Propos recueillis par Antoine de Baecque
Dans « King Lear », votre film inédit de 1987, vous apparaissez comme une sorte d' »idiot des images »…
C’est toujours ce que j’ai joué dans mes films: l’idiot, oncle Jean, le fou. Là, il est investi par l’image comme le dernier des imagiers, un survivant qui porte, accrochés aux cheveux, des fétiches du monde actuel. Des prises et des câbles vidéo. « Plug », en anglais, veut dire aussi « vidange ». Pluggy est donc un primitif, celui qui voit et entend les images disparues. Une personne grotesque, à la James Ensor, burlesque. De l’invraisemblable qui dit la vérité. Mais ce n’est pas très réussi, car je ne suis pas un véritable acteur. Il faudrait le père Brasseur, Michel Simon, Toto, ou même les trois Stooge.
Vous détenez le secret des images ?
Il est vrai que je me sens un peu comme le représentant de commerce des images sur terre… Je viens de ce royaume incarné au siècle passé par la Revue du cinéma, les premiers Cahiers, la Cinémathèque, la Nouvelle Vague, témoins du secret des pionniers. Dans les années 50 et 60, on côtoyait encore ceux qui avaient fondé le cinéma. On a été élevés avec l’espoir qu’on peut tout voir et tout connaître, parce que le cinéma était encore à hauteur d’homme. De traverser la moitié de la durée d’un art donne une formidable mémoire, comme si Matisse et Picasso avaient connu l’invention de la perspective. Le secret est perdu, mais la mémoire existe. Il faut des témoins, même si cela prend un côté dernier des Mohicans, ou don Quichotte. Cette mélancolie est tuante, mais fait aussi renaître.
C’était important pour vous de faire un film en anglais ?
Il y avait le désir de s’approcher d’un langage inconnu, comme un chercheur s’approche d’un phénomène inexpliqué. J’ai eu beaucoup d’idées de films en Amérique. Je devais, par exemple, reprendre Bonnie and Clyde, abandonné par Truffaut. C’était un vendredi, les producteurs m’ont dit: on commence quand?, et j’ai répondu: lundi. Et ça s’est arrêté là. La patrie de Lincoln n’aime pas être prise à ses propres règles: cela allait trop vite. J’ai toujours fonctionné ainsi: on me fait une proposition, et j’accepte. Pessimiste dans les idées, optimiste dans l’action, disait Goethe ou un autre. On a même pensé à Richard Nixon pour jouer le roi Lear, et on lui a proposé 200 000 dollars pour une journée de tournage. Il était intéressé car il avait besoin d’argent à ce moment-là. J’aurais fait avec lui un entretien à propos du pouvoir, comment on le gagne, comment il rend fou, comment on le perd. Pour King Lear, c’était parfait. Mais Dirty Dick a eu peur.
Il y a un lien intrinsèque entre le cinéma et l’argent ?
Le cinéma coûte de l’argent, on est d’accord. Il a toujours été magnifié et pourri par l’argent, ce qui en fait le grand témoin du XXe siècle, car c’est la manière de dépenser de l’argent qui est importante dans le cinéma. Même au temps des studios, le producteur payait « son » film, un film précis, fait par Untel avec Unetelle. C’était ce choix qui importait. Dans un texte de 1947, d’Astier écrit: « Pendant quatre ans, dans la Résistance organisée, l’argent était tombé au rang de moyen, il n’était plus une fin. » Dans le cinéma, aujourd’hui, le problème est qu’il n’y a plus personne pour dire: c’est ce film-là que je veux. L’argent est devenu le premier critère d’évaluation: tel film a rapporté tant, donc il vaut ceci ou cela. Et le cinéma français s’est rallié à cette optique. Ceux qui marchent sont bons. Point. C’est un peu trop simple pour ressembler à une quelconque vérité. On dit même, couramment: ce film fera un carton. Quel drôle de mot, on croirait le Pentagone qui décrit le succès des bombes en Irak, en Serbie ou en Afghanistan. Il faut écouter les gens de cinéma, même les critiques, cela fait frémir. Jamais, d’un livre, Robert Maggiori (1) ne dira: il a coûté tant, il a rapporté tant. Pourquoi le fait-on au cinéma ?
