Entretien avec Thierry Garrel, producteur programmateur de documentaires

Propos recueillis par Jean-Baptiste Péretié, 2009

Texte repris de Passeurs de réel (2/4) : Thierry Garrel, un documentaire sonore de Jean-Baptiste Péretié et Nathalie Battus diffusé sur France Culture dans Sur les docks

Jean-Baptiste Péretié
Thierry Garrel, bonjour. Alors, avant d’entrer dans le vif de notre entretien, j’aimerais vous faire écouter une petite correspondance sonore que nous a adressé et que vous a adressé Alain Cavalier, un de ces cinéastes que vous avez soutenus et dont vous avez accompagné le travail pendant une vingtaine d’années.Alain Cavalier
« Thierry Garrel, pour moi c’est vingt ans, c’est trois jours aussi et puis c’est les trois minutes que je vais essayer de lui consacrer. Il y a vingt ans, je passe Quai des Célestins, je vois une femme âgée, matelassière, qui travaille, et j’ai envie de la filmer. Alors j’en parle à Isabelle Pons, productrice, qui me dit : « Oui, mais c’est la télévision, il faut des séries ». Je lui réponds : « Bon, je suis prêt à faire une série sur des femmes qui travaillent de leurs mains ». Donc, elle va voir Michel Seydoux, producteur, qui lui dit d’accord. Et après elle va voir Thierry Garrel, à La Sept-Arte, et Thierry Garrel dit : « Bien, qu’il vienne me voir ».
Je le rencontre dans un petit restaurant chinois, à la lumière assez avare. Le calibre de la télévision c’est treize minutes, vingt-six minutes, cinquante-deux minutes, moi je préfèrerais faire treize minutes, parce qu’au moins je suis sûr de ne pas être coupé par la publicité. Il rigole un peu, il me dit : « D’accord ».
Je tourne les douze portraits de femmes au travail, il les voit. Puis j’apprends qu’il trouve ça bien. Cela me donne le goût d’en faire douze autres. Il me redemande de venir le voir. Je reviens dans le restaurant chinois, bon marché – ce qui est un bon signe – et on remet le couvert. Après nous faisons un film de vingt-six minutes sur Georges de La Tour. Puis un autre plus tard, sur Pierre Bonnard, de vingt-six minutes, et puis Lieux Saints, trente-trois minutes, avec son merveilleux complice Luciano Rigolini. Entre temps, à la mort de sa femme, nous avions échangé quelques lettres tous les deux. Un jour, il me téléphone, pratiquement au bout de vingt ans, et il me dit : « Ecoutez, on me rend un petit hommage à la Cinémathèque de Barcelone, est-ce que vous voudriez venir avec moi ? ». J’ai été extrêmement touché et je lui ai dit oui. Je le retrouve là-bas, il avait une nouvelle femme, très vive, très gaie…
C’était un homme très ouvert. J’ai passé trois jours de rêves, délicieux avec lui, alors qu’il avait la réputation d’être un tout petit peu caustique dans ses jugements, un tout petit peu sévère même et de pousser les cinéastes dans leurs derniers retranchements, ce qui était une bonne chose mais quelque fois un peu rude pour eux. Et nous avons repris, lui l’avion, et moi le train. Et quelques mois plus tard, j’apprends qu’il quitte Arte, après vingt ans de travail merveilleux dans cette maison. Et là j’ai compris que c’est peut-être à cause de ce départ qu’il avait baissé sa garde, et moi j’en avais magnifiquement et délicieusement profité. »Jean-Baptiste Péretié

D’Alain Cavalier, que l’on entendait à l’instant, à Samuel Collardey, qu’on entendait tout à l’heure, ce sont, Thierry Garrel, plusieurs générations de cinéastes que vous avez édités, au sens d’un éditeur de livre pourrait-on dire, et non seulement plusieurs générations de cinéastes, mais avec elles, vous avez souhaité accueillir et favoriser différents types d’écriture documentaire, du grand format au format court, du film d’archives au feuilleton. Dans cette très grande profusion, dans ce foisonnement, dans cet éclectisme de films, d’écritures, y avait-il malgré tout une unité ? Trouvez-vous un dénominateur commun à tous ces films, que vous avez, comme on dit « commissionnés » ?

Thierry Garrel
J’ai travaillé avec des gens de générations très différentes, des anciens et des tout jeunes, dans des genres très différents. Je n’ai eu qu’une seule ligne de conduite : la télévision d’auteur. Je pensais qu’une télévision sans auteurs, c’était comme du bois sec, du bois mort. Pour que ça fleurisse, il fallait des auteurs. Toute ma vie professionnelle, je l’ai consacrée à ça.

