Méditerranée

Texte de Philippe Sollers pour la voix off du film de Jean-Daniel Pollet, 1963

Une mémoire inconnue fuit obstinément vers des époques de plus en plus lointaines.

L’impression d’ancienneté augmente.

Pays multiples faussement endormis.

Et tout à l’air réglé du dehors infailliblement.

Et toujours cette montée d’immensité à l’intérieur,
cette montée de mémoire flottante.

On croit retrouver, survoler dans le noir un lieu d’autrefois.

On y est, maintenant, on y marche.

Une nuit, un aveuglement croissant.

Est-ce par là que l’on doit entrer ?
Est-ce là que l’on habitait sans le savoir ?

Un endroit où l’on aimait se cacher, s’arrêter.

Tout se fait horizon,
tout se rapproche,
tout se hante.

Sommeil par effacement,
région des passages et des doubles et des choses vues sans vision.

Cependant en retrait,
derrière le rideau, où il est encore interdit d’aller,
l’accumulation de mémoire se poursuit,
monotone, ancienne.

Un spectacle dont on sait bien,
pourtant,
qu’il ne viendra pas du dehors.

Tout doit changer de dimension,
la moindre chose,
ailleurs,
est aussi vaste que la plus vaste.

Cela continue donc depuis des milliers d’années,
on est pris dans ce théâtre de milliers d’années.

On est dans ce travail millénaire, incessant, l’une après l’autre les pièces du jeu sont reprises, elles seront relancées, autres et les mêmes, de la même façon et différemment.
Tandis que très haut, échappant au jeu, on dirait qu’un silence massif indique le nord.

Rien n’est fermé,
bien sûr,
dans ce glissement sourd.

Mais si l’on était regardé,
conduit progressivement en aveugle à travers chaque première vision erronée.

Mais si non pas seulement un témoin mais une foule invisible vous regardait.

Si,
en même temps,
quelque part,
dans un quelque part inimaginable,
quelqu’un se mettait tranquillement à vous remplacer.

Si les rôles étaient redistribués.

Rien n’est fermé dans ce glissement dont la blancheur s’assourdit,
s’accentue,
chaque surface possible ici devient transparente,
ouvre sur des tableaux imprévus,
oubliés,
ramenés en silence par cette mer blanche.

Tableaux ramenés et lentement rapprochés les uns des autres, emboîtés les uns dans les autres,
silencieusement.

Si en même temps quelque part, quelqu’un se mettait tranquillement à vous remplacer.

Rien n’est fermé, dans ce glissement sourd,
on est dans son reflux.

Les pièces du jeu sont reprises,
elles seront relancées,
autres et les mêmes,
de la même façon et différemment.

Dans cette oscillation,
cette marge,
à nouveau l’indication aveugle que la moindre choses est aussi vaste que la plus vaste.
Que le point de vue se situe également partout.

Tableaux ramenés et lentement rapprochés les uns des autres,
emboîtés les uns dans les autres,
silencieusement.
Avec la sûreté de l’habitude,
de la distraction.

L’accumulation de mémoire se poursuit,
monotone.

Mais si l’on était regardé,
rien ne parle plus,
mais c’est une sorte de parole tacite,
arrêtée,
endormie juste avant la parole
qui ne peut traverser ce champ où elle est freinée.

Parole enfermée,
basculant en surface.

Au vu de toute une foule calme,
invisible.

Douleur dissimulée dans des paysages qu’on traverse sans pouvoir les atteindre.

Au vu de toute une foule calme,
invisible.

Conduit progressivement en aveugle à travers chaque première vision erronée.

Douleur dissimulée dans des paysages qu’on traverse sans pouvoir les atteindre.

Le rapport se fait plus étroit,
plus rapide.

Eléments neutres,
se tressant et se refermant avec une acuité décisive,
évoluant ensemble vers un accord contrarié et sourd.

On est maintenant de plus en plus remplacé par un mouvement clair et sûr.

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Le trait est tiré,
derrière le rideau,
où il est encore interdit d’aller,
dans le suspens de la conjonction,
de la juxtaposition finale.

Rien ne parle plus.

Contre toute attente,
un reflux irrésistible,
un recommencement plus lointain,
le mouvement,
décollé de lui-même,
distribue maintenant les distances et les rôles,
de l’autre côté,
continue dans la trame sa fonction inlassable.

Aujourd’hui,
autrefois,
ailleurs.

Tandis qu’une clarté,
un réveil aveuglant, déborde et recouvre tout en silence,
où l’on n’est plus qu’un point de plus en plus perdu et lointain.

 

Lire un dossier autour du film Méditerranée.

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