i Sagiattori, Galileo Galilei
Les images dans leur propagation inéluctable du réel ne cessent de nous confronter à une accidentelle mise en abyme qui s’exécuterait comme un rituel à rebours d’un temps improbable, où des fragments de nos vies sont projetés et exhibés dans leur nudité absolue ; les images nous signalent alors du doigt comme des réponses pour lesquelles il suffirait peut-être de trouver les questions… questions qui resteraient néanmoins sur le bout de lèvres, sans réponse. Pasolini se souvint-il, lors du désarroi intellectuel qui le poussa à abjurer de la Trilogie de la vie, de la réponse que lui avait fourni le vieux poète Ungaretti dans son film Comizi d’amore sur l’anormalité sexuelle?
“PASOLINI Ungaretti, selon vous, y a-t-il une normalité et une anormalité sexuelle?
GIUSEPPE UNGARETTI Ecoutez, chaque homme est fait différemment… disons, dans sa… structure physique, il est fait différemment, fait différemment aussi dans sa configuration spirituelle. Donc tous les hommes sont, à leur manière, anormaux, tous les hommes sont dans un certain sens, en contraste avec la nature. Et ceci depuis… depuis le premier moment… depuis le premier moment, celui de l’acte de civilité… l’acte de civilité qui est… qui est un acte de violence humaine contre la nature, un acte contre nature.” [[PASOLINI, Pier Paolo, « Comizi d’Amore »,1963, min. 34. Tutte le opere, Per il Cinema, Tomo primo, Arnoldo Mondadori, Milano, 2001, p.442.]]
Pouvons-nous comprendre son désarroi à la seule condition de comprendre la joie pleine avec laquelle il se livrait à son enquête? Ou nous faut-il encore, pour comprendre cette ‘joie cinématographique’ qu’il vit comme la sacralisation de la réalité, chercher son origine dans le désarroi qu’il vécut à l’intérieur de la langue italienne? Raison pour laquelle il voit dans le cinéma la possibilité de s’exprimer dans une autre langue que celle du pays auquel il avait honte d’appartenir, une langue semblable à “ce plan-séquence infini qu’est la réalité.”[[PASOLINI, Pier Paolo, « Thétis », traduit de l’italien par Dominique Noguez, Pasolini, Revue d’Esthétique Nouvelle série Nº3, 1982, p.6]] N’est-ce pas la même démarche qu’il effectue en allant chercher dans le Frioul à l’age de dix-huit ans avec l’aide du dictionnaire un héritage perdu :
Lengas dai frus di sera
«Na greva viola viva a savarièa vuèi Vìnars…»
(No, tas, sin a Ciasarsa: jot li ciasis e i tìnars
lens ch’a trimin tal rìul). «Na viola a savarièa…»
(Se i sìntiu? A son li sèis; un aunàr al si plea
sot na vampa di aria). «Na viola a vif bessola…»
Na viola: la me muàrt? Sintànsi cà parsora
di na sofa e pensàn. «Na viola, ahi, a cianta…»
Chej sìgus di sinisa i sint sot chista planta,
strinzimmi cuntra il stomi massa vif il vistìt.
«Dispeàda la viola par dut il mond a rit…»
A è ora ch’i recuardi chej sigus ch’a revòchin
da l’orizont azùr chun sunsùr ch’al mi inciòca.
«L’azùr…» peràula crota, bessola tal silensi
dal sèil. Sin a Ciasarsa, a son sèis bos, m’impensi… [[PASOLINI, Pier Paolo, da La meglio gioventú, Poeti italiani del Novecento, a cura di Pier Vincenzo Mengaldo,Mondadori, 2004, p.785-786]]
Paroles des enfants le soir
« Une violette grave et vive divague le vendredi venu… »
(Non, silence, nous sommes à Casarsa : vois les maisons et les arbres
tendres qui tremblent sur le fossé). « Une violette divague… »
(J’entends quoi ? Il est six heures : un aulne se plie
sous un coup de vent.) « Une violette vive solitaire… »
Une violette : ma mort ? Nous sommes assis sur
un talus et nous pensons. « Ah ! une violette qui chante… »
J’entends ces cris de cendre sous ce tissu,
serrant contre mon cœur trop vif mon habit :
« Dissipée la violette par tout au monde elle rit… »
Il est l’heure que je me souvienne de ces cris qui s’étouffent,
depuis l’horizon bleuté, avec un bruissement qui m’enivre,
« Bleuté… » parole nue, solitaire dans le silence
du ciel.
