
Le quatre avril 2015 on a célébré le cent et unième anniversaire de la naissance de Marguerite Duras, thaumaturge de la parole qui a su laisser l’empreinte de sa voix sur les images d’un siècle violemment révolu.
Duras nous livre le récit d’un homme magdalénien qui, face à l’océan, saisit l’image de sa main, acte subversif, pour la cinéaste, d’une quête d’identité : Il « est venu seul dans la grotte » — l’alibi est juste —, « toutes les mains ont la même taille », « et il a crié » en se définissant par ce cri, car il appelle celle « qui es[t] nommée », Marguerite, celle « qui es[t] douée d’identité » (Duras 2002, p. 1756), pour lui proclamer son amour à travers le temps.
Trente mille ans séparent les deux protagonistes de cette fiction heureuse, et là où l’homme magdalénien se situe lui-même au centre d’une vision du monde déjà très développée, à travers l’image à ce moment de la haute préhistoire, Marguerite, avec des traces similaires, filme anonymement, d’un long travelling dans les rues de Paris, le passage d’individus qui, sans le savoir, se trouvent au seuil d’une époque sans précédents dans l’histoire de l’humanité. Explicitons certains points de la genèse du film afin de souligner l’importance qu’aura la mise en parallèle de ces deux moments dans l’histoire de nos représentations.
Les mains négatives a été réalisé avec des chutes du Navire Night, c’est-à-dire avec des images non utilisées dans le montage de ce film. Le Navire, dans la filmographie de Duras, garde une étroite correspondance formelle avec India Song, chef-d’œuvre d’une mise en scène à peine suggérée, dans laquelle des personnages ébauchés sous l’angle du récit durassien déploient l’histoire en l’évoquant seulement par des voix qui dialoguent, par des cris, par de brèves apparitions, comme des personnages fantômes qui seraient retournés à l’endroit où les faits ont eu lieu ; ces traits stylistiques qui, à juste titre, ont été qualifiés comme ceux d’un cinéma de la distanciation, en lien avec des postulats brechtiens, ont valu à l’auteure d’entrer définitivement dans l’histoire du cinéma. Malgré cela, Navire Night — basé sur un récit plus intime et moins complexe que celui d’India Song, ne se prêtait peut-être pas au même traitement. L’histoire, en étant condensée sur deux personnages en quête d’amour qui font connaissance dans un contexte assez particulier, manquait du relief dramatique du film précédent. Voici la note d’intention qui accompagne la distribution du long-métrage :
« Chaque nuit à Paris, des centaines d’hommes et de femmes utilisent l’anonymat de lignes téléphoniques non attribuées qui datent de l’occupation allemande, pour se parler, s’aimer. Ces gens, ces naufragés de l’amour, du désir, se meurent d’aimer, de sortir du gouffre de la solitude. »
Duras, qui avait eu bien du mal à finir le film, fut énormément déçue à la vue du résultat. Cette déception est pourtant à l’origine des Mains négatives, qui au-delà de son apparente improvisation, allait renouveler l’intention du Navire tout en donnant une réponse urgente à une donnée imprévue à laquelle elle avait été confrontée lors du tournage. Dans ces images de la nuit à l’aube d’un matin du mois d’août 1979, Duras prenait conscience de ce qu’elle allait dénoncer comme une « donnée coloniale » :
« Il y avait énormément de Noirs qui nettoyaient les trottoirs, la rue, les caniveaux. Il y avait des femmes de ménage portugaises — ça se devinait, elles ont une allure à elles — qui sortaient des banques, des cafés, et tous ces gens-là on le savait, allaient disparaître dans l’heure qui venait et nous laisser la place, à nous » (Duras et Noguez 2001, p. 178)
Elle décida donc de réinvestir la structure dramatique du Navire night qui dans la minute 29 nous donne la clé narrative des Mains négatives :
« — Les gens qui crient la nuit dans le gouffre se donnent tous des rendez-vous. Ces rendez-vous ne sont jamais suivis de rencontres. Il suffit qu’ils soient donnés.
