« Quand l’esprit a envisagé le rapport du réel dans lequel il englobe indistinctement ce qui est, il lui oppose naturellement le rapport de l’irréel. Et c’est quand il a dépassé ces deux concepts qu’il imagine un rapport plus général, où ces deux rapports voisinent, qui est le surréel. La surréalité, rapport dans lequel l’esprit englobe les notions, est l’horizon commun des religions, des magies, de la poésie, du rêve, de la folie, des ivresses, et de la chétive vie, ce chèvrefeuille tremblant que vous croyez suffire à nous peupler le ciel. » Louis Aragon, Le premier manifeste du Surréalisme, 1924.
Pour le philosophe allemand Gunther Anders, la phénoménologie du cinéma ouvre à un ailleurs – l’image, quand l’ici s’incarne par le son. Dans Philosophie du film sonore, il écrit :
« Le cinéma, c’est l’image : son espace n’empiète pas sur le nôtre, son atmosphère n’est pas l’atmosphère réelle que nous respirons en tant que spectateurs. Son réalisme reste toujours un réalisme distancié, qui n’a rien à voir avec la réalité – souvent très peu réaliste – de la salle de cinéma. Comme tout « art plastique », le cinéma reste là-bas, vers quoi nous devons porter notre regarder pour être là où cela se passe : à l’endroit de sa représentation. ( ..) Le fait acoustique à l’inverse, ne connaît pas la distance. Car le son est envahissant, dans le double sens du terme :il profite de notre incapacité à détourner l’oreille(alors que nous pouvons toujours regarder ailleurs) ; il s’impose à nous dans notre espace réel, qu’il submerge, pénètre et transforme en espace musical. (..) Que cette inquiétante collision de différentes sphères de l’être- le film sonore ne signifie pas autre chose-suscite lors des premières représentations l’émotion voire l’épouvante chez les spectateurs, c’est incontestable, mais on ne contestera pas davantage que ce n’était justement pas là l’effet visé par les inventeurs, les producteurs et les acteurs. (..) Il ne fait aucun doute que cette épouvante et cette lancinante inquiétude s’empare de nous indépendamment de la situation et du contenu représentés, sous l’effet de murmures furtifs ou de prestations de « fous chantants », non moins qu’à la perception d’explosions sous-marines. » (1)
Si le son- son réel, effectif, ou imaginé, entendu en mémoire-introduit à la connaissance d’une autre représentation, non visuelle, celle-ci est de nature réaliste, mais d’un réalisme paradoxal qui relie directement le réel à l’imaginaire, pour en amplifier la découverte.
Tout le film d’Apichatpong Weerasethakul explore et augmente ce paradoxe exposé et travaillé de part en part dans le récit. Dans Memoria, le son seul porte l’accès à la dialectique de I’ici et l’ailleurs, aux jeux de remémoration entre le présent et le passé. Dès le début du film, le son inaugural d’une explosion sourde, ouvre dans le tissu du réel un régime perceptif à une connaissance supérieure : celle d’une mémoire inquiète, saisie par l’énigme de l’intrusion récurrente d’un son venu d’ailleurs, signalant le possible d’une histoire à venir. L’intrusion violente du son – réel ou imaginaire-suscite chez le personnage principal du film, Jessica, une question lancinante : comment le retrouver, le décrire, le recréer, l’interpréter ?. La tentative de reconstituer le son mystérieux participe d’une redéfinition du réel, ainsi que d’une réalité historique, même si manifestement cette quête se situe dans le domaine de l’imaginaire. Cette recherche d’une identification sonore par sa recréation musicale, constitue l’un des fils narratifs du film, mobilisant le langage qui tente, à travers la déclinaison des descriptions, d’ approcher le continent du son opaque et a-signifiant par définition. Ce qui se rapproche peu à peu du personnage, ce que transporte le son et qui l’interpelle, c’est l’énigme d’un son- mémoire semblant remonter de la terre catafalque de corps morts du champ archéologique. Chez Apichatpong Weerasethakul, une véritable politique du son s’invente, au fur et à mesure où les personnages du film cherchent à se réapproprier une histoire, au fur à et mesure où l’Histoire ressurgit, dans l’évocation métaphorique de dictatures, de temps de guerre. Le film s’ouvre à d’autres mondes, d’autres temps, d’autres scènes et espaces qui coulissent, selon la verticalité d’un vertige continu. A ce titre, l’évocation de trouées, la multiplication des trous qui ponctuent le récit, dessinent de multiples passages, et des mises en correspondance entre le dehors et le dedans, le présent et le passé, déplaçant perpétuellement le centre de gravité du film. .
Le son relie imaginairement des temps et des sujets, dans l’ici de son écho, comme le travail du sommeil, ou de l’hypnagogie, accomplissent la mise en concordance des âmes. A l’instar des autres films d’Apichatpong Weerasethakul, tel Cemetery of Splendour, Memoria pose l’hypothèse d’une théorie de la mémoire comme une station radio. En se « branchant »littéralement, par contact et tension, de la main, au bras d’un personnage, Jessica écoute une histoire, entend des voix, entrant alors dans un dialogue souterrain, échangeant alternativement de position, reprenant la sienne, par un « effet transistor ».
Si le son a pour effet d’annuler toute distance, et d’instaurer un effet de réalité, le regard est ici ce qui introduit perpétuellement de la distance, déréalisant le récit, stylisant perpétuellement les situations. Le cinéaste n’assigne aucune place ni aucune position à ses personnages, préférant leur attribuer provisoirement un visage, un regard, condition de possibilité d’une analyse du réel. L’accueil et la porosité à ce qui vient est aussi est le mouvement inverse de ce qui est donné, redonné : le Monde.
1) Gunther Anders, « Philosophie du film sonore », (1929), Trafic, automne 2021, n°119, p.139-140.
Pascale Cassagnau