L’enfance de l’art

Texte de Cyril Neyrat, 2012

Devant certains films, on ne voudrait d’abord qu’acquiescer et remercier. Oui. Merci. Puis on se dit qu’il vaut la peine d’aller plus loin, de questionner cette évidence, cette intuition que s’y joue quelque chose d’essentiel. L’essentiel du cinéma, l’essentiel de la vie.

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Des notes de Jean Laube comme du journal romain de Raphaëlle Paupert-Borne ressort l’importance du premier travail consistant à « mettre du son sur les images ». Ce geste semble avoir été décisif quant à la possibilité même de faire un film. Car on n’approche de telles images que dans la crainte et le tremblement. Quand on les retrouve, longtemps après les avoir faites, ce ne sont pas des images, mais des traces, des vestiges : la matière même de la douleur, de l’amour, de Marguerite disparue. Terrible mélancolie de la trace cinématographique : parce que quelque chose de la vie est passé dans l’image, la voir c’est faire l’expérience d’une résurrection impossible, le simulacre de présence ravivant la douleur de l’absence. Pour que ces traces deviennent images, matière cinématographique manipulable, il fallait qu’un premier geste, sans les toucher encore, sans les altérer, les affecte : le geste de coucher des pistes sonores sur les plans muets. On regarde, on écoute, et on constate que, loin de se recouvrir, son et image se rencontrent, par endroits se touchent, et qu’ils sont tout émus, touchés d’ainsi se découvrir.

Assister à la rencontre de ces images et de sons couchés sur elles, c’est assister au miracle du cinématographe, tel que Robert Bresson l’a résumé : « Aujourd’hui, je n’assistai pas à une projection d’images et de sons ; j’assistai à l’action visible et instantanée qu’ils exerçaient les uns sur les autres et à leur transformation. La pellicule ensorcelée. » La vérité du cinéma est ce mystère : comment un son métamorphose une image, la change en une autre image, autre et plus riche que la simple addition du visible et du sonore. Mystère de l’invisible qui jaillit de la rencontre et se dépose dans le visible comme un supplément qui l’excède et l’ouvre au dehors. Touchée par un son, une image devient plus qu’elle-même. Elle n’est plus seulement cette trace, ce pauvre lambeau, peau morte tombée d’une vie consumée, emportée par le temps. Elle est le lieu d’une naissance, d’un jaillissement.

Dès lors tout devient possible. On peut toucher, manipuler la matière filmique : couper, éliminer, remplacer. On peut déplacer les sons et les images pour tenter d’autres transformations, ou au contraire ne rien toucher car on a trouvé, au premier coup de dés, le juste accord : « images et sons comme des gens qui font connaissance en route et ne peuvent plus se séparer », écrit Bresson.

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On reconnaît souvent les grands films à notre incapacité à dire de quoi ils parlent, à formuler leur sujet, sinon par une énumération de notions vagues et insatisfaisantes. Quant à Marguerite et le Dragon, coupons court en disant simplement que c’est un film d’amour. Trop simple ? Si, selon Max Ophuls, le bonheur n’est pas gai, disons que le simple n’est ni facile ni ordinaire. Peu de films atteignent comme Marguerite et le Dragon au simple du cinéma.

Le simple du cinéma, cela peut être un emploi immédiat de ses moyens, une manière de risquer la caméra au présent de la vie, sans autre projet qu’être à la hauteur du moment unique qui passe et ne se répétera pas. Aucun des plans composant Marguerite et le Dragon n’a été tourné en vue d’un film : images prises « sur le vif », hors de toute idée préconçue, sans qu’aucun principe unificateur ne préjuge de leur forme, de leur allure. Chaque plan a été réalisé pour lui-même, avec pour unique raison d’enregistrer et donner forme à un instant de vie. Le simple est ainsi une solitude et une pauvreté matérielle, celle dont on qualifie souvent trop vite de telles images, négligeant la richesse intérieure dont cette pauvreté n’est pas le masque, mais le visage et la condition. Pauvres images solitaires, qui ne doivent leur existence à aucun glorieux projet, à nulle ambition d’oeuvre, qui ne sont pas apprêtées pour jouer leur rôle dans un spectacle, pour être exhibées. Images pudiques, qui ne voulaient pas être exposées. Cette pauvreté, cette pudeur, font leur dignité et leur beauté. Leur solitude est leur grandeur.

