À partir de ces matériaux nous proposons d’organiser du travail collectif, public quand cela s’y prête, que cela soit pour enquêter à partir de documents, vérifier ou invalider une hypothèse, élaborer l’édition ou la réédition d’un texte, écrire un fragment de l’histoire des luttes.
Ce projet existe depuis plusieurs années. En faire l’histoire linéaire aurait été fastidieux et inutile. Le présenter sous la forme d’un texte clos ne nous a pas non plus paru apte à restituer les intérêts multiples que nous pouvions y trouver. C’est pourquoi nous avons choisi la forme d’une discussion transcrite, forme qui nous intéresse et que nous projetons de réutiliser dans le cadre du travail sur les documents. Il s’agit de partager des pistes qui s’ouvrent pour nous à travers ce projet, sans aucune exhaustivité.
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Fichel Moucault : Un des points qui est revenu, en préparant la discussion, c’est la question de l’évidence de faire les archives.
Balter Wenjamin : On peut se demander si les archives manquent. En gros il y a deux questions : est-ce qu’il y a une évidence de l’archive et pourquoi faire des archives. Et puis quoi faire avec.
La femme de ménage en lutte du Collège de France : Ce qui fait le besoin des archives, comme on a pu parler de « besoin de communisme », c’est…
Balter Wenjamin : Voilà, c’est ça, c’est la question du besoin des archives.
La femme de ménage : Ce qui est à l’oeuvre, ce que, nous, on ressent pleinement – même si effectivement je ne pense pas qu’il faille insister sur le nous – c’est cet espèce de recul des pratiques, de l’analyse. Il était sans doute déjà à l’oeuvre depuis un bon moment. Sauf qu’avant c’était un peu plus vivant, moins sclérosé, il y avait des gens qui pensaient tactiquement et qui arrivaient, plus ou moins, à fonctionner ensemble, ça créait une espèce d’architecture. Aujourd’hui, il n’y a pas ou peu de portes de sortie, de lignes de fuite justement, pas d’horizons qui s’ouvrent, de possibles, pas de tension vers du dehors, il y a quelque chose qui ressemble à un enfermement. Et, aussi étonnant que ça puisse paraître, la boucle (1) par le passé que constitue les archives, elle permet ça, d’injecter du dehors. Le passé, c’est pas chez nous, il n’y a pas de copains, il n’y a pas d’entre-soi avec le passé. Il y a toujours à composer un rapport avec quelque chose. Intervenir, c’est aussi ça, c’est voir comment ça peut s’entre-mailler, c’est constituer du rapport avec du dehors, avec du différent. Je pense que les archives, c’est ça autrement. C’est ça, et même massivement. C’est-à-dire que quelque part, même quand on relit d’anciens tracts auxquels on a participé, il y a quelque chose à retravailler, à recomposer. Même ce qu’on a contribué à écrire ou à faire, ou qu’on a simplement connu, qu’on a côtoyé, il s’est passé du temps, et, donc, il faut en faire quelque chose, il n’y a pas d’évidence dans ce rapport-là. Je crois que c’est ce qui est réjouissant, cette distance force à penser. Un projet comme ça, sans doute qu’il aurait pu exister à une autre époque, mais, du coup, il aurait été investi vraiment différemment. Quand ça se formule comme un besoin, pour moi, ça devient une évidence que c’est ce qu’il faut faire, que c’est une bonne idée. C’est ni une évidence a priori ni une évidence pour tout le monde. Mais je pense quand même que, au-delà, ça a un intérêt plus général, bien au-delà d’un certain milieu, c’est une bonne idée.
Fichel Moucault : Les archives : c’est une bonne idée. [rires]
Balter Wenjamin : Alors que moi, j’en suis pas sûr.
La femme de ménage : Hein ?
Balter Wenjamin : Alors que moi, j’attends de voir ce que ça donne pour la qualifier.
