Entretien avec Bruno Dumont

Propos recueillis par Julien Pichené et Laurent Devanne, 2003

Pialat disait vouloir faire un « cinéma sans gras », certainement que Bruno Dumont s’inscrit dans cette même démarche d’un cinéma sec, un cinéma épuré qui met en avant le langage des corps. Après La vie de Jésus et L’humanité , il poursuit son questionnement de la nature humaine à travers un « thriller expérimental » qu’il situe cette fois dans le désert californien. 29 Palms est un retour à l’état primitif. Confrontant civilisation et nature, modernité et désert, Dumont renvoie l’homme à ses besoins archaïques de sexe et de violence.
Nous l’avons rencontré le 11 Septembre 2003 dans les bureaux de son attachée de presse à Paris. Avec 3 films seulement, il est déjà sans conteste l’un des cinéastes français les plus passionnants d’aujourd’hui. Il s’exprime comme un peintre moderne, intransigeant, précis et passionné…

 

29 palms a une genèse assez particulière: vous êtes parti aux Etats-Unis pour des repérages sur un film qui doit s’appeler The end et que vous n’avez pas encore fait et puis vous êtes tombé sur ce désert de Joshua Tree qui vous a poussé à changer de projet, qu’est-ce qui vous a tant plu dans ce désert ?
Je n’avais pas tourné depuis 2 ou 3 ans, depuis
L’humanité et il y a The end que je prépare mais que je ne vais pas tourner avant 2 ou 3 ans. C’est un film policier. Et 29 palms n’a aucun rapport avec The end. Ce qui s’est passé c’est que j’ai eu une sensation du désert tout à fait extraordinaire et j’ai senti que je pouvais faire un film là. Très vite. C’est donc sur cette sensation-là que le film s’est bâti. Si je parle aujourd’hui de film d’horreur, c’est qu’il y a eu un effroi très très fort et qu’il y avait là quelque chose de cinématographique qu’il ne fallait pas louper.

Vous déclarez aussi avoir découvert la bande originale du film par hasard dans votre voiture. Est-ce que vous attendez que les éléments viennent vers vous pour les travailler ensuite ?
Absolument. Je ne fais qu’attendre. J’adore les accidents. Je n’aime pas ce qui est écrit, ce qui est préparé, ce qui est pensé. Pour moi, faire du cinéma en essayant de traduire ce que j’ai écrit ne m’intéresse pas. Donc, j’attends. Je mets les acteurs dans des situations et j’attends qu’il se passe quelque chose. Je suis peut-être plus comme un peintre qui cherche des accidents et c’est avec ces accidents que je fais le film.

À propos des acteurs, vous aviez l’habitude dans vos précédents films d’utiliser des acteurs non professionnels, or ici avec Katya Golubeva qu’on a vu chez Carax ou chez Claire Denis, vous prenez une actrice connue. Pourquoi ce choix qui dénote avec vos précédents castings ?
Personnellement, je ne l’avais jamais vu, je ne la connaissais pas donc pour moi, c’était quelqu’un de tout à fait inconnu. Donc ça ne me gêne pas. Je n’avais pas d’elle une image qui m’aurait gênée. D’autre part, ce ne sont pas ses talents d’actrice qui m’intéressent non plus. C’est vraiment sa sensibilité, sa personnalité, ses humeurs que j’avais envie de modeler. Donc la démarche reste la même.

Et le fait qu’elle soit professionnelle ne change rien non plus ?
Il fallait l’empêcher d’être professionnelle. Elle a essayé dans les premières scènes de composer mais je l’ai empêchée et donc, au bout de quelques jours ou quelques heures, elle est devenue elle-même.

Comment l’avez-vous découverte si ce n’est pas le biais du cinéma ?

J’ai fait des castings à Los Angeles et elle était là. J’étais simplement frappé par sa personnalité très… comment dire ça ? À la fois quelqu’un de très très fragile et très nerveux, très inattendue. Ca correspondait exactement au personnage. Je choisis mes acteurs en fonction de la coïncidence qu’ils peuvent avoir avec mon personnage.

Comment se passe la découverte de l’acteur ? Lui donnez-vous un texte, faites-vous des scènes d’improvisation ?

Non, les acteurs n’ont rien. Dès que je les choisis, j’explique à Katya et à David ce que je veux faire. Je leur demande si ça les intéresse ou pas. Ils n’ont pas le scénario mais ils acceptent tacitement de faire le film.

En fait, je parlais du moment du casting, qu’est-ce que vous leur donnez à faire pour qu’ils révèlent ce qui vous intéresse ?
Rien, il ne font rien, ils parlent. Je m’entretiens avec eux. Je ne fais pas d’essais. Comme ce qui m’intéresse c’est eux, si je suis séduis par la rencontre, c’est bon. Je n’ai pas besoin de les faire jouer comme je ne veux pas les faire jouer. En même temps, c’est un risque que je prends. C’est un pari que je fais.

Ca fait partie de la démarche dont vous nous parliez tout à l’heure. Vous attendez d’être happé par une personnalité pour éventuellement modifier des points de récit ?

Je modifie sur le tas. Effectivement sur certaines scènes, il y a des choses écrites qui ne se feront pas, soit parce que l’acteur n’est pas capable de le faire, soit parce qu’il ne le fait pas bien. Ce qui m’intéresse c’est d’être en harmonie avec lui. Par exemple, la scène où elle pleure au début du film, je ne lui ai jamais demandé de pleurer. Mais comme elle était très très nerveuse, très tendue, elle a pleurée. Donc, je l’ai entendue. Je n’ai rien dit. J’ai laissé tourner la caméra. Ca se passe comme ça, en fait. J’attends. Je dis « Moteur » et j’attends qu’il se passe quelque chose. Il y a une scène où elle se met à rire. C’est un vrai fou rire. Je ne lui ai jamais demandé de faire un fou rire. C’est elle qui déclenche des choses. Ca me permet d’avoir du vrai. Le vrai, c’est eux. Du faux, c’est la fiction. Et ce mélange des deux donne une espèce de chose que j’aime bien, d’étrange. Donc, c’est une cuisine.