Comment jugez-vous ce cinéma français qu’on dit aujourd’hui décomplexé, en pleine forme ?
Les mots parlent d’eux-mêmes, ce sont des termes sportifs, et les cinéastes français gagnants ont au cinéma le rapport d’un commentateur au match qu’il relate. C’est du commentaire. Pas mal de ces cinéastes pourraient se passer de caméra. Le regard, le cadre, le plan, ce n’est plus du tout leur problème, au sens où Giacometti disait voir les choses pour la première fois. Ils ont une caméra parce qu’il faut bien enregistrer quelque chose, comme les autres, pour la xième fois. Souvent, le film-annonce est meilleur que le film lui-même, plus franc et intéressant car il dit comment c’est fait. Il y a telle actrice parce qu’il faut l’avoir dans le film, pas vraiment pour la regarder et la filmer. Il n’y a plus le désir d’avoir une caméra, mais celui que la caméra vous serve. Nous sommes entrés dans un moment de l’histoire du cinéma où, finalement, le cinéma en tant que regard n’a plus beaucoup d’importance. Seul reste le commentaire de lui-même. Cela veut dire que le cinéma n’a jamais eu autant de prestige, symbolique, politique, culturel, alors qu’il est devenu très faible en tant que tel. C’est aussi pour cela qu’il ne peut plus y avoir de critique de cinéma. Aujourd’hui, la critique fournit du symbole, du prestige, et commente l’actualité du box-office. Elle ne saura pas dire que tout, dans le film de Renoir, passe par la caméra, et dans le dernier Altman, rien. Ce n’est pas une question de talent mais de contexte social. On fait ce que demande le journal.
Dans ce contexte, justement, comment jugez-vous les interventions sur l' »exception culturelle » ?
Vaguement, je m’y reconnais. Les deux ou trois de la Nouvelle Vague étions les enfants de la Libération et du Musée, de l’avance sur recettes et de l’espoir dans la télévision. On peut, on doit résister à l’endroit même où on fait des films. On a un système, on y est enchaînés, on s’y tient, on le tient. L’exception, c’est le cinéma qui est de l’art. Les Français l’ont toujours dit: Delluc, Gance, Epstein, Cocteau. La règle, c’est la diffusion, qui est de l’ordre de la marchandise. Hollywood l’a très vite dit.
Vous revenez toujours à l’histoire du cinéma et à celle du siècle, comme s’il s’agissait d’un ancrage solide.
Mon histoire croise ces histoires, leurs silences, leurs passions. C’est un peu un album de souvenirs, le mien, mais aussi celui de bien des gens, de plusieurs générations qui ont cru à l’aurore. Le cinéma, au XXe siècle, a été l’art qui a permis aux âmes – comme on disait dans les romans russes – de vivre intimement leur histoire dans l’Histoire. On ne verra plus jamais une telle fusion, une telle adéquation, un tel désir de fictions et d’Histoire ensemble. Je suis ému par le procès au sens de Marx, l’enquête, l’investigation – littéraire de l’Archipel du Goulag, cinématographique de la Splendeur des Amberson. Ayant vécu cinquante ans de cinéma, il est normal que je finisse par le relier aussi bien à ma propre vie qu’à celle des hommes de mon temps. Seul le cinéma a tenu ensemble ce « je » et ce « nous ».
C’est cette accumulation historique qui fait le prix du cinéma ?
Aujourd’hui, en vidéo, je garde davantage de documents historiques que de films. Mais c’est la même chose, je ne fais pas la différence. De ce point de vue, entre un extrait du procès de Nuremberg et un plan de Hitchcock, les deux racontent ce que nous avons été, les deux sont du cinéma.
Ce qui fait l’Histoire, ce sont ces rapprochements ?
C’est ce qu’on voit, avant de le dire, en rapprochant deux images: une jeune femme qui sourit dans un film soviétique n’est pas exactement la même que celle qui sourit dans un film nazi. Et le Charlot des Temps modernes est exactement le même, au départ, que l’ouvrier de Ford quand il a été filmé par Taylor. Faire de l’histoire, c’est passer des heures à regarder ces images puis, d’un coup, les rapprocher, provoquer une étincelle. Cela construit des constellations, des étoiles qui se rapprochent ou s’éloignent, comme le voulait Walter Benjamin. Le cinéma, vécu comme cela, fonctionne alors comme une métaphore du monde. Il reste un archétype, impliquant ensemble l’esthétique, la technique, la morale.