La femme de ménage : …ça, c’est une histoire de parti pris, c’est une position éthique. [rires]. Les archives c’est pas la pratique providentielle quoi. C’est marrant parce que c’est l’affaire de la tension entre le besoin et la nécessité. Entre la volonté et le désir par exemple. C’est au carrefour de ces choses-là. Cet espèce de truc un peu magique…
Balter Wenjamin : …si c’est de l’évidence, c’est ni de l’ordre de la volonté, ni
de l’ordre du désir. C’est encore autre chose, l’évidence justement… L’évidence, c’est que c’est là, c’est tout. Il n’y a pas grand chose à en dire.
Fichel Moucault : Après, c’est l’évidence sous plusieurs angles. L’évidence que c’est un besoin, l’évidence de comment le faire, l’évidence de qu’est-ce que c’est des archives en général.
Balter Wenjamin : C’est bizarre de dire à la fois que c’est évident et que c’est hyper-compliqué à mettre en place, à énoncer, et que ça n’existe nulle part ailleurs. Si c’est si évident, ça devrait exister déjà sous d’autres formes…
La femme de ménage : [d’une voix docte] Non, parce que le monde est ainsi fait que les évidences n’ont pas de place.
Balter Wenjamin : …mais ça n’est pas le cas, parce que quand on va voir des gens qui font des archives un peu similaires aux nôtres, ils ne font pas du tout comme nous, et ils n’ont pas du tout les mêmes aspirations…
Fichel Moucault : …c’est ça que je trouve intéressant…
Balter Wenjamin : …ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit quand on parle…
La femme de ménage : …ça, je suis d’accord que ce n’est pas du tout de l’ordre de l’évidence et qu’on est en train de construire un truc intéressant, particulier.
Balter Wenjamin : L’évidence, c’est quand même pas très intéressant, c’est comme dire qu’il fait beau quand il fait beau.
La femme de ménage : Il faut assumer le fait que ce sont des choix. Il y a une espèce de manière de dire « c’est comme ça » ou « j’ai raison parce que c’est ainsi ». L’évidence ça peut se rapprocher de ce segment d’autorité. Bien sûr, je suis d’accord, l’évidence n’est pas une bonne manière de se présenter ou de parler de ce projet-là. Parce qu’effectivement, si on a tant de mal que ça [rires]…
Fichel Moucault : Alors, parlons de l’étrangeté des archives.
La femme de ménage : Quand on dit aux gens « vous faites des archives, mais vous en faites quoi ? », ils croient répondre en disant « Il y a machin qui est venu présenter un bouquin ». Manifestement, ils ne répondent pas à notre question, ils répondent comme ce qu’ils font eux d’habitude, voilà, ça peut même pas se comparer avec ce qu’on veut faire, leur réponse ne se rencontre pas avec la question qu’on leur pose.
Balter Wenjamin : Il y a peut-être une évidence de l’archive, qui est une évidence qui ne m’intéresse pas beaucoup. Ou qui est déjà investie par les institutions. Il y a peut être une évidence de l’archive mais il n’y a pas d’évidence de ce qu’on veut faire avec les archives, et qui est justement la raison d’être de nos archives. Ce qui n’est pas évident, c’est ce projet d’un travail vivant sur le fond.
Fichel Moucault : Malgré tout, il faut pouvoir déblayer des choses qui sont évidentes pour chacun de nous, celles qui sont évidentes en général et d’autres qui sont complètement étranges. C’est à dire qu’effectivement même à l’intérieur de l’idée d’un travail vivant, il y a des choses qui sont évidentes, au moins d’un certain point de vue. Par exemple le fait que le passé recèle une richesse qu’on ne connaît pas et qui demande un travail, qui demande d’aller chercher, d’aller creuser.
La femme de ménage : J’adore cette phrase « celui qui ne connaît pas son passé est appelé à le revivre », je pense qu’une fois, il faudrait essayer de ne pas connaître son passé pour voir si c’est vrai [rires] ce serait quand même super marrant. Il suffirait de ne pas connaître son passé pour le revivre.
