Un guerrier

Texte de Cyril Neyrat, 2006

Dans Berlin 10/90, Kramer livre en commentant la structure de son film une profession de foi qui vaut pour l’ensemble de son œuvre :  « Peut-être que le temps est continu, mais nous le brisons en une explosion de particules, bondissant entre intérieur et extérieur. Je déteste dissimuler tout ça. Je déteste cette fausse fluidité. Cette illusion de « ça se produit » , « ça coule » ,« je me trouvais là par hasard » ».  Berlin 10/90 répondait à la commande d’Arte de réaliser un plan unique d’une heure. Rien de plus contraire à son cinéma que l’idée d’un Kramer marchant et filmant pendant une heure dans les rues de Berlin, d’un cinéaste à la rencontre en direct du réel et de ses accidents. Kramer s’essaie pourtant à l’exercice, mais il s’ennuie et interrompt les plans après dix minutes. Pour respecter la commande, il doit ruser, retrouver de la construction, injecter du discontinu dans l’écoulement. Il s’enferme alors dans sa salle de bains et divise l’espace en deux : d’un côté une chaise, sur laquelle il peut s’asseoir face à la caméra, de l’autre un téléviseur qui diffuse un montage des plans avortés. Kramer improvise les allers-retours de la caméra d’un site à l’autre, et règle son monologue sur l’enchaînement des fragments télévisés. L’espace clos s’ouvre sur de multiples dehors, des bribes de temps passé brisent la continuité du présent, l’enregistrement n’est pas tant celui d’un temps fluide que d’une pensée à plusieurs vitesses, succession de courts-circuits, digressions, rebonds et suspensions.

Crane rasé et marcel kaki, Kramer s’est donné l’apparence d’un guerrier. Il conclut son monologue en répétant :  « Perhaps I filmed to fight against… » , sans dire contre quoi. Il est facile de compléter. Faire un film, pour Kramer, c’est se battre contre le dogme de l’objectivité du réel, socle commun à la vision du monde conservatrice et à la doxa du cinéma, notamment documentaire, comme enregistrement du même « réel » .

Au-delà de ses engagements successifs, ce combat désigne la forme même de la vie de Kramer, sa façon d’être au monde, dont le cinéma ne fut qu’un mode privilégié. Si peu d’œuvres ont été aussi essentiellement politiques que la sienne, ce n’est pas parce que chaque film se battrait pour ou contre une cause ou un ennemi, mais parce que leur forme et leur méthode sont celles d’une guerre perpétuelle. Guerre, violente ou non, de la puissance de la pensée contre la tyrannie du fait.

Cette guerre a sa géographie propre : type de lieu et qualité d’espace. Le lieu privilégié de Kramer, c’est la marge, la périphérie. Doc a élu son royaume dans une zone portuaire de Lisbonne, loin du centre (Docs Kingdom). In the CountryThe Edge : les titres des premières fictions nomment ce choix du décentrement. Installer le récit « en marge », c’est esquiver le fait de la lutte politique que mènent les jeunes gauchistes au profit de son questionnement continu. Les personnages n’agissent pas, ils parlent, tournent autour de l’action – qu’elle soit révolutionnaire n’y change rien, elle relève d’un donné objectif auquel il s’agit de soustraire le cinéma pour le rendre à la puissance infinie de la pensée. Dans ces films, le centre et l’acte n’apparaissent que sous forme de photographies ou de plans brefs, bribes de passé fugitives ramenées par le mouvement de la pensée.

A cette stratégie du repli dans les lieux clos de la parole, Milestones ajoute une mise en réseau des marges étendue à l’échelle du pays. Si Daney a pu comparer à un  « aquarium » le monde exploré par ce film, c’est que le montage de Kramer convertit les fragments d’extérieur en une seule intériorité ; non parce que les marginaux «  vivent dans leur monde », à l’écart du centre et de la norme, mais parce que le cinéaste tisse les séries narratives en une trame serrée de connexions qui projettent immédiatement le moindre fait dans une sorte d’espace second. De manière exemplaire, la visite de l’aquarium ne délimite pas tant une séquence qu’un mouvement de l’esprit qui entrelace les série contemporaines de l’accouchement, de la prison et du Vietnam avec les évocations passées de la jeunesse des personnages, des émeutes des années 1960 et du génocide indien. Bien que plus linéaire, Route One/USA retrouve ce procédé en son milieu, lorsque le montage crée l’espace mental de la guerre par tissage de séries : monument aux morts du Vietnam, camp d’entraînement de l’armée, présent et passé des souvenirs de Doc, Guerre de Sécession, visite à l’ami journaliste qui enquête sur la violence d’extrême-droite, rencontre du travelo Diane.

L’autre qualité de l’aquarium, c’est sa profondeur. Après la géographie, l’histoire : combattre la tyrannie du fait, c’est percer l’écran du présent pour faire remonter les strates de passé enfouies. Ce travail du temps a un emblème animal, la tortue qui se promène de film en film. Elle apparaît dans l’aquarium de Milestones, oscillant entre premier et arrière-plan. Dans Route One/USA, elle interrompt le trajet du cinéaste et traverse la route pour disparaître dans la nature. Une autre nage dans le fleuve au bord duquel discutent Kramer et le docteur, comme une réminiscence du film qu’ils viennent de faire ensemble (Dear Doc). Des tortues de pierre soutiennent enfin les pierres tombales des combattants vietnamiens morts à la guerre (Point de départ). Plutôt qu’une allégorie du cinéaste voyageur, on y verra une image du temps : fossile vivant, présence insistante du passé dans le présent.

La salle de bains de Berlin 10/90 n’est pas une exception, mais le prototype de la marge-aquarium comme lieu et qualité d’espace où s’articule le temps de la pensée. Kramer dit avoir trouvé la forme du film lorsqu’il comprit que « la réunification était une note de bas de page à une autre histoire » : les années trente, le nazisme, son père à Berlin…  « Qu’est-ce que l’unité de lieu et de temps, dans une situation où les implications même de cette unité sont que l’esprit est partout au même moment ? Mon corps est ici, mais mon esprit erre dans mon histoire, dans mes associations, dans l’histoire et les associations des autres . »  Cette analyse s’applique aussi bien à Milestones ou Route/One USA : salle de bains ou pays, l’espace-temps de Kramer n’est pas celui de la rencontre du réel, mais de son explosion dans les opérations mentales du montage.

Pour autant, le cinéma de Kramer ne tourne jamais à l’exercice abstrait, à la sèche mécanique intellectuelle. La puissance de la pensée s’éprouve à une matière sensible d’une rare densité physique, au plus près du mouvement de la vie. C’est qu’il n’y a de guerre qu’entre deux combattants. Tout le travail de mise en scène, dans les fictions comme dans les documentaires, vise à créer ou à conserver «  l’impression que ce qui se produit là se produit pour la première fois » . Bien que jouées par des acteurs, les discussions d’In The CountryThe Edge ou Ice ne semblent pas moins spontanées que celles de Route One/USA. Dans Milestones, rien ne distingue les séquences écrites par Kramer des captations documentaires. L’accouchement est un fait exemplaire, à l’indéniable unicité, et tout au long du film, cette série narrative a valeur d’étalon auquel se mesurent les degrés d’écart des autres séries. La performance improvisée dans la salle de bains joue le même rôle de contrepoint au retour des images dans le téléviseur. La force du cinéma de Kramer, c’est en ce sens l’intensité de la tension qu’il instaure entre la première fois et l’après-coup de la pensée.


Texte initialement paru dans les cahiers du cinéma numéro 610, mars 2006

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