Jean-Baptiste Péretié
Et vous diriez que votre souci constant, tout au long de ces années, a été de repérer toujours des nouvelles écritures ?

Thierry Garrel
Oui, j’ai horreur de la répétition, je trouve que ce qui est beau dans le monde c’est le nouveau. J’ai été nourri, professionnellement, tout jeune, par la pensée de Pierre Schaeffer, au Service de la Recherche de l’ORTF. Il s’inquiétait de la pollution mentale provoquée par les communications de masse. Je pense que le vrai antidote c’est le renouvellement des formes, des écritures. C’est la nouveauté, c’est la recherche… La recherche du singulier. Moi je ne crois qu’au singulier.

Jean-Baptiste Péretié
Aux débuts d’Arte, vous tentez le pari, que vous gagnez haut la main, de Grand Format. Une écriture documentaire sur la durée puisque ce sont des films d’une heure et demie. On pourrait dire que ce sont des films de cinéma à la télévision.
Et puis, à l’autre extrémité du spectre, peu avant de partir, vous lancez une revue documentaire « Cut up », là ce sont des formats courts, des courts métrages documentaires. Qu’est-ce qui fait que, peu avant de quitter Arte, vous vous décidez à lancer – ou à relancer – des formats courts ? Le documentaire n’est-il pas un genre qui nécessite du temps ?

Thierry Garrel
Lorsque j’ai lancé Grand Format, il y a vingt ans, le slogan était « le documentaire c’est un film », c’était le slogan de Marseille. Et on avait répondu : « le documentaire c’est la télévision même ». A travers le grand format et la durée, on redonnait une noblesse au genre documentaire lui-même. C’était très important pour un certain nombre d’auteurs, pour des œuvres ambitieuses, de sortir des formatages et des durées courtes de la télévision. Et aujourd’hui, cette initiative de « Cut up » et de la forme brève, simplement, je pense que c’est de notre temps, c’est d’aujourd’hui. Ça n’est absolument pas exclusif des formes longues. Il y a un certain nombre de films longs documentaires qui, maintenant, ont acquis une notoriété internationale, passent dans les salles… En gros, le documentaire a ses lettres de noblesses. Mais je pense que pour la nouvelle génération, la brièveté est un mode de notre temps. J’ai été très marqué quand j’étais jeune par Walter Benjamin et ses textes intitulés Sens Unique, qui font une demi-page ou une page mais qui sont extrêmement puissants. La brièveté n’empêche pas de penser et de penser avec élégance. Si « Cup up » arrive à accomplir son ambition, ce pourrait être une manière de donner un intérêt pour le réel à une génération qui est plutôt nourrie et gavée, d’un côté de musique, et de l’autre de films d’action ou de science-fiction, donc d’un univers totalement irréel. Et ensuite, ce pourrait être aussi une manière de renouer avec des formes plus longues, éventuellement.

Jean-Baptiste Péretié
Télévision d’auteur, disiez-vous tout à l’heure. Iriez-vous jusqu’à dire que votre projet a été de faire entrer le documentaire télévisé dans l’histoire de l’art ? Comme les « jeunes turcs » des Cahiers du Cinéma, dans les années 50, ont voulu faire entrer le cinéma dans l’histoire de l’art.

Thierry Garrel
Oui, enfin… l’histoire de l’art… Je crois évidemment en la dimension artistique du documentaire, je crois en la puissance de la langue des images, je crois que le cinéma peut être une bonne nouvelle. Et j’entends le cinéma pas au sens large, pas seulement celui qui est en salle, mais celui qui produit des images, des sons et des organisations temporelles.
La télévision dans son premier âge – dont j’ai connu le déclin à la fin des années 60 – avait une fureur d’invention, y compris en accueillant des artistes venus de divers milieux. Les années passant, la télévision commerciale a privilégié la consommation et donc la recherche du consensus et des formes les plus faciles, et de l’autre côté la télévision de service public – pour laquelle je n’ai jamais cessé de travailler, durant trente-neuf ans – a eu tendance à évacuer les auteurs. L’auteur, c’est celui qui gène, c’est celui qui empêche la rationalité, la répétition du même, la garantie d’un indice d’écoute. C’est une spirale tout à fait mortifère pour une télévision que de s’interdire la surprise et le renouvellement du monde que les auteurs peuvent apporter. Dans le champ du documentaire, tout particulièrement, car le regard documentaire renouvelle le monde, renouvelle le rapport aux autres. Je ne sais pas comment vous vivez cela, vous qui êtes plus jeune. Mais moi je pense que le documentaire et les documentaristes redonnent envie de partager des interrogations sur le monde, de s’étonner de la différence et de la similarité des autres hommes qui vivent sur cette planète, ils ouvrent l’horizon. C’est la seule chose qui m’intéresse dans la vie.