Nous sommes à Casarsa, il est six heures, je me souviens…
[[Traduction Philippe Démeron]]
N’est-ce pas le Frioul, ce coup de vent qui fait plier le tendre corps des aulnes? N’est-ce pas dans le tissage de chaque vers qu’il entend le cri antique des cendres, la langue de sa mère? N’est-ce pas le moment venu de s’initier à l’heure où le souvenir émerge sous la forme d’un mot nu immense qui gît dans le silence de la nature? De la même façon qu’il sera enivré par le bruissement de cette langue, il le sera par les visages et la réalité à laquelle seul le cinéma lui donnera accès. La poésie n’est-elle pas un dialecte artificiel? Un idiolecte pour être plus précis. L’acte poétique tel que l’envisage Pasolini est simplement ce besoin d’aller à la rencontre d’une réalité chère et perdue, à la rencontre de l’autre. Quelle différence y-a-t-il entre vouloir approcher le Frioul en utilisant un dictionnaire ou vouloir approcher la réalité en se servant d’une technique audiovisuelle? La langue est déjà une réalité en elle-même quand l’enjeu est l’expression, c’est ainsi qu’elle nous donne des images du monde, après elle peut devenir outil de communication et modèle sémiologique, mais en réalité cela n’intéresse pas Pasolini. Il veut utiliser un visage comme on envisagerait un nom, un accent comme on utiliserait un adjectif. Le passage de la littérature au cinéma est assumé par lui comme une prise de position politique : ne pouvant plus aller contre sa conscience, ne pouvant plus parler du monde rural, des banlieues prolétaires dans un hoch-italienisch rattaché à une culture en ‘pleine essor’ de la consommation, il devait désormais les montrer, les articuler dans un destin où l’action est le seul langage. Frioul ou cinéma, n’est-ce pas là le même objectif : se donner à la rencontre de la réalité dévoilée pour le poète qui accomplit ainsi son destin?
Dissident au commencement de son œuvre littéraire, écrite en Frioul, dissident au début de ses recherches filmiques en cherchant dans le cinéma un signe, sa vision du cinéma comme « la lingua scritta della realtà » sera le début d’une polémique qu’on ne pourra pas comprendre si l’on n’accepte pas que le seul discours qui traverse son œuvre est celui de la poésie, l’intensité de ce lien avec le monde lui permettait de voir dans le cinéma le reflet de la réalité. Nonobstant s’il ne fera pas de films pouvant se rattacher à l’épistémologie poétique bachelardienne, dans une verticalité imaginaire extrême semblable à celle des avant-gardes, c’est parce qu’il est depuis le début à la recherche de cette altérité perdue. Son regard poétique n’est pas une fin en soi mais un moyen. Quand on lui demande : « Comment un marxiste comme vous […] peut-il trouver de l’inspiration dans la vie de Jésus ? » Il répond simplement : « Mon vécu des choses est très intériorisé, mon regard vers les choses du monde, vers les objets est un regard non naturel, non laïque, je regarde toujours le choses comme appartenant un peu au miracle ; chaque objet pour moi est miraculeux, chaque vision –de façon informelle et non confessionnelle–, est une vision religieuse du monde ». On pourrait même pousser son regard sur les composants du cinéma vers un animisme qui le place plus proche de la pensée Dogon :
« Le terme àdunô, d’origine arabe a été adopté par la langue dogone pour designer l’univers, l’ensemble de la création, œuvre d’un Dieu créateur agissant au moyen de sa « parole ». Dans le monde ainsi créé, tout est « signe » et rien n’est gratuit, c’est à dire que chaque parcelle de matière renferme un message destiné à l’homme. La créature humaine est en situation dans un univers à son image, dont tous les éléments sont en rapport avec une certaine vision qu’elle a d’elle-même et de ses problèmes ; la culture Dogon est en effet un humanisme. L’homme cherche son reflet dans tous les miroirs d’un univers anthropomorphique dont chaque brin d’herbe, chaque moucheron est porteur d’une « parole ». C’est ce que les Dogons nomment ‘parole du monde’, àduno : sò » [[CALAME-GRIAULE, Geneviève, Ethnologie et langage : la parole chez les Dogon, Gallimard, Paris, 1968, p. 27]]