Pour autant ces images n’ont pas été réalisées au hasard, « à la volée ». Durée, valeur, position de la caméra : tous les plans ont une justesse qui témoigne d’un soin, d’une attention et d’une familiarité d’artiste au faire du cinéma. Mais leur qualité propre est autre, elle tient à l’intensité de la présence, à la densité affective qui les fait tenir et vibrer tout au long du film. D’où vient cette qualité ? De la maladie et de la menace qu’elle fait peser sur le présent. La possibilité de la mort a chargé le moindre plan de Marguerite d’un surcroît d’intensité, d’une vitalité supérieure. C’est pourquoi le film est animé d’une vibration qui le porte au-delà de l’ordinaire mélancolie du cinéma. Filmer Marguerite ne répondait pas seulement au besoin de garder des traces ; c’était aussi engager le cinéma dans un désir d’embellir la vie, de l’intensifier dans le temps même de son passage. Cette motivation double explique l’ambivalence si troublante des plus beaux plans – leur éclat voilé. Ces plans sont à la fois des blocs de présent d’une rare intensité, d’une vitalité éclatante, et des vestiges du passé, des images-mémoire d’un temps révolu. Ils rayonnent, mais d’un rayonnement tamisé, recouvert et retenu par un voile de deuil et de mélancolie.

Un éclat voilé : traduction, dans le sensible, de la définition de l’aura par Walter Benjamin : « unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Le plus bouleversant, pour le spectateur, est de sentir Marguerite si proche et de la savoir si loin. Il se console en se rappelant que l’aura est une promesse d’éternité, qu’elle accorde à Marguerite sa place au paradis des images, parmi les étoiles, stars ou anonymes, de la longue histoire de l’art du portrait.

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La séquence des soins à domicile n’est si émouvante que parce que tout y est juste : d’abord la place de la caméra, puis la durée des plans, le rythme donné au montage à l’action et à l’émotion, mais aussi la manière dont chacun se prête au jeu parce qu’une caméra a su se poser au bon endroit. Jeu ô combien sérieux, mais jeu quand même. Marguerite fait l’éléphant avec son ami médecin, qui fait le serpent.

Chats, poule, jars, moutons, éléphant, serpent, cheval… le bestiaire, réel et imaginaire, ne cesse de s’enrichir jusqu’à faire passer dans le film un sentiment édénique, le parfum d’un paradis perdu dont l’alliance de l’enfance et du cinéma nous accorderait le souvenir à défaut de nous y ramener.

Cinéma de l’enfance, enfance du cinéma : une manière d’être et de percevoir qui fait du monde un jardin.

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Tout film est un organisme, la plupart sont morts et peu de films sont aussi vivants que Marguerite et le Dragon. La vie d’un film tient aux relations instaurées entre les éléments qui le composent. Si Marguerite et le Dragon est si vivant, c’est qu’il n’est fait que de relations. La peur de la séparation et le souci de vivre bel et bien font de chaque plan, même le plus simple plan de Marguerite seule, l’image d’une relation. Relation dans l’image, entre Marguerite et le monde, humains, animaux, objets ; relation de part et d’autre de la caméra, entre la vie qui passe devant et l’être qui filme et, filmant, donne forme à la relation et la conserve. Ce film balaie l’idée courte et répandue selon laquelle on ne pourrait vivre et filmer en même temps – il faudrait choisir, car le filmeur se coupe de la vie. Certes, face à l’ordinaire des films de famille, on se dit souvent que celui qui filme aurait mieux fait de poser sa caméra et de vivre directement le moment. Marguerite et le Dragon prouve le contraire : filmer, ce peut-être intensifier et sculpter la vie qui entoure et traverse le filmeur. À une condition : que celui qui tient la caméra ne filme pas seulement des choses, des objets individués, séparés, mais aussi des relations – notamment celle qui l’inclue en permanence dans l’image comme le pôle invisible d’un échange, d’un partage du temps vécu à deux, à trois, à plusieurs.

