Entretien avec Jean-Luc Godard à propos de Film Socialisme

Par Renaud Deflins, Sud Rail Magazine, 15 avril 2010

Q production, distribution, exploitation ?

R depuis la fin des grands studios, après
la der des der guerres mondiales, globales,
cet ordre a été inversé, et la
grande noblesse vient désormais en premier,
le tiers état en dernier.

Q cinéma et films, la différence ?

R de même, le cinéma ne se trouve plus
nécessairement dans les films.

Q le 3D ?

R très vite, la dimension du temps a
disparu et l’espace s’est aplati, cinémascope,
seize neuvième.

Q de quoi, de quoi, la géométrie ?

R Euclide comprenait la langue des Pyramides,
pas Aristote.

Q et le mot pourquoi ?

R Freud n’a pas étudié à fond la naissance
du mot après la naissance, lorsque l’enfant
parle encore sans mots dire. Seuls
les animaux en seront les gardiens.

Q à quand la paix au Moyen-Orient ?

R aussitôt qu’Israël et la Palestine
introduiront six millions de chiens,
et se promèneront avec eux en voisins
qui ne parlent, qui ne parlent pas
d’autre chose.

Q tragédie et démocratie ?

R sans Sophocle, pas de Pericles.

Q et le droit d’auteur ?

R on oublie le réel problème de Beaumarchais,
non pas détenir la propriété du “ Mariage
de Figaro ”, mais simplement partager les
recettes.

Q quesaco nos humanités ?

R dans les lycées français, autrefois, le
grec et le latin s’identifiaient ainsi.
On peut définir l’humanité comme une
courbe infinie en tous ses points, sauf en
un où elle est nulle (cf. L.Schwarz).

Q l’Europe heureuse ?

R loin des croyances historiques, on
ferait mieux de voir que ce sont les
princes allemands qui ont créé notre
Europe en faisant leur unité. Et donc
qu’aujourd’hui France, Pologne, Hongrie,
ne sont que des “ Länder ”. De son côté,
en désirant “ fara da se ”, l’Italie
présupposait déjà des forces futures
de l’Axe.

Q faire rimer égalité et merde ?

R notre (?) en est le signe. Seule attitude
par laquelle animaux et humains sont en
égalité – pot, siège, chaises, etc.

Q que des plans fixes ?

R devant le microscope, le chimiste ne
fait pas de travellings, ni les compagnies
pétrolières quand elles forent
jusqu’aux fonds des mers.

Q et le visage de l’autre ?

R hélas pour lui, le philosophe Levinas
ne s’était pas promené sur les champs
de bataille avec un caméscope et son
miroir inversable.

Q blogs et SMS ?

R d’une certaine façon, derrière cette
jeune pensée semblable à un ver de
terre, une seule chose importe à tous
ces ardents Phoenix : survivre et
trouver au fond du chaos une chance
de ressusciter (cf. Prigogine).

Q encore de la politique ?

R oui, car les démocraties modernes,
en faisant de la politique un domaine
de pensée séparé, prédisposent
au totalitarisme.

Q ixe plus trois égale un ?

R pas une formule style Einstein, une
métaphore au sommet et à la base de
tout montage. Si celui-ci est financier
par exemple, cela permet de rapprocher la dette actuelle de la Grèce
avec les hordes de touristes germaniques,
ou d’entendre la phrase de
Montesquieu : quand les finances sont
honorées, l’Etat est perdu.

Q et les images ?

R le vieux mage Bachelard parlait d’image
implicite et d’image explicite. Citons
Jules Renard avec son image du silence :
de la neige sur de l’eau.

Q vision de l’avenir ?

R même sur Final Cut, la plus humble ou
arrogante des monteuses est en prison
arrimée au passé comme au futur, et doit
faire avec pour le présent. Seul le cinéma
reproduit ce travail humain.

Q un dernier film ?