Le fait que vous ayez choisi des acteurs qui sont assez beaux physiquement, était-ce pour contraster avec la brutalité, la violence que l’on trouve à la fin du film ?
Oui, j’ai choisi David parce que je trouvais que dans son visage était inscrit ce qui allait lui arriver. Il y avait quelque chose de pathétique. Elle, elle avait quelque chose de très neurasthénique, de très agité. Ils sont tous deux comme des espèces d’autistes. J’avais envie de ça. Mon cinéma n’est pas un cinéma de la réalité. La réalité ne m’intéresse pas. La représentation de l’horreur et de l’amour m’intéresse quand elle est modifiée, altérée. Il y a quelque chose de très aliénant dans leur manière d’être. Je cherche ça. Je cherche à être très radical dans la représentation et de chercher des formes modifiées. C’est la modification qui m’intéresse.

Pour revenir sur le récit, on ne sait pas vraiment où vont ces personnages, on ne sait pas non plus d’où ils viennent. Est-ce que c’est une façon de brouiller les pistes et d’envisager tous les scénarios possibles ?
Non, non… pour ce film, je voulais vraiment renoncer à l’importance du scénario et à l’importance des personnages tels qu’ils existent aujourd’hui dans la construction du film. Quand on bâtit un film aujourd’hui, il faut un bon scénario et de bons acteurs. Il y a tellement de films qui sont mauvais alors qu’ils ont un bon scénario et de bons acteurs. Donc un film de cinéma ne se réduit pas à ça. J’en suis complètement convaincu. Il ne faut pas qu’il y ait trop d’importance donné au sujet et aux acteurs. Pour moi ce film est un essai: prenons une histoire minime, vraiment rien, prenons des acteurs pas très connus, pas trop importants et que je vais réduire sur le scénario. Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est la complexité des moyens mis en œuvre. Donc je voulais à la fois neutraliser l’importance du sujet, des acteurs, de la lumière, du son, du réalisateur, pour saisir la globalité. C’est la globalité du film qui m’intéresse. La composition. C’est ça la mise en scène. C’est rendre tout harmonieux. Je suis aussi vigilant sur le déplacement du chien que sur la lumière ou sur l’acteur. L’acteur ne compte pas plus que le reste. Ce qui m’intéressait dans le film, c’est le fond. C’est-à-dire le désert, la peur, donc le son. C’est un film complètement sonore. Les images ne sont pas très importantes. Vous remarquez qu’ils ne disent rien ou alors ils disent: « qu’est-ce qu’on fait, où est-ce qu’on va ? ». Je ne voulais pas qu’il y ait d’emprise. Je ne voulais pas que le spectateur soit pris par ce que ça raconte. Je voulais qu’il soit pris par le fond, par l’atmosphère que je voulais sidérante, pour le conduire à la fin du film. L’expérience de ce film, c’est ça.

C’est vrai que l’autisme caractérise la plupart de vos personnages depuis La vie de Jésus. Dans 29 Palms, il y a un peu plus de dialogues par rapport à vos précédents films, mais en même temps, vous jouez sur les langues – puisque les deux personnages sont d’origines différentes – et ainsi vous renforcez leur autisme par une incapacité à communiquer avec le verbe.
Tout à fait. Ca participe de mon soucis de trouver des formes d’expression altérées par rapport au réel. Donc ça m’intéresse qu’ils ne se comprennent pas, qu’ils ne parlent pas la même langue, qu’ils aient des jeux très différents des comportements psychologiques traditionnels. Par exemple, une sculpture de Rodin est fascinante parce que toutes les proportions ne sont pas bonnes. Il y a une disproportion qui est nécessaire. C’est comme les scènes d’amour, ils ne les jouent pas comme on fait l’amour. Ce qui m’intéresse dans la scène d’amour, c’est sa disproportion. J’ai demandé aux acteurs d’aller ailleurs, de rechercher ailleurs. Donc j’ai besoin de les mettre à l’écart, à l’extrémité, ils sont extrêmes. Et j’espère que c’est ça qui le rend expressif.

Comment faites-vous pour trouver la vérité de vos scènes ? Est-ce que vous répétez beaucoup, est-ce que vous fatiguez vos acteurs pour qu’ils se détachent – par exemple pour Katya Golubeva – d’une certaine technique de jeu ?
La vérité de la scène c’est eux qui la tiennent. Donc, il faut que j’attende. Il faut que je surveille qu’ils ne rentrent pas dans l’artifice, qu’ils ne fassent pas d’écart ou de faute par rapport à eux-mêmes. Si elle pleure, il faut qu’elle pleure bien. C’est elle qui a la vérité de ses pleurs, ce n’est pas moi. Je ne vais pas lui dire: « Pleure comme ça, marche comme ça ! ». Elle marche comme elle veut, elle pleure comme elle veut, elle crie comme elle veut. Je veille à la cohérence de ce que je fais. Vous me verriez sur un plateau, je ne dis rien. Ce qui est décisif, c’est le casting. Vous prenez des couleurs, vous prenez des pinceaux…la direction d’acteur, c’est des conneries ! Qu’est-ce que vous voulez faire ? Diriger ? Non, vous ne dirigez rien. Vous avez des couleurs avec vous, il faut veiller sur eux (sic), il faut se battre avec eux, il faut se déchirer… c’est très violent, un tournage ! Moi, je leur demande de faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire. Ils m’en veulent terriblement mais ils ont accepté aussi. Donc, c’est à la fois violent et en même temps, c’est fatal. Katya Golubeva et David Wissak font ce qu’ils peuvent.

En même temps, pour des acteurs, ça doit être passionnant une mise en scène qui ne repose pas sur le verbe mais avant tout sur le langage des corps.