Relations dans l’image, relations entre les images. « Une affaire d’agencements », comme Pollet le fait dire à Michael Lonsdale au début de Dieu sait quoi. Pauvres et seules, ces images sont libres et ouvertes aux rencontres les plus inattendues. Faire un film digne de ces images, c’est trouver l’agencement qui les accorde entre elles sans les priver de leur liberté. C’est composer un tout dont les parties soient solidaires et autonomes. C’est pratiquer un montage qui fasse récit sans enchaîner les images.

On mesure aisément la difficulté de « monter » de telles images pour les parents de Marguerite. Comprendre cette difficulté, c’est aussi comprendre la nécessité du montage. Seules, non agencées, ces images sont mortes. Quoiqu’elles montrent, elles ne font que dire et redoubler la mort et la séparation. Seul le montage donne vie aux images. D’une part en instaurant entre elles des relations – résonances, contradictions, etc. – d’autre part en libérant la vie enregistrée, en réserve dans chacune d’elles.

Mais tous les montages ne donnent pas vie aux images. Certains les tuent une seconde fois, les achèvent. Trop souvent au cinéma les images naissent et meurent esclaves d’un récit imposé : tous les plans se valent, leur valeur se mesurant au seul critère de leur efficacité narrative. Si le montage de Raphaëlle Paupert-Borne et Jean Laube préserve la singularité des images et les anime, c’est avant tout parce qu’ils ont su, d’un geste simple, les libérer de la corvée de raconter l’histoire. Deux phrases, au début du film, règlent la question du récit : Marguerite, malade, est morte à l’âge de six ans. Le récit est donné, l’issue connue. Certes, il aurait été odieux, obscène, de jouer le jeu de la chute, d’user d’un chantage narratif à l’issue, fatale ou non, mais certains, dans des cs comparables, n’ont pas eu ces scrupules. Rien de tel ici, au contraire : délestées des corvées narratives, les images sont autorisées à n’être qu’elles-mêmes, pour elles-mêmes, chacune racontant sa petite histoire, chacune déployant sa plénitude sensible pour entrer en relations, résonner, correspondre avec les autres sur un mode poétique. Le montage, entendu non comme raccordement mais comme agencement des plans, crée des mouvements circulaires qui contrarient la course tragique vers la fin annoncée. Une circularité poétique s’oppose à la linéarité narrative. Si le récit est tendu vers son terme, la composition détourne les images de cette fin, les tourne vers un centre invisible, chaque image prenant place à égale distance de ce centre comme les étoiles d’une constellation.

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Tournées ensemble vers le centre : con-verties. La conversion poétique est celle du hasard en nécessité. Chaque détail, le moindre geste, la moindre intonation de voix ou de regard fait signe, entre en résonance, en amitié avec l’ensemble. Tout parle de Marguerite, tout aime Marguerite, tout célèbre sa vie et pleure sa mort. Chaque phrase prononcée devient oracle, sésame d’un conte merveilleux. Même Pascal Obispo devient émouvant – générosité, grâce du cinéma. Il l’est parce que Marguerite danse et que le cinéma se fait chorégraphie, insensiblement dirigée depuis le centre qui « est partout et nulle part ».

Ce centre n’a pas de nom comme le film n’a pas de sujet, en tout cas pas à la manière du sujet d’un documentaire, qui le fige et fixe en un sens unique. Le centre tient lieu de sujet, c’est le site d’une animation, d’un mouvement, précisément d’un ensemble de mouvements composés : mouvements des corps, élans du cœur, relations entre Marguerite et ses parents, battement de la vie et de la mort, de l’enfance et du monde adulte. La plus juste image de ce centre est peut-être celle d’un cœur qui bat : une pulsation qui fait circuler les émotions et la pensée dans le corps de l’oeuvre.