Balter Wenjamin : Il suffirait de ne rien connaître sur l’autonomie italienne… [rires]
Travailler sur les archives
Balter Wenjamin : C’est vrai que quand on va voir d’autres projets d’archives, on a l’impression bizarre que les archives ne sont pas faites pour travailler sur le fond des archives. Pourtant, ça ne paraît pas étrange de penser que si on fait des archives, c’est que, une fois réunis, les documents doivent servir à un travail, et que le travail n’est pas simplement la réunion des documents, même si c’est déjà un travail en soi.
La femme de ménage : Ce qui est clair, dans ces histoires-là, c’est plusieurs choses. La première c’est que dans des archives classiques, ce ne sont pas les mêmes qui les font, qui les gardent et qui s’en servent…
Balter Wenjamin : …donc il y a un point d’étrangeté de notre projet, c’est que ce sont les mêmes qui font les deux. Dans les deux sens c’est étrange: c’est étrange que les gens qui collectent s’en servent et c’est étrange que les gens qui s’en servent, on les invite à participer aussi à la constitution du projet. Pas forcément à la collecte parce que c’est quand même un travail particulier qui prend beaucoup de temps mais…
La femme de ménage : …oui, pas forcément, mais que les gens soient aux aguets sur le fait qu’on collecte, tu vois, ça peut être juste ça. Parce que si quelqu’un dit « je vais jeter toutes mes archives », lui dire « ben non ». Tout le monde n’est pas censé chercher activement. Cette recherche active, c’est un de nos points particulier, je pense qu’aucune archive ne cherche activement des choses, je veux dire activement de manière transversale, sans rester dans les zones balisées où les gens cherchent habituellement.
Balter Wenjamin : C’est ça, c’est qu’on ressemblerait plus à la cinémathèque qu’aux autres projets d’archives, en toute modestie.
La femme de ménage : Pourquoi ? À cause de quoi ?
Balter Wenjamin : À cause du fait qu’à la cinémathèque je pense que le fond sert effectivement : les films sont projetés par exemple…
La femme de ménage : …ça se discute, c’est plus compliqué, aujourd’hui la cinémathèque, elle est à une drôle d’époque. C’est à la fois un musée, à la fois un lieu très institutionnel…
Balter Wenjamin : …je ne parle pas d’aujourd’hui, mais de l’époque où la Nouvelle Vague allait y travailler.
La femme de ménage : …mais Langlois (2) il était un peu comme ça, tyrannique, omnipotent. Il voulait montrer les films mais, et c’est paradoxal, jusqu’à les abîmer, les détruire. En plus, d’un côté, il en collectait plein, mais après il les conservait tellement mal qu’il en a détruit des tas, ça c’est quand même un peu terrible. Il y a quelqu’un qui disait « il a détruit plus de films qu’il n’en a conservé » [rires]. Sur la conservation, ça nous indique quelque chose…
Balter Wenjamin : …peut-être plus à certain qu’à d’autres parmi nous, mais oui effectivement…
La femme de ménage : …il faut faire attention parce que quand on collecte, on prend une responsabilité. Effectivement ces choses-là auraient peut-être été jetées mais, une fois qu’on les a, elles ne l’ont pas été donc il faut qu’elles soient traitées ici mieux qu’ailleurs, sinon il vaut mieux les laisser là où elles étaient. Il faut se mettre en situation de pouvoir accueillir les choses bien, pas, comme Langlois, stocker du film nitrate dans sa baignoire.
Balter Wenjamin : …la différence avec la cinémathèque c’est quand même que c’est simple de concevoir ce qui doit être fait de ce qui est collecté : projeter un film, c’est pas compliqué.
La femme de ménage : Oui, c’est ça notre grande difficulté.
Balter Wenjamin : Notre difficulté c’est de vouloir faire des choses qui ressemblent aux projections publiques de la cinémathèque : voilà, regardez les trésors qu’on a trouvés, faisons-en quelque chose….