R rien qu’un titre :  » Adieu au Langage  »

« Le droit d’auteur ? Un auteur n’a que des devoirs » Jean-Luc Godard

Extrait d’un entretien paru dans les inrockuptibles du 18 mai 2010.

Comment procédez-vous pour agencer tout ça ?

Il n’y a pas de règles. Ça tient de la poésie, ou de la peinture, ou des mathématiques. De la géométrie à l’ancienne surtout. L’envie de composer des figures, de mettre un cercle autour d’un carré, de tracer une tangente. C’est de la géométrie élémentaire. Si c’est élémentaire, il y a des éléments. Alors je montre la mer… Voilà, ce n’est pas vraiment descriptible, ce sont des associations. Et si on dit association, on peut dire socialisme. Si on dit socialisme, on peut parler de politique.

Par exemple de la loi Hadopi, de la question du téléchargement pénalisé, de la propriété des images…

Je suis contre Hadopi, bien sûr. Il n’y a pas de propriété intellectuelle. Je suis contre l’héritage, par exemple. Que les enfants d’un artiste puissent bénéficier des droits de l’oeuvre de leurs parents, pourquoi pas jusqu’à leur majorité… Mais après, je ne trouve pas ça évident que les enfants de Ravel touchent des droits sur le Boléro…

Vous ne réclamez aucun droit à des artistes qui prélèvent des images de vos films ?

Bien sûr que non. D’ailleurs, des gens le font, mettent ça sur internet et en général c’est pas très bon… Mais je n’ai pas le sentiment qu’ils me prennent quelque chose. Moi je n’ai pas internet. Anne-Marie (Miéville, sa compagne et cinéaste – ndlr) l’utilise. Mais dans mon film, il y a des images qui viennent d’internet, comme ces images de deux chats ensemble.

Pour vous, il n’y a pas de différence de statut entre ces images anonymes de chats qui circulent sur internet et le plan des Cheyennes de John Ford que vous utilisez aussi dans Film Socialisme ?

Statutairement, je ne vois pas pourquoi je ferais une différence. Si je devais plaider légalement contre les accusations de pillage d’images dans mes films, j’engagerais deux avocats avec deux systèmes différents. L’un défendrait le droit de citation, qui n’existe quasiment pas en cinéma. En littérature, on peut citer largement. Dans le Miller (Vie et débauche, voyage dans l’oeuvre de Henry Miller – ndlr) de Norman Mailer, il y a 80 % de Henry Miller et 20 % de Norman Mailer. En sciences, aucun scientifique ne paie des droits pour utiliser une formule établie par un confrère. Ça, c’est la citation et le cinéma ne l’autorise pas. J’ai lu le livre de Marie Darrieussecq, Rapport de police, et je le trouve très bien parce qu’elle fait un historique de cette question. Le droit d’auteur, vraiment c’est pas possible. Un auteur n’a aucun droit. Je n’ai aucun droit. Je n’ai que des devoirs. Et puis dans mon film, il y a un autre type d’emprunts, pas des citations mais simplement des extraits. Comme une piqûre lorsqu’on prend un échantillon de sang pour l’analyser. Ça serait la plaidoirie de mon second avocat. Il défendrait par exemple l’usage que je fais des plans des trapézistes issus des Plages d’Agnès. Ce plan n’est pas une citation, je ne cite pas le film d’Agnès Varda : je bénéficie de son travail. C’est un extrait que je prends, que j’incorpore ailleurs pour qu’il prenne un autre sens, en l’occurrence symboliser la paix entre Israël et Palestine. Ce plan, je ne l’ai pas payé. Mais si Agnès me demandait de l’argent, j’estime qu’on pourrait la payer au juste prix. C’est-à- dire en rapport avec l’économie du film, le nombre de spectateurs qu’il touche…

Pour exprimer la paix au Moyen-Orient par une métaphore, pourquoi préférez- vous détourner une image d’Agnès Varda plutôt qu’en tourner une ?

Je trouvais la métaphore très bien dans le film d’Agnès.