Des valeurs archaïques où puisait son regard, son expérience du langage, vont constituer peu à peu les rudiments cinématographiques à partir desquels il va développer une protosémantique du cinéma, un conglomérat de signes agissant à l’unisson dans le besoin d’appuyer le regard selon un rythme donné et dont la culmination n’est qu’une phrase du même langage que celui dont la réalité fait ses phrases. Langage qu’il lisait avec une acuité incomparable comme en témoigne la très fine sociologie qu’il déploie dans ses Écrits corsaires et qui plus d’une fois lui ont causé des problèmes. Le débat public l’obligeait d’ailleurs à se justifier contre la rigueur d’une science qui commençait à se définir entre sémiologie, sémiotique et psychologie des codes. Les remarques d’Eco ou Metz ne manquent pas de pertinence si, et seulement si, on les applique au regard conventionnel du cinéma, à ce fardeau des conventions qui s’est développé dans le besoin d’utiliser l’image du medium technique à l’intérieur d’un processus de représentation. Le reproche que tous deux semblent lui adresser serait de ne pas distinguer entre le ‘code filmique’, chargé de codifier « une communication au niveau de règles déterminées du récit », et le ‘code cinématographique’, destiné à codifier « la faculté de reproduire la réalité au moyen d’appareils cinématographiques », comme si Pasolini avait pris la caméra par le scénario. Dans la vision de Eco « le premier [code] s’appuie sur le second » [[ECO, Umberto, La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, traduit de l’italien par Uccio Esposito-Torrigiani, Mercure de France, Paris, 1972, p.219]], ce serait à l’art de la diégèse de s’adapter aux conventions purement techniques du cinématographe, au code ‘anthropologico-culturel’ du film de se soumettre au code ‘techniquement plus complexe’ et normatif qui devrait constituer « un discours filmique ». Pour Pasolini, il n’y a pas de différence : il a voulu expliquer simplement ce qui le meut, ce qui est le moteur de sa démarche. S’il évoque depuis le début, de la possibilité d’envisager le cinéma comme une ‘langue’, comme une ‘sémiologie de la réalité’, c’est parce qu’il fait l’expérience de la forme -faite de réminiscence et intuition- à travers sa sensibilité de poète, comme « un nouvel état de tension de la pensée ». Et cela, il ne pouvait que l’attribuer à la linguistique et, par là même, à la sémiologie. L’idée est le plus clairement expliquée dans ce besoin de changer de langue, ce qui implique non un changement de pensée mais de tension en rapport direct avec la forme. Eco, dans l’écriture d’un traité de sémiotique ou d’un roman, ne change pas le code ‘stylistico-rhétorique’ de sa langue maternelle. La preuve c’est qu’on pourrait bien déguiser un roman en traité sémiotique et structurer un traité de sémiotique avec le fil conducteur d’un roman. Pasolini par contre, en essayant d’apprivoiser le monde en Frioul, doit simplifier cette structure millénaire, il doit advenir une ascèse de l’âme face au temps contenu dans la langue, ce qui ne l’empêche pas de vivre intensément cette nouvelle tension. Il en va de même dans son expérience du cinéma, qui doit commencer par une simplification totale des moyens : rien ne doit pas perturber la forme entrevue qui trouvera son épanouissement au fur et à mesure que la pratique s’installe. L’effort réalisé ici par Pasolini est monumental, on ne rentrera pas dans les détails qui vont d’Accattone à Salò, et qui passent par une série de considérations techniques et stylistiques qui donnent aux écrits de Pasolini sur le cinéma, y compris les scénarios, une richesse infinie, car ils rendent transparente la gestation de ce « nouvel état de tension de la pensée ». Contentons nous de souligner une chose singulière. On a parlé de révélation sacrée à propos de la réalité assumée par Pasolini comme le moyen idéal dans son intention d’abandonner la langue littéraire, celle-ci serait plus particulièrement tangible dans les films où Pasolini va à la rencontre des visages, des gestes, de ce qui transcende le réel par sa propre expressivité et qui devient argile dans ses mains, dans son histoire ou son enquête. Accattone, Mama Roma, ou les documentaires de style direct, Comizi d’amore, Sopralluoghi in Palestina per il Vangelo secondo