La femme de ménage : …mais avec des objets qui ne se projettent pas.
Balter Wenjamin : …avec des objets dont l’abord est difficile, qui sont des documents à lire…
Fichel Moucault : …on peut faire des projections de tract.
La femme de ménage : …pour finir, les gens qui réunissent des trucs et qui sont pas des lieux universitaires ne reçoivent pas vraiment de public. Donc le rapport à l’usage possible….
Balter Wenjamin : …ils ne vont pas chercher le public mais ils en reçoivent puisque, souvent, ils font des permanences… Nous on veut aller chercher les gens.
La femme de ménage : …c’est seulement parce qu’on veut travailler sur le fond qu’on va le faire.
Balter Wenjamin : C’est une autre forme d’étrangeté, le fait d’être dans une relation avec le public qui n’est pas juste on rend public notre existence, qui est plus volontariste que ça : on convoque du public.
La femme de ménage : On convoque du public à deux niveaux. On convoque du public pour travailler avec nous et pour recevoir le résultat d’un travail. Je pense que d’habitude le fait qu’il y ait un usage du fond est assez théorique et donc du coup c’est pas du tout pratique de s’en servir vraiment. Par exemple tu prends le catalogue de la BNF, il est mal fait par rapport à l’usage possible…
Balter Wenjamin : …ça c’est toi, tu trouves que tout est mal fait, tu fais le stakhanoviste du dimanche.
Accéder aux archives : la question du catalogue
La femme de ménage : …même le catalogue de la BNF n’est pas fait pour qu’on puisse l’utiliser comme il faut. C’est fait pour que, si tu es chercheur, si tu sais ce que tu cherches, si tu y passes 5 jours, si tu demandes à 4 gars qui savent comment marche un catalogue, tu arrives peut être à trouver les informations. C’est pas seulement parce que c’est beaucoup de travail de faire autrement,c’est aussi parce que c’est un regard particulier sur les objets, de chercher comment les documenter pour qu’ils puissent être retrouvés. Ce qui doit être au centre de la question du catalogue, c’est l’accès potentiel pour tout le monde à ce qu’il y a dans le fond. Par exemple, les archives qui n’indexent aucun tract, il faut être super volontariste pour aller voir ce qu’il y a dedans, même quand on cherche un truc précis. Nous on va devoir indexer les tracts si on veut les utiliser, même si c’est beaucoup de travail. Peut-être que du coup on le fera partie par partie. Mais quand ça sera fait, ça sera bien fait. Ce sera du boulot intéressant pour tout le monde.
Balter Wenjamin : Ça nous amène à un autre point qui est un point d’étrangeté, je pense : faire parfois le catalogue en public, à ciel ouvert, « sous les étoiles ». L’idée serait de proposer à qui veut de participer à la constitution du catalogue et que cette relation au fond soit aussi mise en question.
La femme de ménage : Oui, l’idée est que le catalogue soit fait parfois à plusieurs. Ça c’est déjà particulier, parce qu’habituellement c’est plutôt un travail qu’on essaye de se répartir et de diviser. Au contraire, le faire ensemble c’est bien pour la connaissance du fond. Ça donne une espèce de profondeur au travail. En plus on peut choisir le rayon particulier qu’on catalogue en public, parce que ça prépare le terrain à une autre initiative par exemple. Si on essaie de travailler sur la défense juridique on pourra cataloguer la partie justice comme un travail préparatoire. On sera obligé de réfléchir à comment retrouver les documents dans le cadre d’un travail.
Fichel Moucault : À ce propos, il me semble que toutes les nomenclatures ont un truc complètement pauvre dans le fait qu’elles n’offrent qu’un seul accès. Une nomenclature c’est un système de catégories, donc un certain rapport au langage, c’est ça qui est intéressant. C’est un certain découpage du réel, qui ne doit pas le recouvrir entièrement. Il faut pouvoir faire différentes nomenclatures, il faut pouvoir les faire entrer en contradiction.