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« Ce film est une petite maison pour Marguerite, un endroit doux pour la rencontrer. » La voix off initiale nous invite à filer une autre métaphore, architecturale plus qu’organique. Monter le film, agencer les plans, c’est construire la maison. Gilles Deleuze et Félix Guattari emploient la même métaphore pour penser la création artistique. Toute œuvre d’art, écrivent-ils, est composée de trois éléments : la chair, la maison et l’univers. La maison est l’élément décisif qui fait tenir la chair du sensible et l’ouvre sur le dehors, la met en relation avec le monde, le cosmos. Sans doute Raphaëlle et Jean ont-ils eu le sentiment, en travaillant au montage de Marguerite et le Dragon, de construire une maison pour Marguerite, d’agencer les plans, visuels et

sonores, comme des pans – sols, murs, toits, et l’on pourrait se demander quels plans sont le sol, quels autres les murs, le toit, les fenêtres ou la porte… L’air et la lumière circulent-ils bien dans la maison, pas de pièce trop sombre ou qui sente le renfermé ? Il est beau que la pratique des artistes rencontre la pensée des philosophes et confirme ainsi leurs intuitions.

Godard conclue Histoire(s) du cinéma sur l’idée du cinéma comme « abri du temps », en jouant sur l’ambiguïté du génitif : abri contre le temps, sanctuaire préservé de ses ravages, lieu de mémoire contre l’oubli, mais aussi abri pour le temps, maison où conserver des moments, des durées, mausolée de la « momie du changement », selon la belle définition du cinéma par André Bazin. Peu de films font éprouver comme Marguerite et le dragon la vérité ambivalente de la formule godardienne. D’une part le film conserve et restitue des instants, des temps de vie – ce que fait éprouver douloureusement, par contraste, le bref montage de photographies qui interrompt l’agencement des plans : ces images fixes, sans durée, sont un violent rappel de la mort, de la séparation, de l’absence. Mais, d’autre part, la « petite maison » est un espace-temps soustrait au temps, un refuge contre l’usure et l’oubli, une conjuration de l’absence. Dire que la « petite maison pour Marguerite » est « un endroit doux pour la rencontrer », c’est affirmer le mystère de sa présence dans le film, la possibilité d’y être en sa présence, dans un suspens du temps, toute distance et séparation abolies.

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« Un endroit doux » : cabanes de l’enfance, suspendues dans les arbres, tapissées de mousse. On pense au travail de Raphaëlle Paupert-Borne et Jean Laube – ils vivent ensemble mais chacun fait œuvre singulière. Leurs chemins respectifs se sont unis pour réaliser Marguerite et le Dragon, leur manière de pratiquer le cinéma hérite de leurs travaux de peintres et de sculpteurs.

Les Boîtes de Jean Laube, au départ maquettes miniatures pour des peintures recouvrant les murs d’espaces à parcourir, sont devenues œuvres à part entière ; elles évoquent certains dispositifs optiques de la préhistoire du cinéma. Le spectateur est invité à saisir une boîte et y coller son œil pour découvrir un « espace mental, poétique, commun, remémoré, intériorisé », écrit Jean Laube. Il parle d’un travail sur « l’espace du dedans » et évoque le temps de l’enfance comme celui d’un repli sur soi, d’un temps pour soi, sculpté par le jeu. Les Boîtes sont du temps plié, replié, du temps qui a trouvé consistance et forme, qui a « pris » : belle et juste définition du cinéma, et Jean Laube dit avoir retrouvé ces sensations en cherchant à assembler les plans visuels et sonores de Marguerite et le Dragon. Au-delà des Boîtes, tout l’œuvre peint et sculpté de Jean Laube est affaire d’agencement de plans, de manipulation de matériaux volontiers pauvres : plans et temps pliés, repli sur la temporalité de l’enfance.