Matteo témoignent de cette révélation. Il en irait autrement avec la révélation purement formelle pressentie par Pasolini, et qui ne manquera pas de se heurter avec le réel et le fait que le cinéma reste une industrie. Des films comme Il Vangelo secondo Matteo, Edipo re, Medea, ont besoin d’une régie conventionnelle dont la capacité à surmonter les problèmes ne dépend que des ressources et de l’expérience. C’est pourquoi il n’est pas contradictoire de voir un Pasolini désespéré, au milieu d’une équipe de mercenaires inconscients et indifférents, maudire le soleil indéchiffrable et « odioso nei suoi misteriosi appostamenti tra le nubi, nelle suoi prematuri tramonti »[[PASOLINI, Pier Paolo, “Confesioni tecniche”, Tutte le opere, Per il Cinema, Tomo secondo, Arnoldo Mondadori, Milano, 2001, p. 2773]]. Son seul objectif est alors de ne pas perdre de vue la révélation préalable de la forme, ce qu’il vit en termes de sincérité :
« In tutta questa materia complessa e maleodorante nei suoi elementi incommensurabili tra loro che un regista ha davanti à sè, c’era il rischio, non dico delle non riuscita, della sordità, ma del ridicolo, del penoso, del vergognoso. Dovevo vincere questa materia trovando in ogni momento il momento di sincerità, ossia di espressività. » [[PASOLINI, Pier Paolo “Il cinema e la lingua orale”, Empirismo eretico, Garzanti Libri, Milano, 2000, p. 266]]
Ce qui semble une contradiction explique néanmoins le détachement qui s’est opéré si naturellement dans sa filmographie avec des films qui, ébauchés comme des carnets, Apunti per un film sull’India, Appunti per una Orestiade africana, vont simplement s’ériger autour de sa voix, aimant, centre gravitationnel de sa vision et de sa quête. Pasolini a touché par son goût de l’altérité, le cœur du réel, en le libérant de toute emprise représentationnelle.
Ce sont des films où l’hypothèse de la représentation rentre dans la perspective du réel, en édifiant un réseau de correspondances dont la finalité est l’approfondissement d’une problématique : la naissance de la démocratie en Afrique ou le spectre de la faim dans le tiers-monde. Il ne s’agit pas de documentaires bien évidemment, car ils ne cherchent pas à constituer un registre déterminé, à répertorier une réalité à partir d’un point de vue. La structure est telle qu’elle va créer une distance, dont le point de vue est celui qui doit se former chez le spectateur. La complexité du discours filmique va dépasser toute étude de cas et tout effort théorique pour comprendre ce que c’est que le cinéma. Bien évidemment, il se trouve dans la lignée ouverte par Isou. Rappelons nous, Pasolini dans le débat sur la langue écrite de la réalité, a écrit : « L’imagine e la parola, nel cinema, sono una cosa sola : un topos. Dipende dall’ubicazionne dello spettatore percepirla come una cosa sola o una cosa (poco o molto) divisa e dissociata ». [[ Il est important de comprendre l’ampleur politique de l’assassinat de Pasolini, deux emissions sur France-Inter ont été récemment consacrées à cette tragedie, Rendez-vous avec X de Patrick Pesnot, les Samedi 5 et 12 mars 2011. “ »Je suis un affreux matou qui mourra écrasé par une nuit noire dans une ruelle obscure. » C’est Pier Paolo Pasolini qui a écrit cette phrase prémonitoire. Le 2 novembre 1975 au matin, son corps martyrisé a été retrouvé sur un terrain vague proche de la plage d’Ostie. Pourquoi parler à nouveau de Pasolini, cinéaste et écrivain incandescent, « pythie des années de plomb », comme l’ont appelé certains ? Parce que sa mort, longtemps considérée comme l’inéluctable aboutissement d’une errance homosexuelle dans les lieux les plus dangereux, ne semble plus relever du fait divers ! Parce qu’on devine qu’il fallait taire le poète avant qu’il ne divulgue quelques secrets bien embarrassants sur les mœurs politiques de l’Italie de ces années-là, et qui annonçaient ce qui adviendrait beaucoup plus tard : le berlusconisme !”]] Il reste au réalisateur bien évidemment à décider où placer le spectateur par rapport à ce simple fait et à dépasser la forme stérile du champ / contrechamp. On ne peut s’empêcher de revenir sur l’idée clé de Guy Debord qui voit le contrechamp au cinéma dans le spectateur.