Balter Wenjamin : Ce sur quoi ça se cogne, c’est sur la matérialité des objets. Dans ce cas là, il faut que le positionnement du livre soit arbitraire, que les livres soient placés de manière optimale en terme de place, par taille par exemple, et que ce soient les accès nomenclaturés qui permettent de les trouver. Par contre, et c’est dommage, la bibliothèque devient inutilisable, c’est à dire qu’il n’est plus possible d’y flâner, on ne peut pas fonctionner par contagion ou par métonymie (3).
La femme de ménage : On est obligé de passer par le catalogue. Je proposerais que dans un premier temps on garde des lieux thématiques. Par contre, passer par le catalogue permet toujours d’en trouver plus. C’est sûr que catégoriser, c’est mettre en valeur. Je veux dire par là que créer une catégorie « politique », c’est pas la même chose que créer une catégorie « politique parlementaire » / « politique extra-parlementaire », c’est pas la même chose que créer une catégorie « politique extra-parlementaire » / « autonomie », enfin segmenter c’est aussi valoriser, mais également séparer et articuler.
Balter Wenjamin : Bon, tout ce qu’on trouve finalement c’est plutôt des points d’étrangeté. Pour ce qui est de l’évidence, l’évidence de l’archive…
La femme de ménage : L’évidence ce serait pas le terme alors, ce serait le besoin impérieux comme le besoin de communisme, le besoin qui sourd et qui cogne à la porte, soit t’ouvres la porte, soit la porte cède, soit ça reste enfermé. Il y a un moment où il faut faire quelque chose. C’est le refoulé, un peu, les archives, c’est toutes nos défaites, tous nos morts, aussi toutes nos conneries. Il va falloir trouver des gens bien disposés parce que, on le voit dans les familles ou ailleurs, quand tu vas chercher dans le passé, on te demande : « pourquoi tu vas remuer la merde ? ». Là, ce sera peut-être moins aiguisé, moins ardent, ce ne sera pas à de petites échelles ou tout le monde se sent accusé tout le temps, mais il y a quand même quelque chose de ça. Quand tu vas chercher dans le passé, tu trouves des trucs qu’on a peut-être pas envie que tu trouves.
Le besoin d’archive
La femme de ménage : Comme je disais l’autre jour à Bay Radbrury : « ça se transmet comment l’histoire ? ». Ce qu’on pense habituellement c’est « l’histoire, ça se transmet quand ça doit, ça se transmet comme ça peut » et on a vu que c’était pas si vrai que ça, on a vu que si on y avait accès, c’est parce qu’il y avait des formes d’archives, que ce soit des fonds un peu constitués ou que ce soit les archives personnelles de militants un peu maniaques. En cherchant, on s’est rendu compte qu’il y a plein de trucs qui nous manquent, et que tout est d’accès compliqué. Pour le commun des mortels, il n’y a rien du tout. Comment se transmet l’histoire des luttes ? Il y a des petites bulles mythologiques qui sont mises en circulation, on te raconte telle baston à Longwy (4), tel machin, tel truc… ceux qui tiennent la distribution de ces petites bulles mythologiques ne sont pas très nombreux et ils n’ont pas intérêt à ce que tout d’un coup le robinet soit ouvert et que les sources soient accessibles.
Balter Wenjamin : Tu veux dire que le projet des archives, c’est l’humanisme contre le moyen-âge, qu’on donne accès aux sources sans se satisfaire de la transmission institutionnalisée qui codifie, qui décide ce qui se transmet et ce qui ne se transmet pas…
La femme de ménage : …je dirais même, plus exactement, qu’on se sert de l’accès aux sources pour critiquer cette transmission-là, qui est une vision du monde… C’est pas qu’on se satisfait pas, c’est qu’on lutte contre… Retourner aux sources permet de savoir ce qui a été gardé et ce qui a été écarté.
Balter Wenjamin : Forcément, donner l’accès aux sources c’est une démarche immédiatement critique. C’est pour ça qu’il faut travailler sur le « parler mao », ou le « parler anarchiste » comme les humanistes ont appris le latin et le grec pour lire les textes dans leur langue d’origine [rires].
