Pour vivre hors-la-loi, tu dois être honnête

kramer.jpg
Texte de Robert Kramer, 1993

 

Le « film documentaire» – expression pratique et bon exemple de la façon dont les idées reçues, les vieilles étiquettes font leur chemin – est la branche du cinéma qui se montre tant soit peu vivante ces temps-ci. Si vous allez dans un festival spécialisé dans ces films construits sur une expérience directe, vous constatez qu’il y a là plus de réflexion sur le cinéma que dans tout le lot de la grosse tombola de Cannes par exemple. Qu’est-ce que faire un film, quelle est la relation entre le film et le monde, entre l’image et ce qu’elle représente, etc. ? Tous ces problèmes sont présents. Ces cinéastes-la, confrontés a la confusion (« qu’est-ce que c’est que ce réel ? qu’est-ce qu’il faut dire ? quelle est ma relation à ce que je vois là ? comment puis-je vous montrer ça ? »), ces cinéastes, qui opèrent généralement sans grands moyens, sans protection, et qui sont pris dans des situations qui ressemblent aux vraies conditions de vie, sont obligés de se colleter avec des questions essentielles et mystérieuses…

Questions essentielles et mystérieuses…

Oui. Vous pouvez croire que cette vitalité est là justement parce que, en matière de télévision et de récit filmé, tout le monde connaît les règles de construction, grosso modo ce qu’il y a à dire et comment faire pour le dire. Il n’y a vraiment là aucune question qui se pose, mystérieuse ou autre, il y a plutôt démonstrations. Ce à quoi on doit s’attendre (n’est-ce pas la définition même du bon produit ?) ne saurait faire question.

Jusqu’à ce que ça m’atteigne, ça doit être impeccable, sans couture, si bien étudié et désigné pour faire ce que ça fait, qu’il n’y a aucun lieu d’y résister. Son but, c’est de s’imposer de soi-même. De se rendre indispensable. De fait, « télé-visuel » veut dire « séparer de son contexte (1), réduire le champ, simplifier, faire affiche », alors que le récit filmé recycle les idées familières et les émotions dont on sait depuis toujours qu’elles tirent des réactions prévisibles aux spectateurs humains.

Les raisons de tout cela – pourquoi la télévision est comme elle est, pourquoi nous continuons à raconter toujours les mêmes histoires – n’ont pas grand chose à voir avec les films eux-mêmes. Les films reflètent l’état des choses, cette bizarre impasse du Pouvoir lui-même. Reste que les questions essentielles, mystérieuses, celles qu’il convient de se poser, sont justement celles qui sont écartées du design (de plus en plus inévitable) du produit filmé habituel.

Les questions essentielles, mystérieuses sont précisément celles auxquelles nous ne connaissons pas les réponses. Ou peut-être ce sont celles que nous ne savons même pas pouvoir poser. Ou peut-être ne savons-nous pas comment les poser. Parce que, si nous les posons dans la forme familière (peut-être la seule forme dont nous disposons vu le langage que nous parlons et que nous utilisons pour voir), les réponses tendront toujours à venir de la même manière, les mêmes réponses familières. Or ces questions (si nous parvenons à imaginer comment les poser) sont celles qui se pressent aux murs de notre prison.

Les murs de notre prison ?

Ce que je veux dire, c’est que le Réel, l’image du Réel est une construction. Notre construction. La construction de quelqu’un. Disons, pour l’heure, que « le monde dans lequel nous vivons » peut être décrit comme une sorte de studio de cinéma, bourré de décors (appelons ça le Studio Cinéma de la Réalité, The Réality Film Studio), et chaque décor est accompagné des indications nécessaires à bien comprendre ce que nous voyons là, comment s’en servir, et comment en tirer parti. Qui a construit le studio, qui en assure la maintenance, pourquoi ? Qu’est-ce qui est arbitraire ou contingent dans sa construction ? Qu’est-ce qui correspond a une nécessité (atomique, génétique. cellulaire, biologique, psychologique, écologique, économique, etc.). Quels aspects de sa conception correspondent à notre intérêt mutuel ? Quelle part profite seulement à une minorité ? Comment prenons-nous connaissance des aspects qui ne sont pas vraiment nécessaires ? A quel degré d’égoïsme, par exemple, peut-on renoncer sans dommage, ou quel degré d’altruisme est suicidaire ? Dans quelle mesure quelqu’un peut-il abandonner (apprendre à abandonner ?) les soi-disants fondements de l’identité : race, famille, nation, religion, etc. ? Et pour les remplacer par quoi ? Quelles autres voies y a-t-il pour décrire sa relation avec un environnement ?