On pourrait se plaindre, se demander pourquoi il n’a pas poursuivi sur la voie de ces films au lieu de s’épuiser à l’intérieur d’un système qui a fini par l’assassiner dans une totale impunité [[Ceci n’implique pas le silence revindicateur de Nino Baragli, monteur de tous les films de Pasolini, qui s’est retiré de la vie publique italienne, si par vie publique l’on comprend la nuance d’un emporio televissivo dont l’imbécilité donne le vertige (faire une émission de télé, montrer des images de Pasolini défiguré et inviter le jeune qui a été utilisé comme alibi pour l’inculper de sa propre mort, dépasse tout seuil de rationalité).]] . Il est pris dans le piège de son temps, citoyen d’une société qui a dû créer l’image d’un Pasolini rempli de contradictions, afin d’expier le silence autour de sa mort, preuve irréfutable que la lobotomie s’était déjà accomplie [[NAZE, Alain, Portrait de Pier Paolo Pasolini en chiffonnier de l’histoire: Temps, recit et transmission chez W. Benjamin et P.P. Pasolini -, Volume 2, L’Harmatan, Paris, p.18]]. Avec ses prises de position, il va se retrouver plongé dans une série sans fin de polémiques, intellectuelles ou juridiques. Il passera le plus clair de son temps dans les tribunaux, quatre mois de prison pour ‘vilipendio di sentimento religioso’, les juges feront de la théorie du montage avec son court-métrage La ricotta : visage prolétaire + musique sacrée, iconique religieuse + musique profane = blasphème ! Trente-trois procès, le bilan d’une vie crucifiée à jamais. On pourrait s’en plaindre, mais cela aurait-il eu un sens d’évaluer deux types spécifiques de cinéma ? Après La trilogie de la vie suivrait inéluctablement La trilogie de la mort, à commencer par Salò ? Il est clair qu’on ne peut pas comprendre Salò si on ne le considère pas dans le contexte de l’abjuration qui a commencé depuis 1973. Mais ce serait un anachronisme de se poser une telle question : la condition du cinéma aux années 70 et l’idée qu’il aurait pu s’en faire ne pouvaient pas être mise en cause, car il s’agissait de deux facteurs qui étaient en évolution. C’est pourquoi ce serait aussi un anachronisme prématuré de vouloir creuser une contradiction autour de sa condition de cinéaste appartenant à un establishment et à une industrie flamboyante, motif qui guide le dernier entretien réalisé le jour de son assassinat par Furio Colombo. Faut-il se souvenir des difficultés avec lesquelles la plus grande partie des réalisateurs italiens faisaient leurs films ? La fulgurante carrière de Pasolini qui démarre avec les dernières vagues du néoréalisme s’introduit dans un monde inouï pour l’époque, ce sont les producteurs qui en tireront profit. La distance qu’il prend peu à peu avec ce monde, l’abjuration dont il n’arrivera pas à se remettre, ne font qu’illustrer son désaccord et l’ampleur du labyrinthe dans lequel il se trouvait.
Sa frustration ne pouvait se prêter à des considérations d’ordre stylistique. « La perte de réalité, au fond, serait essentiellement sa résorption sous des formes bourgeoises de réalité, au premier rang, celles qui découlent des exigences de la communication de masse, autrement dit des formes d’un langage devenu essentiellement instrumental. À l’image des formes dialectales et des accents régionaux éradiqués sous les coups de boutoir de la langue italienne standard des médias, les corps pauvres auraient cédé la place à des corps homologués, signifiant donc la disparition de l’altérité elle-même. »[[PASOLINI, Pier Paolo, Thétis, traduit de l’italien par Dominique Noguez, Revue d’Esthétique Nouvelle série Nº3, 1982, p.8]] Comment ne pas comprendre alors sa désillusion en voyant le peuple pour lequel il avait cherché une reconnaissance, changer devant le mirage d’une image que lui même -un comble !- avait contribué à libérer à travers l’image du corps que ses films véhiculent « dont l’enseigne est le sexe et sa joie »[[PASOLINI, Pier Paolo, Lettere luterane, Einaudi, Torino 1976, p.7]]
