille pas’. Et c’est ainsi qu’elle sera connue des habitants et des étrangers tant qu’il y aura ici quelqu’un qui n’abandonnera pas, qui ne se vendra pas et qui ne capitulera pas.” ».
La recherche se multiplie avec les acteurs rencontrés, on participe des coulisses du défilé que le 13 août 2021, 500 ans après la capitulation de l’empire aztèque, traverse, pour la vie, les rue de Madrid. Ce dialogue est fait aussi des regards, jusqu’au paroxysme d’une parole exprimée par le silence devant la foule ébahi de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ce territoire autonome hors du mandat du gouvernement français. Du silence germent des idées, les idées brisent les frontières. Au retour de l’escadron 421 au Mexique, 177 zapatistes réussissent à avoir un passeport pour voyager et accepter l’invitation de plus de trente pays européens. Leur voyage est dans leur regard du vertige temporel. Ce dialogue qui est le film, termine ainsi de la seule manière qu’il pouvait se terminer, dans l’accueil du groupe de 5 femmes zapatistes qui arrivent à Douarnenez le 12 octobre 2021, jour de la résistance indigène et non de l’expansionnisme colonial. Le dialogue peut (re)commencer, le travail, les échanges politiques, en somme, le dialogue, reste hors-champ :
« On veut écouter, on veut partager, pour voir comment ça se passe, pour apprendre, car dans la lutte contre le capitalisme, il existe différentes manières de faire. »
*Les caracoles (escargots) sont des centres politico-culturels dans le territoire zapatiste, où siègent les Conseils du bon gouvernement.
Photographies de fokus21.org