La femme de ménage : Il n’y a pas d’évidence du projet des archives, va pour ça.
Balter Wenjamin : Si, bien-sûr qu’il y a de l’évidence, mais c’est exactement comme « en être » d’un mouvement, il y a toujours aussi une étrangeté.
La femme de ménage : Disons qu’il y a une tension désirante, un coup d’aiguillon…
Balter Wenjamin : …qui n’est pas la même pour chacun, c’est peut-être aussi ça l’étrangeté, c’est qu’il y a quelque chose d’un peu composite, d’un peu chimérique dans le projet lui-même, moi je désire la présence d’autres gens, du travail commun, toi tu désires plutôt des rayonnages avec des bouquins…
La femme de ménage : …un bunker de conservation…
Fichel Moucault : Le truc qui me paraît absolument évident c’est de relire, d’aller chercher ce qui s’est passé, directement…
La femme de ménage : …sans intercesseurs, quoi.
Fichel Moucault : Oui c’est à dire en passant outre les…
Balter Wenjamin : …bulles mythologiques…
Fichel Moucault : Effectivement il y a une étrangeté à faire ça. Une fois que ces bulles mythologiques ont pris une certaine densité, ça devient étrange de les questionner, de mettre ce qui se raconte en doute.
Balter Wenjamin : La question n’est pas tant de dénoncer des mensonges que de dire que cette mythologie-là, elle est faite pour quelque chose, et que peut être existe le besoin d’en constituer une autre, avec d’autres sortes de bulles.
La femme de ménage : …bulles mythologiques c’est peut être même trop sympa en fait, parce que je suis pas contre la mythologie en général. Il y a eu les tigres de papiers et il y a les bulles de savon : si t’appuie dessus, ça fait « plop ». On a besoin de circulation un peu solide, un peu tangible, un peu concrète, un peu cohérente, enfin plutôt, qui a du sens, dans laquelle on puisse puiser. Pas juste des bulles qui disparaissent ou s’estompent si tu les chatouilles, parce que c’était des outils de propagande en fait. Tu crois savoir des choses – c’est pas du tout pour être dans le registre du dévoilement – mais si tu te penches un petit peu, c’est comme les romans familiaux ou les tabous, tu crois que tu sais et puis tu te décales un peu, tu te poses une question, dès que tu cesses de prendre ce qu’on te dit pour argent comptant, ça ne marche plus du tout.
Fichel Moucault : C’est vrai que, spécifiquement sur les documents, ça m’a toujours semblé étrange, en évoluant dans les milieux politiques, à chaque fois que j’essayais de demander à quelqu’un où est-ce que je pouvais trouver quelque chose, absolument personne n’était capable de me dire comment, où, pourquoi, trouver ce truc. Je me souviens de ça par exemple pour l’histoire du film sur l’occupation de la place de la Réunion (5).
La femme de ménage : Parce que ces circulations de documents sont hyper-privées et contraintes.
Fichel Moucault : C’est vrai que ça paraît ni évident, ni étrange, mais impérieux de fabriquer un accès à ces documents-là. Après, ce que je trouve compliqué, c’est la forme du travail lui-même, comment ça s’articulerait concrètement…
Balter Wenjamin : Pour toi, femme de ménage, l’étrangeté dans la forme c’est de collecter et de travailler dessus en même temps, et que du coup travailler dessus c’est compliqué c’est ça ?
La femme de ménage : Oui, c’est plus simple de faire une bibliothèque, où personne ne viendrait…
Balter Wenjamin : Voilà, c’est juste que ça ne se fait pas, mais ça ne me paraît pas compliqué quand même de penser que si on réunit des documents c’est pour travailler dessus, que c’est à plusieurs qu’on peut être plus intelligent, que cela soit pour le travail de collecte ou le fait d’utiliser de manière vivante ce qu’on a recueilli. Mais bon c’est pas la première fois qu’on est confronté à ce genre de constat, quoi.