— C’est l’appel lancé dans le gouffre, le cri, qui déclenche la jouissance.
— C’est l’autre cri. La réponse.
— Quelqu’un crie. Quelqu’un répond qu’il a entendu le cri, qu’il lui répond.
— C’est cette réponse qui déclenche l’agonie. » (Duras 2002, p. 1366)
Le choix du personnage du nouveau film ne pouvait être que celui de l’homme des cavernes magdaléniennes, comme un choix de caractère politique. Le rapport qu’elle établissait entre elle-même, écrivain d’une culture dominante, et l’homme de la préhistoire au moment où celui-ci se définissait lui-même par la prise en main de son destin à travers l’image, était une façon de rendre hommage à « cette humanité-là qui peuple les grandes cités de l’Occident, le matin » (Duras et Noguez 2001, p. 178), et aussi une façon à elle d’expérimenter le même gouffre de solitude que celui que ses personnages ont vécu dans le Navire. Solitude revendiquée aussi, dans Les mains négatives, par le cri :
« Je suis celui qui appelle
Je suis celui qui appelait qui criait il y a trente mille ans
Je t’aime
Je crie que je veux t’aimer, je t’aime
J’aimerai quiconque entendra que je crie » (Duras 2002, p. 1400)
Plus qu’un recours stylistique, Les mains négatives déployait de manière exponentielle, par ce motif, le constat qu’elle a tiré de celles qui pourraient être, sans doute, les plus simples et les plus terribles images de l’histoire du cinéma. Le tournant du film, l’importance qu’a pris le récit à côté des images saisies du réel, investies par un propos qui pourrait paraître au premier abord n’avoir aucun lien avec ce que l’on voit — un propos soutenant par sa force diégétique la lente progression de l’aube, non seulement du petit matin de 1979, mais d’une nouvelle époque de l’humanité —, la faisait basculer d’un cinéma de la distanciation brechtienne à un cinéma de la disjonction isouienne, et à son renversement de la hiérarchie de la forme cinématographique ‘figure/fond’ : ‘image/son’, en proposant dès 1951 le rapport contraire ‘son/image’. Structure qui peut être mise en parallèle avec les premières lignes du récit de Duras : « l’homme seul dans la grotte a regardé/dans le bruit/dans le bruit de la mer/l’immensité des choses » — regard épanoui grâce au son de la mer. Le spectateur averti, qui ne sera pas troublé de ne pas voir une seule main négative durant tout le film, regardera dans le son du récit, comme élément privilégié du film, dans la voix de Marguerite, l’immensité du temps, à l’aube d’un jour de 1979, dans un Paris où quelques ombres annoncent déjà les grandes migrations vers les capitales d’un monde à l’économie globalisée.
Si l’impact grandissant du film de Marguerite Duras est dû à la confrontation entre les origines de nos représentations que laissent entrevoir les peintures rupestres et le paroxysme des représentations auquel l’individu du XXIe siècle s’adonne activement à l’intérieur d’une nouvelle économie de l’image dont il est devenu lui-même la marchandise, l’intuition du récit de Duras tire sa puissance du regard dont son interlocuteur est porteur. Regard qui est au cœur d’une nouvelle proprioception, d’une nouvelle manière de se penser dans le monde : « Je suis quelqu’un je suis celui qui appelait / qui criait dans cette lumière blanche / Le désir / le mot n’est pas encore inventé / Il a regardé l’immensité des choses dans le fracas des vagues, l’immensité de sa force / et puis il a crié / Au-dessus de lui les forêts d’Europe, sans fin » (Ibid., p. 1401).
Se refléter dans un monde qui est déjà l’image de sa propre force, en éprouver l’étendue, ressentir le poids d’un mot pas encore inventé : le désir, telle est l’image qui souligne l’importance de cette impression unique qui est la main négative, en ce qu’elle engage le corps de l’individu se positionnant face à une surface dans l’instant d’un geste dont la réflexivité articule une nouvelle conscience, la conscience de soi dans le monde.