Quant à la peinture de Raphaëlle Paupert-Borne, la part de l’enfance y saute aux yeux : chaque paysage retrouvé, chaque lieu saisi dans l’instant d’une lumière, d’une émotion, d’une disposition des couleurs, n’est peut-être que l’éclat – fragment et scintillement – d’un unique paysage premier, invisible mais imaginable. Prolifération des images dans le retrait du paysage d’enfance. Raphaëlle Paupert-Borne a eu ce geste paradoxal de dessiner le story-board de Marguerite et le Dragon longtemps après la réalisation des images qui le composent : pendant le montage, comme un aide-mémoire pour faciliter la composition du film. Jamais peut-être n’est apparue avec cette évidence la singulière alliance, dans son dessin, entre maîtrise de la composition et spontanéité enfantine des figures. Comme si une innocence, une enfance du dessin devait toujours l’emporter sur le savoir conscient des adultes. Est-il exagéré de penser que Raphaëlle a dessiné le story-board à la place de Marguerite, comme Marguerite l’aurait dessiné ? Sans doute pas. Ce story-board paradoxal d’un film imprévu prouve s’il en était besoin que Marguerite et le Dragon a retrouvé l’enfance du cinéma.

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La séquence des soins révèle un autre aspect du mystère amoureux du cinéma : sa capacité à instituer une scène, à ouvrir un espace-temps de jeu, de partage de gestes, d’affects et de pensées qu’aucun scénario n’a prévu, qui sont là sans le cinéma, avant lui, mais qu’il sait voir, rendre visible par sa seule présence. La simple ouverture des appareils de prise de vue et de son, si elle est faite au bon endroit, au bon moment – de la bonne manière – institue la situation la plus ordinaire comme scène d’un mystère amoureux. Pour les spectateurs du film, mais d’abord et avant tout pour les personnes, les acteurs de cette scène qui ne s’arrête pas aux limites de l’image mais inclue tout l’espace ouvert, devant et derrière la caméra, et ceux qui le peuplent. Marguerite et le Dragon fait exister, comme certains films de Griffith, de Ford, Dreyer, Renoir ou Straub, une grandeur éthique propre au cinéma : un art de la manière d’être. Là est aussi sa franchise : on ne triche pas avec un art de la manière d’être. Quand on se tient mal, devant ou derrière la caméra, ça se voit, ça se sent. Quand la vie circule autour de la caméra, quand celle-ci recueille les traces d’une vie qui la traverse et la dépasse, le cinéma se hisse à hauteur d’amour.

Cinéma : jeu de l’amour et du hasard. Jeu de l’amour qui convertit les hasards de la vie en nécessité de l’art.

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C’est un des premiers plans du film : Marguerite, allongée sur le dos sur une couverture rose, s’étire, gesticule. Le silence ambiant est soudain rompu par des voix féminines fredonnant les premiers mots d’une chanson. « N’aie pas peur de la nuit, mon ami, si jolie ». On devine quelques femmes, d’âges divers, réunies autour du piano. La piètre qualité sonore dénonce l’enregistrement amateur, à la maison, entre amis. Marguerite n’a pas peur, d’ailleurs elle n’entend pas la chanson, elle dort sur sa couverture rose. Moues, grimaces, sourires se succèdent sur son visage au fil d’impressions et de sensations, peut-être de rêves. Les femmes chantent, « L’amour, est un bouquet de violèèèèteuuuu », et rapidement les gestes et grimaces de Marguerite ponctuent inconsciemment la mélodie, par petites touches, jusqu’à ce qu’un long bâillement, parfaitement synchrone avec une pause appuyée du chant transforme le plan, l’espace de trois secondes, en comédie musicale. Parce que le son est venu toucher l’image, Marguerite s’est mise à danser.

Sans doute l’amour se fane et il faut cueillir les violettes. La vie de Marguerite s’est consumée. Mais le geste de coucher sur l’image du demi-sommeil de Marguerite le son des femmes chantant est un geste d’amour. Les femmes chantent pour Marguerite, qui sourit d’aise, bercée par la mélodie. Et lorsque l’étirement de la petite fille rencontre le suspens du chant des femmes, c’est comme la mer allée avec le soleil : le temps suspendu, un instant, l’éternité accordée à la petite fille.

Marguerite et le Dragon est ponctué de ces moments qu’on ne saurait dire autrement que « de grâce », car dans l’accord d’un plan muet et d’une prise sonore, le cinéma fait don d’un répit, d’une pause miraculeuse dans la course du temps – qu’ici plus qu’ailleurs on sait fatale. Un ordre second – poétique, musical, chorégraphique – contredit l’ordre des choses et son sinistre cours. Ce qui se donne d’abord par instants fugaces – moments de grâce/instants de répit – prend progressivement possession du film pour, le terme approchant – terme d’autant plus pressenti qu’on le sait coïncider avec la mort –, se déployer dans la durée d’un enchantement continu.