Jean-Baptiste Péretié
Les auteurs ouvrent l’horizon, dîtes-vous. Pourtant, Alain Cavalier l’évoquait, vous n’avez pas toujours été tendre avec les auteurs. Vous étiez même plutôt dur, plutôt sévère. Etait-ce une méthode de travail ? Autrement dit, pour tirer le meilleur d’un créateur ou d’un auteur, faut-il en quelque sorte lui faire violence ?

Thierry Garrel
Non, je n’aime pas la violence, j’ai horreur de la violence. En revanche, j’aime la vérité. J’ai toujours pratiqué la vérité dans mon métier. La vérité est toujours bonne à dire et je pense que la pire trahison que l’on puisse faire à un auteur, c’est de ne pas lui dire ce que l’on pense de ce qu’il a fait, ou de ce qu’il est en train de faire, à un moment où il s’interroge sur son œuvre.
Au nom de cette vérité, c’est vrai que j’ai été craint, mais il vaut mieux être craint que méprisé, comme dit l’autre. Je n’ai pas d’égo personnel de réalisation, je veux simplement aider de toutes mes forces des auteurs à accomplir leurs œuvres. C’est vrai qu’à un certain moment j’ai développé une sensibilité ou un savoir-faire qui me permet d’établir un échange avec un auteur, disons, de lui parler d’égal à égal. Je rappelle d’ailleurs que cette relation n’est jamais binaire, elle est triangulaire, entre un producteur, un auteur et un responsable de programme. Je pense que c’est important, parce que cela empêche tout abus de pouvoir. D’expérience, j’observe que les auteurs, passé un premier moment d’inquiétude, vous sont toujours fortement reconnaissants lorsque l’on se met à leur parler de ce qu’ils sont en train de faire et de ce que l’on entend de ce qu’ils sont en train de faire. Vous arrachez l’auteur à la solitude de son travail de création, particulièrement forte dans le travail de documentaire, où les œuvres demandent du mûrissement, du temps, notamment au montage, qui est comme un deuxième tournage dans le documentaire. Pendant cette période de construction et de structuration, il est très important de partager une intersubjectivité, pour savoir ce que l’on peut percevoir de ce que l’auteur croit avoir articulé. Etre le premier spectateur pour un auteur et lui dire : « Là, je n’entends pas la guitare, là au contraire je ne comprends pas pourquoi … », non pas pour lui indiquer ce qu’il faut faire, mais pour marquer qu’il y a un problème.
Parfois certains des réalisateurs avec lesquels j’ai travaillés étaient dans un premier temps un peu scandalisés. Evidemment, ils ne le disaient pas : lorsqu’on a une position de pouvoir, les gens n’osent pas vous dire ce qu’ils pensent. J’ai le sentiment, néanmoins, qu’il n’y a qu’un très petit nombre de cas dans lesquels cette vérité directe et cet échange de plain-pied ont pu être vécus comme des violences, puisque vous utilisiez ce mot.

Jean-Baptiste Péretié
Vous disiez que le montage en documentaire c’est en quelque sorte un second tournage. Et Samuel Collardey disait tout à l’heure : « C’est un très bon monteur, Thierry Garrel »…

Thierry Garrel
Oui, c’est vrai que j’aime beaucoup le montage. Et je pense que si je n’avais pas fait ce travail du côté de la production et du programme, l’autre métier qui m’aurait tenté c’est le montage. Pourquoi ? Parce qu’en documentaire le montage, c’est tout. En fiction, le montage suit quand même la causalité du scénario, mis à part les flash-back. Dans le documentaire, à la fois la structure générale du récit mais aussi la façon dont se concentre l’attention du spectateur sur tel ou tel aspect de l’image ou tel ou tel propos, est absolument déterminée par la construction même. Dans le matériau documentaire, qui n’a pas été prémédité, au sens où l’on aurait contrôlé les paroles, les mouvements, les lumières, les durées, etc., le sens prolifère et ça déborde de partout. Donc le montage organise l’œil mental du spectateur et lui donne une place dans laquelle il suit et comprend au-delà des mots. C’est pour cela que la langue des images est si belle et qu’elle transcende les différences culturelles. Elle parle directement à chacun. Elle met le spectateur dans une position active et c’est le montage qui lui donne le plaisir de ce regard. A partir du moment où un spectateur est rentré dans une temporalité complexe, comme celle qu’organisent les documentaires, je pense qu’il fait une expérience unique, riche, mémorable et qui laisse des traces. Je crois à une télévision qui ne laisserait pas totalement indemnes les spectateurs, qui ne serait pas seulement un dérivatif à ses soucis mais qui lui ouvrirait d’autres horizons, comme je disais tout à l’heure.