Ce sont là mes questions et naturellement il y en a bien d’autres du même ordre. Mais le témoignage est massif. Les témoins sont aussi variés que la physique atomique, la neurologie, la psychologie, l’anthropologie, le marxisme, le bouddhisme, chacun évoque une façon d’éprouver le réel comme non-substantiel, complexe, fragile, et lié au besoin qu’a quelqu’un de le sentir (de le définir, de le voir) de cette façon-la et pas autrement. Le double-jeu entre ce qui est nécessaire et ce qui est arbitraire dans ces constructions est la source de toutes les histoires.

Mais, pour ce qui concerne les films, il faut remarquer que le travail intéressant, le travail tant soit peu vivant se fait dans les cas où le réalisateur, et le film lui-même, se collettent à ce genre de questions. Se collettent, littéralement, au mur qu’il y a entre nous et ce qui semble être là.

Une des raisons du regain du « documentaire » ces temps-ci, c’est que, par sa relation inconfortable, mal commode avec « le réel », il est beaucoup plus impliqué, absorbé et même étranglé par le genre de problèmes que j’évoque. C’est là sa chance d’être intéressant, de pouvoir suggérer et vibrer. Il a plus de chance de montrer de brefs et denses moments de complète liberté. Des moments qui sont des percées dans les murs de la prison où nous vivons et que nous nous sommes en partie créée. Ces moments adviennent lorsqu’on éprouve la fraîche impression de voir pour la première fois, une fraîcheur comme celle d’une fenêtre qu’on ouvre dans une chambre de malade.

Ce qui est vrai du « documentaire » est vrai de tout travail cinématographique qui établit cette relation confuse, trouble et troublante avec « les choses comme elles sont ».

Le fait de se sentir au milieu de choses qu’on peut aisément définir (qui joue et qui est « réel » ? qui contrôle ? qu’est-ce qui a été prévu, qu’est ce qui a été trouvé ? qu’est-ce qui est tournage, qu’est-ce qui est montage ? qu’est-ce qui est choix ou bien hasard ?), le fait de prendre littéralement comme sujet la relation au monde qui nous entoure fait accéder ce genre de réalisation à un riche territoire. Un film de ce type a une relation asynchrone, voire antagoniste, avec le Pouvoir et l’un de ses composants majeurs, la télévision. Comment en irait-il autrement ? Son atmosphère est essentiellement ambigüe, alors que le Pouvoir dicte « ça, c’est ça, point à la ligne ! » Vu les conditions de production (qui fonctionnent comme un système de contrôle), ce genre de réalisation est inévitablement renégate et hors la loi. C’est tout aussi vrai par rapport aux histoires de long métrage, qui se présentent comme la flotte du Réality Film Studio, énormes bateaux lisses labourant les mers épaisses, déplaçant l’eau plutôt que se mouvant avec elle, s’imposant de tout leurs poids dans l’étroit sillon qu’ils découpent… Des films (et leurs fabricants) méticuleusement planifiés et assemblés, dont les qualités ont été sélectionnées par une féroce compétition pour des ressources insuffisantes, et qui presque invariablement réaffirment l’immuabilité des choses, du moins des choses comme on croit qu’elles sont. C’est normal : ils représentent le Studio Cinéma de la Réalité.

(traduit de l’américain par François Niney)

(1) Ce qu’écrit ici Robert Kramer évoque le pamphlet du journaliste George Trow Contexte sans contexte : « La télévision travaille à établir des faux contextes et à tenir la chronique du déshabillage des contextes existants ; en fin de compte, à établir un contexte sans contexte et à en tenir la chronique» 1980, traduction française Fayard, Paris, 1999 p.80).

Source : texte écrit en juillet 1993 à l’occasion d’une programmation du GNCR (Groupement national des cinéma de recherche) sur le thème « Dans le réel, la fiction », Paris.

Aucun article à afficher