Fichel Moucault : C’est pour le mettre en place matériellement que ça suppose un certain nombre de choses qui rendent tout étrange. Par exemple ce sont des archives qui ne seront pas en accès libre, c’est pour moi immédiatement une étrangeté.
Balter Wenjamin : Moi je ne sais pas s’il faut rester là-dessus.
Fichel Moucault : Je pense que c’est important, au moins comme question, parce que c’est un point matériel qui veut dire quelque chose et qui permet des choses.
Balter Wenjamin : Après je pense que s’il y a un travail vivant et collectif sur des archives, c’est pas un problème qu’elles soient aussi en accès libre.
La femme de ménage : C’est pas seulement ça la question. La question, c’est le lieu, les disponibilités, et on n’a ni l’un ni l’autre. Chercher l’un et l’autre pourrait prendre toute la place, et ce n’est pas notre priorité. Après, effectivement, avec le temps on verra.
Balter Wenjamin : Fichel disait ça plus en positif, que ça pointait quelque chose de particulier.
La femme de ménage : C’est l’inverse des infoshops.
Fichel Moucault : Faire que l’élaboration du catalogue et du thésaurus fasse partie du projet, c’est l’idée d’organiser l’accès mais donc organiser l’accès…
Balter Wenjamin : …oui c’est pas « accès libre ».
Fichel Moucault : …dans le sens que c’est pas un accès abstraitement ouvert, à chacun, à tous, c’est organiser un accès dont on a tous besoin, sous certaines formes, qui restent à définir.
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1. « Boucle », pas au sens d’un retour sur soi-même, mais d’un looping, qui permet d’aller plus vite et plus loin.
2. Figure mythique de la collection et de la conservation de films, sur un mode gargantuesque et exclusif. Il est un des fondateurs de la Cinémathèque française en 1936. Il a beaucoup lutté contre la destruction systématique des pellicules à l’époque et permis qu’il y ait une histoire du cinéma.
3. La métonymie est une figure de style dans laquelle le sens se substitue par contiguïté, par exemple spatiale, ou logique, comme dans l’exemple suivant qu’on met pour le plaisir : « on peut toujours essayer de vivre de son travail = /du résultat de son travail/ (puisque, comme chacun sait, le travail en lui-même fatigue ou tue, mais en aucune façon ne fait vivre) » (Dictionnaire de rhétorique, Georges Molinié).
4. Voici peut-être encore un effet des bulles mythologique, confusion et imprécision. Les faits mentionnés ne se sont pas déroulé à Longwy, en Lorraine, mais autour de Chooz et Vireux, dans les Ardennes. La lutte à Longwy s’est caractérisé, en 1978-79 par des affrontements et des initiatives diverses des ouvriers de la sidérurgie, en butte à une restructuration assortie de licenciements, l’un des moments les plus fameux de cette lutte fut l’organisation de la manifestation du 23 mars 1979 à Paris (plusieurs centaines de policiers blessés et d’arrestations). Au début des années 1980, après l’élection de Mitterrand, et alors que les forme organisées de l’autonomie n’existaient plus, une lutte contre la construction d’un nouveau réacteur nucléaire à Chooz et celle des sidérurgistes de Vireux, eux aussi en butte à la restructuration, ont trouvées des intérêts communs, il y eut régulièrement des affrontements avec la police dans les Ardennes, auxquels se sont joints des gens d’ailleurs, notamment de Belgique et de la région parisienne. (cette note est une version corrigée de celle de la version papier)
5. Il s’agit d’un film de Michael Hoare, Place de la Réunion, réalisé en 1992. Ce film revient sur l’occupation de la place de la Réunion qui a eu lieu en 1990 dans le 20ème arrondissement de Paris. Celle-ci a duré plusieurs mois, et a eu lieu suite à l’expulsion de deux squats où le Comité des Mal-Logés tenait des permanences.