. «Meglio essere nemici del popolo che nemici della realtà »[[PASOLINI, Pier Paolo, Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société, traduit de l’italien par Caroline Michel et Hervé Joubert-Laurencin, Les solitaires intempestifs, Besançon, 2003, p.100]], écrira-t-il les premiers jours de janvier 1975, sans se rendre compte que la réalité dont il parlait, n’était qu’une abstraction créée par un prisme médiatique, par ce « langage essentiellement instrumental » qui nous noie aujourd’hui et qui commençait à ce moment-là à entourer le réel, en consolidant un pouvoir bâti par l’accumulation de faits, en s’imposant hiérarchiquement sur le réel et tout possible regard. Avec Salò il descendait en enfer pour violenter les esprits tranquilles, sans se rendre compte peut-être, qu’encore une fois, il aidait le système, à transgresser un seuil perceptif de la violence qui deviendrait malheureusement partie constituante du régime quotidien de notre imaginaire. Il déclara entre seize et dix-sept heures, quelques heures avant son assassinat alors qu ’il cherchait à récupérer quelques bobines de son dernier film qu’on lui avait volé :
« Je ne mâcherai pas mes mots : moi, je descends en enfer, et je sais des choses qui semblent ne pas troubler votre quiétude. Mais prenez garde. L’enfer monte chez vous aussi. C’est vrai qu’il s’approche dissimulé derrière toutes sortes de masques, toutes sortes de drapeaux. C’est vrai qu’il imagine de nouveaux uniformes et –quelquefois– de nouvelles justifications. Mais c’est vrai aussi que son envie, son besoin d’attaquer, de frapper, de tuer est de plus en plus fort et de plus en plus généralisé. Il ne restera plus très longtemps la seule expérience intime et risquée de qui a goûté, comment dire, à la «vie violente ». Ne vous faites pas d’illusions. Et vous, avec vos écoles, avec votre télévision, avec vos journaux bien tranquilles, vous êtes les grands conservateurs d’un ordre horrible fondé sur la possession et sur la destruction ». [[PASOLINI, Pier Paolo, Thétis, traduit de l’italien par Dominique Noguez Revue d’Esthétique Nouvelle série Nº3, 1982, p.8]]
Dupé deux fois, aurait-il abjuré La trilogie de la mort, si on ne l’avait pas assassiné après le deuxième volet ou le troisième ? Personne n’aurait écouté ce que criait le prophète avant d’être avalé entièrement par ce pouvoir qu’il devait combattre avant de ne devenir pastille, marchandise, trophée d’un homme qui possède tout, droits de films, droits littéraires, et qui perçoit librement la plus-value du sang du poète. N’est-ce pas cela le droit d’image ? L’ironie de l’histoire voudrait constater un parallèle entre la dénonciation de Pasolini “d’une fausse libéralisation [des mœurs sexuelles], voulue en réalité par le nouveau pouvoir réformateur et permissif, qui est en définitive le pouvoir le plus fasciste que l’histoire ait connu,” et celle de la liberté d’expression toute aussi fausse de la société du spectacle où il a cru librement dire ce qu’il pensait. Tout ce qui produit le spectacle est homologué par le système de consommation, corps jeunes ou idées enragées, c’est la condition d’être du spectateur qui fait de nous la portion congrue d’un dialogue qui peut soumettre le regard et l’anéantir au silence en faisant disparaître le réel, en avilissant le regard. Le miroir nous guette depuis le fond du couloir, –métaphore borgésienne qui annonce la cécité devant l’écran quantique où l’on croit voir notre image ; « nouvel état de tension de la pensée » dans lequel on sait que la fixité des images n’est pas le contraire de leur animation, puisque depuis la conformation de la forme cinématographique et son absorption dans la matrice numérique, toute image est vécue dans une dialectique temporelle : notre regard adhère à une forme tout simplement parce que l’image en mouvement aimante l’œil dont la nature est le mouvement, s’il n’y a pas de mouvement il le crée au nom de l’interactivité. L’aliénation décrite par Pasolini n’est que l’amplification que les médias propageaient déjà aveuglement et qu’aujourd’hui tout semble accroître. Cependant, son simple regard sur le réel, amplifié par sa voix, est capable de briser par la forme et la liberté du regard qu’elle représente, qu’elle confère, toute possible aliénation, nous aidant à ne pas subir les images malgré nous, dans une forme assignée au regard qui se répèterait à l’infini. Un seul de ses films, par le besoin qu’il porte d’altérité, un seul de ses poèmes, et l’on peut reconstruire le chemin de son œuvre pour se rendre compte avec lui que nos corps n’ont pas changé, qu’il s’agissait d’une fausse idée de nos corps qui avait été installée par une virtualité canaille. Au fond, ils ne pouvaient pas changer si l’on se souvient ce qui disait Ungaretti comme poète, c’est-à-dire comme oracle, à un autre poète : « chaque homme est fait différemment… disons, dans sa… structure physique, il est fait différemment, fait différemment aussi dans sa configuration spirituelle.»
Configuration spirituelle qui est la base de tout savoir-imaginer.