Déchirante fin, qui double et contredit l’approche de la mort par le saut dans l’éternité de la beauté et du poème – temps suspendu, souffle coupé par la beauté. Le film se retourne, le son donne le tempo et appelle les images, le cinéma devient musique et danse. C’est la longue et ininterrompue prise sonore de Marguerite regardant La Flûte enchantée avec son père, tous deux commentant la peur des hommes devant le dragon. À l’image, Marguerite invente ses timides chorégraphies, seule au bord de la piscine puis à deux, avec une copine de jeu, quelque part à la campagne. Sans doute ces images muettes d’une Marguerite sans voix nous font sentir son éloignement à l’approche de la mort – images de l’absence. Sans doute les gestes de Marguerite sont-ils des gestes de noyée, adressés du fond de l’oubli, de l’autre rive du fleuve. Mais le montage vient au secours de Marguerite et lui donne plus qu’une voix pour appeler à l’aide : un abri hors du temps, un endroit pour le chant, la danse, la poésie, la beauté éternelle.

* Des sons, des images. Des violettes, une et une seule Marguerite. Certains films sont des bouquets de fleurs, des gerbes rassemblées pour la fête, pour la célébration. Dans Dieu sait quoi, Pollet a accroché La Gerbe de Matisse au mur de sa maison. Marguerite et le dragon est un tel film-bouquet, hommage à l’enfance et célébration de la vie.

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Le cinéma, c’est la mort au travail, disait Cocteau. La formule est devenue cliché, et le cliché émousse la formule, que l’on finit par ressasser sans plus entendre. Peu de films font éprouver comme Marguerite et le Dragon la pleine vérité du mot de Cocteau.

Suivre le cours de la vie de Marguerite, de ses premiers jours jusqu’à sa mort : ce qui apparaît comme une évidence est le plus juste et courageux des choix. Les auteurs, les parents de Marguerite, auraient pu donner au film d’autres temporalités que celle du temps qui passe. Faisant ce choix, ils ont confié leurs images à la vérité du cinéma, à sa puissance propre qui est aussi sa cruauté : sa capacité à exposer, à nous faire éprouver en face ce dont, pour vivre nos vies, nous ne cessons de nous détourner : l’intimité de la vie et de la mort dans le temps, l’ambivalence tragique de ce « sentiment du passage du temps » dont Guy Debord et d’autres ont fait le sésame de la poésie. La vie et la mort en même temps, à chaque instant qui passe : sachant que la fin du film sera celle de la vie de Marguerite, nous l’éprouvons à chaque seconde de chaque plan, et c’est la cruauté du film, sa dureté. Mais alors d’où vient sa douceur, comment un film peut-il être à ce point dur et doux dans le même temps ?

Le mot de Cocteau indique la réponse à condition de le retourner. Marguerite et le Dragon ne décape pas seulement le cliché, il impose aussi de le compléter par son envers : le cinéma travaille contre la mort. Debord aimait citer Bossuet, qui écrit dans son panégyrique de Saint Bernard : « Hélas ! On ne parle que de passer le temps. Le temps passe en effet, et nous passons avec lui ; et ce qui passe à mon égard par le moyen du temps qui s’écoule, entre dans l’éternité qui ne passe pas ; et tout se ramasse dans le trésor de la science divine qui ne passe pas. » Rilke, qui n’avait d’autre dieu que la poésie, appelait « espace intérieur du monde » le site où se rassemble l’éternité. Le travail de la poésie est de mettre la réalité à l’abri dans une intériorité du monde, d’instaurer l’éternité à chaque instant de la vie. Marguerite et le Dragon travaille à construire l’abri, à ouvrir l’espace intérieur : lorsque Marguerite danse sur Mozart, l’abri est achevé, la mort peut bien venir, elle est déjà surmontée, intégrée à la vie. Comme l’écrit Rilke à un ami : « il n’y a ni En-deça, ni Au-delà, rien que la grande Unité où ces êtres qui nous surpassent, les « anges », sont chez eux. »