Je pense que ce qui est passionnant au cinéma, c’est justement le corps. Ce qui est passionnant au cinéma, c’est l’image. Ce n’est pas le corps qui parle, c’est le corps qui voit, le corps qui sent. Le cinéma est un art qui permet justement de ne pas être trop bavard. Il y a plein de situations où ce n’est pas la peine qu’ils parlent puisqu’on le voit. On voit sa tristesse, c’est donc pas la peine qu’elle dise qu’elle est triste.

Ce serait redondant.
Mes personnages parlent peu parce qu’il n’y a pas de redondance. La caméra scrute. Avec les variations du plan, vous pouvez pénétrer dans le personnage. Et si vous pénétrez dans le personnage, pourquoi voulez-vous qu’il parle ? C’est pour ça que je fais un cinéma quasiment muet. L’acteur a simplement à dire où il va, de façon fonctionnelle. Pour connaître son état d’âme on a des valeurs de plan. On a le son aussi. Il y a des scènes où je renonce à la musique. Je parle de la musique interne du film. Quand les personnages se retrouvent et qu’on sent qu’il y a une tension, je préfère faire passer un camion qui va tendre la scène, complètement. Et ça devient musical. C’est le camion qui rend la scène tragique et pas la peine de mettre des violons, ça ne sert à rien. C’est le fond, c’est ça le fond.

D’ailleurs, tout au long du film, les personnages ont tendance à vouloir se créer une sorte de cocon, à l’intérieur d’une voiture, d’une piscine ou d’un hôtel. Et on sent qu’il y a constamment une agression extérieure et qui vient précisément du son. On sent que l’agressivité va venir de l’extérieur par le son.
Tout à fait. Vous avez tout à fait raison. Je pense que les acteurs, les personnages sont enfermés dans une espèce de bulle et que ce qui est vaste, gigantesque, tragique et horrible, c’est le son. C’est le fond derrière. C’est le fond qui est tragique. Il y a une espèce d’abîme dans lequel ils vont tomber. Je m’intéresse beaucoup à la peinture. Et dans la peinture, il y a quelque chose qui est passionnant, c’est le moment où la peinture a quitté la figuration – donc l’importance du sujet et des personnages – pour rentrer dans l’abstraction. Si vous prenez une toile de Manet, si vous retirez le personnage en avant-plan, vous avez une toile de Rothko derrière, un peintre abstrait américain. Je pense qu’au cinéma en réduisant le sujet et les personnages, on rentre dans le fond. Le film a une espèce d’abstraction que constituent ce désert et ce décor et qui, en même temps, par la bande-son, nous fait pénétrer l’invisible, le mystère, toutes les choses insondables et dont je peux difficilement parler. Quand je filme, je vois qu’il y a des choses dont je ne peux pas parler mais qui sont là. Il se passe quelque chose. Il y a un fond. Ca c’est extraordinaire.

Quand vous avez rencontré le désert, avez-vous été frappé d’abord par l’univers sonore du désert. Qu’est-ce qui vous a frappé, physiquement ?
Je pense que c’est ça. C’est le silence. C’est difficilement descriptible. Je pense que c’est très impressionnant pour un européen parce qu’on a tellement un mental lié à nos paysages. Je pense qu’on a le mental de nos paysages. C’est-à-dire des choses un peu réduites et l’horizon n’est pas très grand. Le choc du désert américain, c’est que ça ouvre complètement nos schémas mentaux. Donc, c’est un choc poétique, un choc géographique, mais c’est aussi un choc symbolique. C’est très très très fort. Et ce qui est étonnant, c’est que le désert crée une introspection de soi. On est confronté à soi, ce qui est tout à fait paradoxal.

C’est un peu le principe d’une page blanche…
Tout à fait. Je crois beaucoup à la confrontation. Le désert est tellement grand qu’il vous réduit. Et cette réduction vous oblige à vous condenser, à vous abstraire. C’est pour ça que ça fait peur. On a peur, mais finalement, on a peur de soi.

Tout à l’heure, on parlait des corps. Je voudrais qu’on aborde un autre thème: comment filmer le sexe au cinéma ? Dans La vie de Jésus, il y avait une scène d’amour avec la pénétration qui était filmée. Dans 29 Palms, les scènes d’amour ne sont pas filmées de façon « pornographique », mais la mise en scène reste très frontale. Comment trouvez-vous la juste distance quand vous filmez une scène d’amour ?
Je pense que la question de la représentation du sexe au cinéma n’est qu’une question de distance. On peut tout filmer, tout montrer. Le problème est de savoir où est-ce que je mets ma caméra ? La réflexion que je me suis faite par rapport au sexe: d’abord il est nécessaire au cinéma parce qu’il touche à des choses qui sont profondément ancrées en nous. En même temps, il faut trouver une représentation du sexe. Qu’est-ce qui pornographie finalement ? C’est la proximité de la caméra. Ce qui est absolument insupportable, c’est de coller une caméra contre un sexe en érection. C’est insupportable. Et si vous filmez un sexe en érection à 50 mètres, il n’y a pas de problèmes. Vous le supportez très bien. Il faut que le spectateur supporte ce qu’il voit. Je ne voulais pas que ce soit insupportable et en même temps, il faut bien qu’ils fassent face à ça. J’avais un problème de distance. Donc, j’ai essayé de filmer les scènes de sexe de loin, comme des scènes de situation. Et lorsque le spectateur voit ce qu’ils sont en train de faire, je peux me rapprocher d’eux. Mais quand je me rapproche d’eux, c’est les visages qui m’intéressent. Quand ils font l’amour, c’est leurs visages que je montre.