Jean-Baptiste Péretié
Donc pas de désir de réalisation, disiez-vous, un goût très profond pour le montage. A travers tous ces films que vous avez soutenus, à travers toutes ces œuvres auxquelles vous avez permis d’exister, diriez-vous que vous aussi, d’une certaine manière, vous avez bâti une œuvre ?

Thierry Garrel
Oui. Enfin je ne sais pas trop… Je suis content de ce que j’ai fait. Je vois qu’un grand nombre de films que j’ai aidé à produire sont devenus des classiques, on les retrouve maintenant édités en DVD, les gens en parlent encore. Disons, je suis content d’avoir été de mon temps et d’avoir aidé la création comme agitateur culturel. Une œuvre, non, je ne crois pas. Je crois avoir gagné la sympathie de gens respectables. Les documentaristes sont des gens respectables, beaucoup plus que dans la fiction. Ce sont des gens qui aiment l’humanité, qui aiment l’autre. On ne peut pas faire ce métier sans avoir un profond goût d’interrogation sur la condition humaine et sur l’invention de la vie. Mais voilà … Une œuvre non.
Simplement, j’ai duré. Peut-être pour la rage de certains ! Cette responsabilité de programmes, je la partageais avec des chargés de programmes qui travaillaient avec moi, je n’étais pas tout seul : nous étions une équipe d’une quinzaine de personnes, il y avait un esprit d’équipe. Cette exigence je l’ai maintenue de haute lutte, car les choses ne sont jamais accordées. On ne prête qu’aux riches, tout le monde est prêt à voler au secours de la victoire donc il faut tout de même faire sinon des succès, au moins des productions qui ont un assez fort impact pour que l’on reconnaisse que les risques que vous avez pris sont valables. Donc j’ai tenu longtemps puisque j’ai fait 21 ans à Arte. Cette durabilité m’a permis de développer et d’approfondir une politique de programmes et d’avoir également une logique de collection sur du long terme. A la télévision publique, dans la valse des responsables de programmes, dans la précarité dans laquelle ils sont mis, il n’est pas toujours permis d’affirmer une politique. Moi j’ai eu ce privilège là. C’est une servitude, ou une obligation peut-être, d’assumer des responsabilités dans une chaîne de télévision publique mais c’est aussi un bonheur.

Jean-Baptiste Péretié
Une servitude, une obligation. Vous avez écrit « la télévision est une affaire sérieuse et de santé publique ». Dans quel état l’avez-vous laissé cette télévision publique ?

Thierry Garrel
Je ne suis plus dedans, mais je la suis tout de même de l’œil. Je suis très très soucieux de ce que deviennent les télévisions publiques en Europe en général mais particulièrement en France. Je suis assez scandalisé de son sous financement, des lois récentes, et de son affaiblissement. Nous sommes le seul pays au monde qui ait réduit la redevance, à l’époque du premier gouvernement Chirac, ce qui a été fatal à une croissance harmonieuse. Cela nous a mis à la remorque de l’Europe en ce qui concerne le montant de la redevance, donc en ce qui concerne la richesse des télévisions publiques. Surtout, avec les tutelles politiques qui cherchent à s’exercer, on crée un état d’esprit, dans lequel la création n’a pas vraiment le droit de cité et dans lequel les prises de risques ne sont pas favorisées. Arte, par rapport à cela, a bénéficié d’un privilège, avec l’obligation en contrepartie de montrer le sens que ça pouvait avoir dans une culture audiovisuelle. Je pense que les télévisions publiques, c’est une affaire de santé publique. Les sociétés qui les laisseraient dépérir s’exposent, d’après moi, à de très fortes violences sociales. La télévision publique est à la fois un moyen de communication très important entre les groupes sociaux et un moyen d’expression pour les artistes et les auteurs. C’est un espace imaginaire dans lequel la société parle avec elle-même. Je ne crois pas que les télévisions commerciales jouent ce rôle.

Jean-Baptiste Péretié
Est-ce que c’est parce que vous n’arriviez plus à lutter contre ces tendances que vous avez fini par décider de quitter Arte ?

Thierry Garrel
Ah non pas du tout ! Plus la situation a été difficile au contraire, plus je me suis battu professionnellement. Douze ans à l’INA, j’ai fait six ans au Service de la Recherche de l’ORTF, vingt-et-un ans à Arte et je me suis dit un jour : « C’est assez ! ». D’où les baleines…

 

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