Mais elle n’y est pas…

Non, bien sûr. C’est moi qui la construis en déplaçant l’image. Je ne pense pas faire du tort à l’image. Je la trouvais parfaite pour ce que je voulais dire. Si les Palestiniens et les Israéliens montaient un cirque et faisaient un numéro de trapèze ensemble, les choses seraient différentes au Moyen- Orient. Cette image montre pour moi un accord parfait, exactement ce que je voulais exprimer. Alors je prends l’image, puisqu’elle existe. Le socialisme du film consiste à saper l’idée de propriété, à commencer par celle des oeuvres… Il ne devrait pas y avoir de propriété des oeuvres. Beaumarchais voulait seulement bénéficier d’une partie des recettes du Mariage de Figaro. Il pouvait dire “Figaro, c’est moi qui l’ai écrit”. Mais je ne crois pas qu’il aurait dit “Figaro, c’est à moi”. Ce sentiment de propriété des oeuvres est venu plus tard. Aujourd’hui, un type pose des éclairages sur la tour Eiffel, il a été payé pour ça, mais si on filme la tour Eiffel on doit encore lui payer quelque chose.

Votre film sera mis en ligne sur FilmoTV en même temps qu’on pourra le découvrir en salle…

L’idée n’est pas de moi. Lorsqu’on a fait les films-annonces, c’est-à-dire tout le film mais en accéléré, j’ai proposé qu’on les mette sur YouTube parce que c’est un bon moyen de faire circuler les choses. La mise en ligne est l’idée du distributeur. Ils ont donné de l’argent pour le film, donc je fais ce qu’ils me demandent. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne l’aurais pas sorti en salle de cette façon. On a mis quatre ans à faire ce film. En termes de production, il est très atypique. On l’a tourné à quatre, avec Battaggia, Arragno, Grivas, à égalité. Chacun partait de son côté et ramenait des images. Grivas est parti seul en Egypte et a ramené des heures de pellicule… On s’est donné beaucoup de temps. Je pense que le film aurait dû bénéficier d’un même rapport à la durée quant à sa distribution.

Ça veut dire quoi concrètement ?

J’aurais bien aimé qu’on engage un garçon et une fille, un couple qui ait envie de montrer des choses, qui soit lié un peu au cinéma, le genre de jeunes gens qu’on peut rencontrer dans des petits festivals. On leur donne une copie DVD du film puis on leur demande de suivre une formation de parachutiste. Ensuite, on pointe au hasard des lieux sur une carte de France et on les parachute dans ces endroits. Ils doivent montrer le film là où ils atterrissent. Dans un café, un hôtel… ils se débrouillent. Ils font payer la séance 3 ou 4 euros, pas plus. Ils peuvent filmer cette aventure et vendre ça ensuite. Grâce à eux, vous enquêtez sur ce que c’est que de distribuer ce film-là. Après seulement vous pouvez prendre des décisions, pour savoir si oui ou non on peut le projeter dans des salles normales. Mais pas avant d’avoir fait une enquête d’un ou deux ans là-dessus. Parce qu’avant, vous êtes comme moi : vous ne savez pas ce que c’est que ce film, vous ne savez pas qui peut s’y intéresser. Vous avez un peu déserté l’espace médiatique.

Dans les années 1980, on vous voyait davantage dans la presse, à la télévision…

Oui, ça m’ennuie, maintenant. Je ne cherche plus à subvertir un certain processus de télévision. A l’époque, j’y croyais un peu. Je ne pensais pas que ça pouvait changer quoi que ce soit mais que ça intéresserait des gens de faire autrement. Ça les intéresse trois minutes. Il y a encore des choses qui m’intéressent à la télévision : les émissions sur les animaux, les chaînes d’histoire. J’aime bien Dr House aussi. Il y a un blessé, tout le monde s’attroupe autour de lui, les personnages s’expriment dans un vocabulaire hypertechnique, j’aime bien. Mais je ne pourrais pas en regarder dix de suite.

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