Dans La vie de Jésus, vous filmez une pénétration pour mieux montrer la « mécanique du sexe », une certaine brutalité dans les rapports. Dans 29 Palms, c’était peut-être plus la « mécanique des sentiments » – donc des visages – qui vous intéressait ?
L’amour comprend des sentiments, des sensations, des caresses, de la mécanique, etc. Représenter l’amour dans sa synthèse ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est d’altérer. Donc, je vais retirer la tendresse, je vais retirer la parole pour ne garder que la mécanique par exemple. Ou inversement. Ce qui m’intéresse dans la représentation, c’est ce que je vous ai dit tout à l’heure: modifier le réel. Évidemment personne ne fait l’amour comme ça, mais en même temps, ça révèle ce que c’est que faire l’amour. La question de la représentation n’est pas un problème d’exactitude, c’est un problème de vérité. Mais ce n’est pas en filmant des choses exactes qu’on est vrai, paradoxalement. Je pense même que c’est en filmant des choses inexactes et maladroites, qu’on touche aux choses véritables.

Pensez-vous qu’on puisse dire qu’il y a quelque chose de désuet aujourd’hui à filmer l’acte sexuel hors-champ ?
Oui, quand je vois une scène d’amour à l’américaine, dans un film américain, je trouve qu’il n’y a rien de plus intellectuel ! C’est ça qui est intellectuel. C’est-à-dire d’arrêter le son. Il n’y a pas le son des corps qui se choquent l’un contre l’autre. C’est moral, c’est intellectuel. Et d’éviter l’acte, que la caméra se mette à glisser sur les corps et qu’elle finisse dans l’oreiller, pour nous faire comprendre que derrière, ils sont en train de forniquer, c’est intellectuel. Je préfère la crudité du sexe que cette espèce de sophistication mensongère qui existe et qui, en même temps, n’est pas complètement éculée.

Au moment de la scène du viol final, le râle orgasmique du violeur…
… ça, il ne faut pas en parler.

Justement on voulait aussi discuter de cette demande formulée dans le dossier de presse de ne pas dévoiler la fin du film…
… il ne faut pas donner la fin.

Donc, dans cette scène du viol final, le râle orgasmique du violeur entre brusquement en résonance avec un autre râle, antérieur, celui de David quand il fait l’amour à Katya. Il y a donc comme une rime auditive entre ces deux sons, est-ce que c’est une façon de signifier que derrière l’acte sexuel, il y a toujours une grande part de violence ?
L’acte d’amour est violent. Les gens qui font l’amour, c’est violent. La pénétration, c’est quelque chose d’hyper-violent. C’est une donnée. Il n’y a pas à dire qu’il faut que ce soit doux. L’acte sexuel n’est pas doux. Ce qui m’intéresse dans cette violence – encore une fois – c’est son extrémité, c’est-à-dire de l’emmener dans les râles qui sont assez proches de ceux de la mort. Quand vous demandez à un acteur de faire une scène sexuelle, vous lui demandez de souffrir, d’avoir mal. Quand j’ai tourné
La vie de Jésus avec Marjorie Cottreel, elle avait très peur de la scène d’amour. Elle avait peur de la jouer vraiment. Qu’est-ce que je lui ai fait : je lui ai tordu le pied. Je lui tord le pied, je mets la caméra sur son visage, elle fait « Aïe! » et vous montez ça avec les raccords et ça vous fait une belle scène d’amour. Il est beaucoup plus intéressant de détourner les acteurs. Le type de la fin de 29 Palms dont vous parlez, je lui ai demandé de parler de sa violence, des problèmes personnels qu’il avait et qu’est-ce qu’il avait en face lui: une caisse. Tout est faux ! Mais le montage du film le remet en place dans une logique narrative. Mais je ne travaille jamais avec la logique narrative. Je ne dirige pas mes acteurs par rapport à la narration. De toute façon, ils ne la connaissent pas. Je ne leur donne pas la situation du film.

Aviez-vous conscience en tournant cette 2ème scène qu’elle rentrerait en résonance avec la précédente ?
Pas du tout. Puisque je leur parle de douleur, de souffrance, c’est eux qui se mettent en résonance. Mais je n’ai pas dit: « Tiens, j’aimerais bien qu’il y ait une résonance ». Elle est de fait. On parlait d’accidents tout à l’heure. Il y a des coïncidences. C’est une coïncidence qui n’est pas voulue de ma part. C’est des intentions que je n’ai pas. C’est insupportable d’avoir des intentions pareilles. Comme je ne dirige pas les acteurs, c’est le hasard qui a fait ça. Et toutes les correspondances du film – la plupart du temps – sont vraiment hasardeuses.

Vous avez une formation de philosophe, donc plutôt un rapport intellectuel au monde, est-ce que le fait de faire un cinéma physique, sensuel, sensoriel est une façon de vous réapproprier le monde ? Vous ne pouvez pas envisager le cinéma d’un point de vue intellectuel ?
Je ne peux pas, je ne peux pas. Vous l’avez dit. Je ne peux pas envisager le cinéma de façon intellectuelle. Je pense que le penseur, le philosophe est un homme qui travaille avec des concepts. Le cinéaste – et c’est Deleuze qui disait ça – c’est un penseur mais qui ne pense pas en concept. Il pense en images, en temps. C’est de la pensée mais pas conceptuelle. C’est de la pensée crue. Je pense que le cinéma est antérieur à la pensée. Le cinéma nous met en contact avec la matière de l’écrivain. Mais sa matière est encore informelle, brut. C’est pour ça que je fais tout pour cantonner mon cinéma à la crudité et empêcher de passer au concept, au langage, à la méditation, à la réflexion. C’est un film sauvage.

Pourtant vous avez une étape d’écriture qui a l’air très importante et très intellectuelle. Vous ne partez pas avec une caméra dans le désert pour y filmer des essais et à avoir un rapport tout de suite filmique à la réalité. Vous avez quand même d’abord un rapport écrit, intellectuel.
Oui, je pense que la préparation et l’écriture est une façon de me préparer moi. De préparer ma sensibilité. De me mettre en état, sachant que sur le tournage, je ne fonctionne qu’à l’instinct. De toute façon, tout est prêt: le scénario est écrit, les positions de la caméra ont été choisies, l’équipe est choisie, le nombre de plans sur la scène a été fixé, donc je peux improviser. À la limite, je peux faire des choses complètement folles puisque de toute façon, il y a des sécurités qui sont là.

