Premier projet
Ce n’est plus la peine de nous faire le cinéma de l’espoir socialiste. De l’espoir capitaliste. Plus la peine de nous faire celui d’une justice à venir, sociale, fiscale, ou autre. Celui du travail. Du Mérite. Celui des femmes. Des jeunes. Des Portugais. Des Maliens. Des intellectuels. Des Sénégalais.
Plus la peine de nous faire le cinéma de la peur. De la révolution. De la dictature du prolétariat. De la liberté. De vos épouvantails. De l’amour. Plus la peine.
Plus la peine de nous faire le cinéma du cinéma.
On croit plus rien. On croit. Joie : on croit : plus rien.
On croit plus rien.
Plus la peine de faire votre cinéma. Plus la peine. Il faut faire le cinéma de la connaissance de ça : plus la peine.
Que le cinéma aille à sa perte, c’est le seul cinéma.
Que le monde aille à sa perte, qu’il aille à sa perte, c’est la seule politique.
Deuxième projet
Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’ imaginaire.
C’est là sa vertu même : de fermer. D’arrêter l’imaginaire.
Cet arrêt, cette fermeture s’appelle : film.
Bon ou mauvais, sublime ou exécrable, le film représente cet arrêt définitif. La fixation de la représentation une fois pour toutes et pour toujours.
Le cinéma le sait : il n’a jamais pu remplacer le texte.
Il cherche néanmoins à le remplacer.
Que le texte seul est porteur indéfini d’images il le sait. Mais il ne peut plus revenir au texte. Il ne sait plus revenir.
Il ne connaît plus le chemin de la forêt, il ne sait plus revenir au potentiel illimité du texte, à sa prolifération illimitée d’images.
Le cinéma est épouvanté, il se bat lutte, s’essouffle pour trouver d’autres voies que la parole pour répondre à l’intelligence grandissante de son spectateur, pour l’appréhender et l’engouffrer encore dans ses salles de projection, pour qu’il consomme encore son produit.
Cela se voit. Le cinéma voit déjà le désert du cinéma devant lui. Opulent, milliardaire, le cinéma tente, à partir de moyens financiers qui concurrencent ceux des transactions pétrolières et de campagnes électorales, de retrouver son spectateur.
Les films baignent soit dans la beauté, soit dans le crime, le sang, les tueries, l’angélisme, l’exotisme prolétarien. Proust, Balzac, les scandales financiers, la patience des peuples, la floraison de la faim.
En vain.
Le cinéma n’arrive plus à répondre à la soif grandissante de connaissance de son spectateur.
Ce que le cinéma ne sait pas c’est que ce qui se passe au-dehors du cinéma rejoint ce qui se passe au- dedans du cinéma.
Que ce n’est pas, si milliardaire soit-il, que le cinéma peut rattraper l’intelligence qu’a le spectateur de la fabrication de ce cinéma.
Que l’inadéquation fabuleuse entre les moyens du cinéma produit qui en sort.
et son projet frappe dorénavant de mort le Que c’est pareil.
Que la fabrication du film, c’est déjà le film.
Le refus devient indivisible et total. Le spectateur, de plus en plus, n’entre plus dans la salle. Il sait à l’avance que le produit qu’on lui propose est verrouillé dans le milliard, bâtard, pollué par les conditions mêmes de sa fabrication.
Le refus se connaît comme tel, il est sorti de l’asphyxie des consignes militantes de tout bord. Il est libéré.
Le spectateur ne casse plus les vitrines. Il passe. Il reste dans la rue, plutôt que d’entrer.
C’est tout.
La masse malade, atteinte de calme, de digestion continue, entrera encore dans la salle, mais seule, dorénavant.
Elle subira le film, sans lendemain, sans écho. Une pierre dans un puits.
Il y a longtemps maintenant que beaucoup ont quitté le cinéma.
C’est pour ça qu’on en fait.
Textes extraits du livre de Marguerite Duras, Le Camion, Editions de Minuit, 1977.