On a l’impression que ce qui vous intéresse, ce sont ces rapprochements, ce montage, ces collages, mais qu’ensuite le commentaire vous rebute.
Le commentaire est la première super-puissance mondiale: on croule sous les notes d’intention, les analyses diplomatiques, les biographies interprétatives. Le commentaire est devenu une sorte de vedette mondaine. Mais c’est aussi un formidable pouvoir d’intimidation et de normalisation des écarts: comment (faire) taire ce qui échappe aux idées toutes faites. Les récentes images du 11 septembre sont un exemple type de la prolifération du commentaire, et de sa puissance cancérigène.
Les images du 11 septembre, c’est-à-dire ?
Passé l’effet de stupéfaction devant la destruction de la maison du père, on a vu toujours la même chose. Ou plutôt, on a rien vu. Des images en boucle, toujours les mêmes, bégayées par une armée de speakers. Voir, ce n’est pas tant le problème de l’endroit que l’on filme, que celui de savoir ce qu’on veut filmer. Tout ce qui pouvait choquer, déranger, indigner, a été systématiquement nettoyé. Pas un corps, pas de traces de violence, ni de feu ni de sang, sinon la grandeur des ruines. Tout ce qui était en deçà ou au delà de la fiction ne trouvait pas sa place. Les gens ont pris l’événement comme une histoire de plus, même inimaginable – mais c’est le propre des films dits américains que d’être incroyables. Et tout ce qui pouvait aller contre, des morts bien réels, des choses plus profondes et plus douloureuses que le simple « axe du mal », a été par système mis de côté. Que les citoyens des Etats-Unis ne supportent pas de voir leur mort en face est une chose, mais qu’ils remodèlent l’image devient très troublant. Ils sont dans la propagande purifiée. On finit par ne plus devoir rien montrer. Alors règne, en maître incontesté, le commentaire de l’événement transformé en stéréotype visuel universel.
Si vous aviez à réaliser un nouvel épisode de vos « Histoire(s) du cinéma », vous intégreriez le 11 septembre ?
Peut-être, si les recherches le demandent, de la même manière que je placerais Sarajevo, le Rwanda ou Gaza. Je vis avec les prétendues images d’aujourd’hui, même si j’aime les films d’hier. Mais pour laisser libres et fraternelles ces images, il faudra les comparer, les rapprocher, les marier ou divorcer. C’est cela le plus important: elles doivent être libres de s’associer et d’offrir des rencontres. Ce qu’a su faire Marcel Ophuls avec la tuerie de My Lai.
La lutte entre l’Amérique et l’islamisme, c’est aussi une guerre des images ?
Une image, même icône, ne fait pas la guerre. Elle est d’abord une relation vers l’autre, et non une destruction. La guerre est le fait du texte, celui qui « inter-dit » cette rencontre et, par suite, la naissance d’un véritable texte, loi, prière ou poésie. La figure du champ/contre-champ aurait dû devenir la figure de la Justice, l’image du visage de l’autre. Mais cette grande figure de style n’a pas dépassé le stade de figurine, ou de figurante. Presse et télévision, les deux vilaines soeurs n’ont pas supporté que Cendrillon puisse revêtir la « robe sans coutures de la réalité » dont parlait André Bazin à propos du cinéma. En bref, nous vivons la lutte de deux intégrismes, de deux croisades: la religion de l’Amérique s’oppose à celle de l’islamisme, à travers une identique conception fondamentaliste de l’univers, un identique tabou de l’image. C’est une guerre de religions. L’image, dans son bel ensemble, n’est pas sortie indemne du 11 septembre. Et le commentaire s’est chargé, sans état d’âme, de la recouvrir de haillons, comme s’il fallait rééduquer une délinquante.
(1) Journaliste à Libération
Entretien initialement paru dans le journal Libération du 06 novembre 2003