C’est un peu comme le peintre qui a un cadre et ne peut pas sortir du cadre.
De toute façon, le cadre est là. Et je me méfie tellement de l’intention. Parce que si un tournage était simplement de traduire en images ce que j’ai écrit, je m’emmerderais.

Quand même, vous découpez beaucoup à l’avance !
Je découpe à l’avance parce que j’ai peur. Vous savez, la plus grande peur du cinéaste, c’est de se dire: « Mais putain, où est-ce qu’on va mettre la caméra ? ». C’est terrible ! Moi je ne sais pas. Ce qui fait que je passe tout seul un temps fou sur les lieux à me dire comment je vais tourner la scène. Mais j’improvise pas, je ne peux pas improviser. Vous avez une équipe, un producteur qui vous regardent. Vous ne pouvez pas dire: »Je ne sais pas! ». Parce que si vous ne savez pas, le chef Op’ va savoir. Les prises de pouvoir, ça va très vite ! Ou l’acteur va savoir. Ou le producteur va savoir. Ca se voit les films qui ne sont pas tenus par les réalisateurs. Un réalisateur doit savoir ce qu’il veut. Moi, pour savoir ce que je veux, il faut que je prépare. Il ne faut pas croire que j’ai des idées, comme ça. J’ai passé beaucoup de temps dans le désert, sur les routes, à rouler, à rouler, à me dire: « La caméra, je la mets où ? ».

Par rapport à la question du cadre, on est dans le format aussi. Vous tournez en scope depuis La vie de Jésus. Autant dans La vie de Jésus et L’humanité, c’était assez singulier de tourner avec un format scope. Alors que pour 29 Palms, le désert appelle automatiquement ce format. Avez-vous eu envie de contrer cette idée-là ? Pourquoi le choix du scope ?
J’aime bien le scope parce qu’il nous ramène au fond. Il empêche cette espèce de proéminence du 1er plan, donc des personnages, du dialogue, etc., pour toujours garder un équilibre avec le fond. Ca correspond parfaitement au cinéma que je fais. En même temps, je cadre de plus en plus. C’est un moment très important que de cadrer un acteur. Il y a beaucoup de plans larges où les acteurs bougent dans le cadre. Il y a des moments, ils sortent du champ, ils y rentrent mais le cadre ne bouge pas. Ma règle c’est de ne pas bouger. J’ai peur de l’intention. J’ai peur que si je bouge c’est comme si je me mettais en style indirect et que je portais un contrepoint sur ce que je suis en train de tourner. Alors que ce qui compte ce n’est pas moi, c’est l’histoire. Il faut que l’histoire soit forte et non pas que j’ai un point de vue fort sur ce que je tourne. Vous comprenez ? La force ce n’est pas moi. La force c’est ce que je vous disais au début, c’est la composition d’ensemble du film. Je veux une lumière qui ne soit pas trop belle, un cadre qui ne soit pas trop beau. J’ai peur du beau.

En format classique 1:33, l’acteur tient le cadre, il remplit le cadre, alors qu’en scope, il est davantage perdu et ça correspond bien à votre cinématographie qui est de niveler et de mettre l’acteur au même niveau que l’arbre, les objets.
Je suis contre l’hégémonie de l’acteur. Voir des acteurs sur des plateaux de télé pour parler des films, mais qu’est-ce qu’ils viennent foutre là ? Qu’est-ce qu’ils viennent foutre là ? Vous ne voyez plus de réalisateur à la télé. Ils ne parlent plus, ce sont les acteurs. C’est terrible, mais en même temps, ils font des films sur les acteurs. C’est terrible mais c’est logique. L’acteur doit être à sa place. Il a une place qui est importante mais l’ingénieur du son est peut-être plus important que l’acteur. L’équipe est importante. Je ne vais pas dire que l’acteur est secondaire, mais presque.

Vous ne pourriez pas tourner avec une grande star, une vedette, ça vous poserait un problème de conflit sur le tournage peut-être ?
Non, parce que mon projet américain est un projet avec une star américaine.

Qui est-ce ?
Elle n’est pas encore trouvée mais c’est une méditation sur ce cinéma-là. Donc si je le prends c’est que c’est cohérent par rapport au projet. Mais je fais attention. Je ne tourne ni avec des génies de la lumière, ni avec des génies du son. Pas besoin de génies. Il faut que j’équilibre tout ça. J’essaie de mettre des petits corps de métier et que ma mise en scène soit petite. Il n’y a pas de grands mouvements d’appareils. Il y a un petit côté artisanal que j’aime bien puisque la grandeur doit se trouver dans le film. Il y a des cinéastes très grands qui font des films nuls parce qu’ils sont trop grands par rapport à ce qu’ils filment. Vous voyez ce que je veux dire ? Ce qui compte c’est le film. On me juge au film que je fais. Donc j’ai neutralisé tout le monde, y compris moi-même.

29 Palms est un film d’horreur détourné. Vous n’avez pas recours aux codes du cinéma de genre. Est-ce que c’est aussi un film contre le cinéma américain qui est baigné dans le cinéma de genre ?
Oh, non, je ne fais pas ça contre. C’est tellement vain. Il est assez vain de penser que je voudrais faire un film contre les américains. D’abord, j’aime bien les américains. Ce qui m’intéresse, ce sont les corps, je ne vous parle pas de politique. Alors c’est un film d’horreur mais c’est aussi un film d’amour. C’est un film d’horreur parce que c’est un film d’amour. Le couple contient l’horreur. Il fait jaillir l’horreur dans la peur de l’autre, dans la peur de le perdre. Il y a dans ce couple extrême tous les éléments inhérents au suspens. Je pense qu’entre un homme et une femme, il y a du suspens. C’était très intéressant de puiser des sensations, de suspendre le spectateur simplement en faisant nager lentement un personnage vers l’autre. Qu’est-ce qu’il va lui faire ? Est-ce qu’il va lui faire quelque chose ?