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Certains plans de Marguerite, ceux où elle joue seule ou avec ses camarades, sont des blocs de vie, ils ont su conserver l’intensité jaillissante de la vie. Il arrive aussi que, dans le plus vivant des plans, le regard silencieux de Marguerite murmure autre chose : « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? » semblent dire les yeux creusés à celui qui tient la caméra. Le dragon de la maladie consume la petite fille. Mais devant La Flûte enchantée, la petite fille dit à son père : « Il est mort le dragon… La voilà la princesse ! » Marguerite n’a pas eu le temps de lire Rilke, elle n’en a pas eu besoin pour savoir que « tous les dragons de notre vie ne sont peut-être que des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous les secourions. » Mieux que tous les jeunes poètes, Marguerite ne cesse de voler au secours de tous les dragons : la maladie, mais aussi le temps qui passe, la tristesse et la pesanteur des adultes, tous les moutons égarés que Marguerite retrouve et rassemble, comme elle le raconte dans une autre magnifique prise sonore, magnifiquement posée sur des plans pris à un film de Raphaëlle Paupert-Borne. Sa seule arme est son enfance et sa puissance d’imagination, de jeu – mille et une ruses et détours du jeu.

Marguerite change les dragons en princesses, elle retrouve les moutons égarés et les met à l’abri, tous les animaux se rassemblent autour d’elle… Oui, vous l’avez reconnue, ce n’est pas Eurydice c’est Orphée, la poésie même. Ou bien : Marguerite est Orphée et Eurydice, ensemble. Elle est descendue aux Enfers. Une partie d’elle y est restée, car il n’y a pas de résurrection des êtres. L’autre partie d’elle, comme l’Orphée de Pavese et Straub (L’Inconsolable), est revenue pour nous, dans l’image, sa puissance de vie augmentée par la connaissance de la mort. Revenue pour nous secourir, pour secourir la pauvre réalité qui ne fait que passer.

Dans le film de Raphaëlle Paupert-Borne et Jean Laube, Marguerite devient le nom de l’enfance et de la poésie. Le nom du cinéma, tout simplement, lorsque, sachant retrouver l’enfance de l’art, il devient poésie : une formidable puissance de conversion des dragons en princesses, de l’ordinaire en merveilleux, du hasard en nécessité, de l’éphémère en éternité.

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Laurent Mauvignier a raison de nous enjoindre de tomber l’armure devant Marguerite et le dragon. Mais si nous pouvons le faire, c’est que d’autres ont vaincu le monstre pour nous. Marguerite, d’abord. Ses parents, ensuite. Elle grâce au jeu, eux grâce au cinéma, dont ils ont su jouer et retrouver l’enfance.

Siegfried Kracauer conclut sa magnifique Théorie du film par un paragraphe intitulé « La tête de Méduse ». L’écran de cinéma, écrit-il, est comme le bouclier de Persée, il permet de regarder en face l’horreur qui, dans la réalité, nous pétrifierait ou que nous refuserions de voir. L’expérience de ces images est rédemptrice car elle permet d’intégrer en soi l’horrible et de se libérer de son emprise. La voix de Raphaëlle Paupert-Borne, off au début du film, dit qu’avoir perdu sa fille relève « de l’inimaginable ». Pour des parents, la mort d’un enfant est la tête de Méduse. Sans doute le bouclier du cinéma a-t-il permis aux parents de Marguerite de la regarder en face. Ils ont d’abord su faire les images. Le moment venu, ils ont pu les regarder, puis les manipuler pour composer un film qu’aujourd’hui ils montrent, présentent, commentent. Réaliser Marguerite et le Dragon, imaginer la vie de Marguerite, a rendu sa mort imaginable.

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Un soir d’été, Marguerite ferme les yeux face au mur : « Un, deux, trois, soleil ! » Lorsqu’elle se retourne, un chevalier sans armure traverse pour elle la place du village.

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