Je voulais revenir à cette indication en exergue du dossier de presse où vous demandez aux journalistes de ne pas dévoiler la fin du film. Avez-vous songé à une fin différente ? Qu’est-ce qui vous déplaît dans l’idée qu’un spectateur connaîtrait la fin du film ? Est-ce que vous pensez que ça changerait fondamentalement sa vision du film ?
Non, je pense que cette connaissance ou cette pré-connaissance n’est pas dommageable au film…

…oui, parce qu’il y a des signes pendant tout le film…
…tout à fait. C’est un film qui a besoin du spectateur. Il fonctionne sur ça.

Alors pourquoi cette demande ?
Peut-être pour ne pas mettre la fin en exergue. Ne pas en parler peut diminuer l’intention que peut avoir un journaliste de se concentrer sur ça et de ne voir le film que par ça. Je suis un peu d’accord avec vous: ce n’est pas plus important que ça.

Comment expliquez-vous que dès les premières scènes on sente des indices sur cette fin et qu’en même temps on se laisse surprendre par ce dénouement ?
Il y a une rumeur autour du film. Les gens savent qu’il va se passer quelque chose. Ca, je ne peux pas l’empêcher. Mais vous savez, j’ai tourné tellement simplement. Il y a plein de scènes qui font peur, alors que quand je les ai tourné, il n’y avait pas d’intention. La peur vient du montage.

C’est donc après que c’est devenu un film d’horreur ?
Non, parce qu’il y avait déjà un truc dans le scénario. Il y avait une idée qui était là, visible. Ce qui m’a intéressé le plus, c’est de ne jamais appuyer dessus. Les acteurs n’étaient jamais dans la complicité. Ce ne sont pas mes alliés. Les acteurs sont insouciants. Pendant longtemps, Katya ne savait pas ce qui allait lui arriver. Quand on vit, on ne sait pas ce qui nous arrive et c’est pour ça qu’on vit. Donc, les acteurs n’ont pas besoin d’être au courant. Au contraire, ils jouent d’autant plus qu’ils ne savent pas. Je mens tout le temps aux acteurs. Pourquoi voulez-vous que je leur dise la vérité ? Ca m’intéresse beaucoup plus de demander à un acteur de regarder un hors-champ en pensant par exemple à sa mère et au montage lui mettre un chien. Je n’ai pas besoin de lui faire regarder le chien pour qu’il tourne. Ca ne sert à rien. Vous comprenez ce que je veux dire ? Ce qui est très intéressant c’est quand on triche dans le tournage. C’est le fameux effet Koulechov. Au montage, il y aura des effets très intéressants par cette distance qu’apporte le jeu d’acteur. C’est pour ça qu’il faut couper. Donc, je coupe beaucoup. Il y a très peu de plan-séquence parce que pendant un plan-séquence, vous ne maîtrisez rien. C’est le montage qui excite le film. L’acteur, au bout de 30 secondes, n’est plus intéressant. Il faut puiser l’énergie de l’acteur très très vite. Je fais très peu de prises, 1, 2 ou 3. Je ne crois pas au travail…

À la Bresson, justement…

… ça n’a rien à voir.

Comment vous positionnez-vous par rapport au cinéma de Robert Bresson qui est aussi un cinéma de la gestuelle et du corps, mais d’une autre façon.
C’est aussi un cinéma de la parole. C’est pareil, chez Bresson, tous les sons – enfin, d’après ce que je sais- la plupart des dialogues sont post-synchronisés.

Je vous parle de Bresson parce qu’en lisant vos écrits, j’ai beaucoup pensé aux notes de Bresson sur le cinématographe.
Je suis passé par lui. C’est évident, c’est quelqu’un qui est absolument… c’est un artiste ! C’est quelqu’un qui a porté au plus haut l’ensemble des moyens qu’il a mis en œuvre, qui sont ses propres moyens à lui. Donc, il ne s’agit pas d’aller lui piquer ses moyens, il s’agit de savoir ce qu’est un artiste au cinéma. Vous voyez ce que je veux dire ? Je vous explique un petit peu comment je filme. Bresson, par exemple, post-synchronise les voix de tous ses personnages, et ce, à l’aveugle. L’acteur ne voit même pas son visage. Il lit le texte. Du coup, ça sonne bizarrement parce que c’est fabriqué. Et vous croyez que l’acteur est complice de ça ? Non, c’est lui qui traficote tout ça. Et bien, ça c’est passionnant.

Il va vers l’épure.
Oui, attendez, c’est aussi un moraliste. Moi, je ne suis pas un moraliste. Vous voulez que je vous donne la ressemblance ou la différence ? Un cinéaste naît parmi les autres et doit tuer son père. Si vous ne tuez pas vos pères, vous n’êtes qu’un petit copieur.

L’humanité et La vie de Jésus étaient très inspirés de la peinture du 19ème siècle. Dans 29 Palms, on voit des références cinématographiques, on arrive à associer à votre travail des cinéastes comme Antonioni, Wenders. Est-ce que vous y avez pensé pendant le tournage ?
Non, j’ai pensé aux peintres abstraits. J’ai pensé à l’abstraction. La peinture était figurative depuis des siècles et des siècles et a connu une mutation absolument extraordinaire au début du 20ème siècle qui est le passage à l’art abstrait. Or, le cinéma est un art tout jeune, donc j’imagine qu’il doit connaître des révolutions formelles. Mais comment faire une révolution formelle au cinéma ? J’en sais rien. J’étais très intéressé par des gens comme Sam Francis qui est un peintre américain. Il était aviateur et s’est écrasé dans le désert où j’ai tourné. Son écrasement était dans sa peinture. Et puis, il peint le fond tout le temps. Rothko peint le fond, Barnet Newman peint le fond. Au cinéma pour atteindre le fond, il faut faire disparaître les figures. J’adore Antonioni ou Wenders mais j’ai pas du tout pensé à ça. J’ai pensé à des peintres. Je pense toujours à des peintres.

Quand on voit
29 Palms, ces cinéastes arrivent à l’esprit, est-ce que ça ne vous gêne pas l’idée qu’ils puissent faire barrage à l’interprétation du film ?
Mais je ne peux pas empêcher ça. C’est le spectateur qui met ça. J’ai entendu plein de trucs. C’est le spectateur qui arrive avec tout son attirail et tout son bazar…

… par exemple, dans L’humanité, vous citez le tableau L’origine du monde de Gustave Courbet. La première fois que j’ai vu le film, je n’ai pas du tout pensé à Courbet, c’est seulement après, quand on m’en a parlé que j’ai vu la référence…
…et vous connaissiez
L’origine de Courbet ?

Oui, je le connaissais. Ce que je trouve intéressant, c’est que la référence est totalement effacée et ça devient du cinéma. Dans 29 Palms, j’ai été un peu gêné par le fait qu’en même temps que je voyais vos images, je voyais celles des autres cinéastes.
Oui, je comprends, les autres, mais on parle toujours du film d’Antonioni (
Zabriskie Point, ndlr), je ne l’ai pas vu. Que voulez-vous que je vous dise d’autre ? (silence)… Il y a une attirance pour le désert et on ne peut pas tourner de 10000 façons différentes.

Pourquoi est-ce qu’on pense aux autres en fait ?
Mais parce que chacun est les autres, faut pas rêver. Si vous regardez Antonioni, regardez les cinéastes antérieurs. Il n’est pas sorti tout seul non plus. Ca n’existe pas. On se nourrit les uns les autres. Ce qu’il faut c’est tenter de faire quelque chose qui soit vrai, qui soit inédit, qui soit sincère.

Il y a une perte de l’inédit, c’est çà que je voulais dire.
Je n’ai pas pensé à Antonioni. Ca ne m’a pas préoccupé, donc c’est vous qui voyez ça.

Il n’y a pas que Antonioni. Par exemple, la scène du meurtre final m’a tout de suite fait penser à Psychose de Hitchcock …
La fin, oui. Parce que la fin connote très vite avec ce cinéma-là, c’est clair. Mais le début, non. On était aux États-Unis, je savais que ça allait finir dans une très grande violence. J’ai déjà vu des films d’horreur américains très très violents. J’avais envie d’aller vers ça. Donc, qu’il y ait des accointances avec ça, est tout à fait normal. En même temps, je n’ai pas de culture de cinéma américain donc je serais incapable de vous donner un nom. On travaille avec les images, donc elles connotent forcément avec les gens. C’est normal.

J’ai lu dans une de vos interviews que vous étiez moins cinéphile qu’avant, moins intéressé par le cinéma qu’à une autre époque …
Je ne suis pas cinéphile du tout. J’ai été cinéphile quand j’étais étudiant dans les années 70/80 et j’ai vu des films de Antonioni, Rossellini, Resnais, etc. Ils m’ont donnés une envie de cinéma qui est intacte aujourd’hui. Mais les 3/4 des films contemporains ne m’intéressent absolument pas. Ca n’a rien à voir avec ce qu’on voyait autrefois. Pour moi, ce n’est pas du cinéma.

Vous avez peut-être aussi besoin de faire le vide d’images ?
Je pense que si vous voulez faire du cinéma, il ne faut pas aller au cinéma, ça c’est clair. Il vaut mieux prendre un petit café sur un trottoir. Le début du cinéma, c’est le regard.

En même temps, on se demande comment filmer un meurtre après Psychose ? Donc, si c’est faire du cinéma pour refaire ce qui a été fait il y a 20, 30 ou 50 ans, pourquoi continuer à faire du cinéma ?
Je suis d’accord avec vous. C’est pour ça que la cinéphilie est une maladie. Le nombre de films qui sont des copies, des références. Par exemple, quand vous regardez les festivals de court-métrage, vous voyez des jeunes cinéastes. Combien copient ? C’est de la copie. En même temps, on apprend en copiant. Donc, il faut accepter la copie comme étant un élément de fabrication de la sensibilité personnelle. Le tout c’est d’être capable de s’en affranchir, mais pour ça il faut le connaître. Vous regardez les premiers films de Bergman, c’est atterrant à quel point ça ressemble aux 3/4 des films des années 40. Bergman n’est pas sorti comme ça, tout d’un coup. Voyez l’histoire. Moi, je suis un tout petit, j’ai fait 3 films. Ce qui compte, c’est qu’à la fin, on verra si effectivement je suis un gogo ou pas. Personne ne le sait. Moi-même, je ne le sais pas.

L’humanité était imprégné de surnaturel, voire de mysticisme. 29 Palms est plus de l’ordre du « mythologique »: ça commence comme Adam et Eve et ça finit comme Abel et Caïn. Est-ce que derrière votre cinématographie, il y a l’envie de filmer le premier homme ?
Oui, je pense que je suis proche de ça. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui est premier, primitif, sauvage. On est civilisés et on a besoin de se confronter à l’homme primitif qui est en nous et qu’il faut purger tous les jours. Tous les jours, il faut purger. La civilisation est fragile. La civilisation ne passe que par la catharsis, par la purge. On a besoin de sang, on a besoin de sexe. On a besoin de faire ça dans les salles de cinéma. Quand Louis Malle traite de l’inceste, c’est un sujet dramatique et en même temps on a besoin de voir l’inceste au cinéma. On en a besoin pour pouvoir tenir debout et droit dans la vie. La mythologie américaine est très forte et fait partie de la civilisation actuelle. Filmer le désert américain, ça touche au mythe. Je pose ma caméra, ça donne tout de suite. Il n’y a pas besoin de faire beaucoup de choses, c’est d’ailleurs pour ça que je ne fais pas grand’chose. Il y a une pose qui fait passer du mythe, le mythe américain que tout spectateur a dans la tête. Il y a un désir du désert. C’est intéressant de sculpter là-dedans. Donc, c’est le temps, l’espace et c’est le rythme du film. Le rythme du film joue avec vous. Avec votre propre sensibilité, votre propre représentation et tout ce que vous avez avec vous, donc tous les films que vous avez vu. Forcément, le désert a été filmé ! C’est tellement chargé que je fais plutôt rien. Ce qui est intéressant, c’est la confrontation entre tout le bazar que le spectateur actuel traîne sur ce cinéma-là et ce film qui vide, qui est très vide. La confrontation des deux est riche. Je pense que je vais faire des films de plus en plus vides parce que le spectateur est plein. Cette attitude de regarder un film plein m’ennuie. Je m’emmerde. C’est plein, c’est bien, qu’est-ce que je fais là ? Le cinéaste doit donner la main. Je garde la place au spectateur. Il y a plein de choses que je ne fais pas, que je ne finis pas. C’est pour ça qu’il y a plein d’aspects du film qui sont inachevés, le spectateur est là.

Vous voulez aller de plus en plus vers une forme d’abstraction du cinéma ?
Oui, de l’abstraction, mais en sachant qu’il y a une figure qui est là et qui est le spectateur.

Qu’est-ce qui fait que vous ne pouvez pas faire un cinéma encore plus radical ? Avez-vous peur que le spectateur perde ses repères ?
Le problème, c’est le spectateur. Je fais des films avec des spectateurs donc, ça dépend aussi de la modernité du spectateur. Jusqu’où peut-il aller ? Qu’est-ce qu’il peut entendre ? Qu’est-ce qu’il peut comprendre ? C’est le problème de la musique contemporaine, de la peinture contemporaine, de la sculpture contemporaine. C’est le problème du contemporain. Ce n’est pas tant l’auteur que le spectateur. Dans les salles de cinéma, il y a plein de connards, il y a plein de nazes ! Le public, je m’en fous, j’en n’ai rien à foutre ! Le rapport violent avec le public ne me dérange pas. Pour moi, le public est un individu. L’individu m’intéresse. Mais le gros tas de gens assis dans un cinéma, je m’en fous. La quantité de spectateur qui rentre dans la salle, j’en n’ai rien à foutre. Par contre, la qualité du rapport avec le spectateur-individu et le film, ça, ça me passionne. Ca me passionne vraiment. J’ai à la fois une grande exigence vis-à-vis de lui, mais en même temps, je ne vais pas lui faire la grimace. Vous voyez ce que je veux dire ? Je respecte l’individu, mais le public j’en n’ai rien à foutre. Le public, c’est la tyrannie d’aujourd’hui. C’est une vraie tyrannie, une vraie calamité. C’est ce que disent les journalistes à la télévision: « Les français pensent que… », « Le public pense que… ». Les politiques nous bernent avec ça. Donc, la seule résistance possible, c’est de faire des films radicaux pour des individus. Quand je vois certains jeunes gens d’aujourd’hui, de 16-17 ans, qui parlent, je ne comprends même pas ce qu’ils disent. C’est ça le problème. C’est dramatique. C’est pour ça qu’on voit des films aussi cons. On voit des films cons parce qu’il y a des cons. C’est très simple à comprendre. Et c’est pas élitiste de dire ça de ma part. Je pense que le problème du cinéma aujourd’hui est un problème politique, de civilisation. Il faut savoir ce qu’on veut. Si on continue à passer des conneries à la télé, on aura des cons, c’est clair. C’est pour ça que dans les années 70 – c’est fini ce moment-là – vous aviez des cinéphiles. Le spectateur de cinéma d’aujourd’hui n’est pas un spectateur, c’est un consommateur. Il consomme les films avec les cartes machin, il rentre, ça ne lui plaît pas, il sort. Donc, ça va être de plus en plus difficile de faire du cinéma si on ne fait pas la révolution.

Comment se placent les producteurs par rapport à vos exigences de cinéaste ? Est-ce qu’ils ne sont pas un frein ?
Si, mais en même temps, j’ai des producteurs qui ne comprennent pas forcément ce que je fais. Ce n’est pas péjoratif ce que je dis. Je n’ai pas des producteurs qui sont complices de mon travail. Je pense que ça m’emmerderait. Je préfère travailler avec des gens comme ça, car ils ont un vrai discours contradictoire avec ce que je fais. Pour moi, avoir un technicien qui est en phase avec moi, ça me gonfle. Je préfère travailler avec des inconnus. J’ai souvent travaillé avec des chef opérateurs qui font des comédies. J’aime bien leur regard. Le mec qui a bu Pasolini toute sa vie, ne m’intéresse pas. J’aime bien la confrontation. C’est vraiment enrichissant.

Dernière question: un plan identique ouvre L’humanité et clos 29 Palms : un homme couché sur le ventre, le visage face à la terre. Considérez-vous qu’il y a une symétrie entre ces deux films ?
Oui, je pense qu’il y a des liens entre les films. Il y en a plein. Symétrie, je ne sais pas, mais il y a des rapports. Même entre
La vie de Jésus et 29 Palms, je vois bien les liens, les connexions qu’il peut y avoir. En même temps, vous savez, je change mon équipe à chaque fois, j’ai besoin de me renouveler. Et je vois bien qu’il y a des choses qui restent là. C’est parce qu’il y a des choses qui restent qu’il faut se renouveler. Ou au moins en avoir l’illusion.

 

Propos recueillis par Julien Pichené et Laurent Devanne.
Entretien réalisé pour l’émission de cinéma Désaxés et diffusée sur Radio Libertaire le 14 Septembre 2003.
Retranscription initialement paru sur kinok.com.
Merci à Laurent Devanne pour son autorisation.

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