Cinéma Grec & Dictature (1967-1974)

Texte de Fotos Lambrinos, 2013
En 2011-2012, le cinéaste Fotos Lambrinos a réalisé une série de treize épisodes composés à partir d’« actualités » grecques des années 1967-1974, période de la dictature des colonels. Cette série, jouant avec la phrase populaire «c’est juste une tempête, ca va passer», a été intitulée «C’est juste une dictature, ca va passer ?» ; elle a été diffusée par la chaine publique de la télévision grecque qui, d’ailleurs, n’existe plus depuis. Il y aura eu de nombreux changements de programme, annulations et obstacles opposés à ces treize épisodes de demi-heure, avant qu’ils ne soient enfin diffusés, pendant 26 semaines. La série est notamment constituée d’un remontage souvent humoristique et sarcastique d’actualités de l’époque, visant à démonter le discours absurde des “sauveurs-colonels”, ainsi qu’à critiquer la passivité de la majorité du peuple grec, pour qui l’important était de “s’amuser, quand-même”. Parmis ces actualités, le cinéaste a rajouté celles qui ont été censurées pendant la dictature, ainsi que son propre commentaire historique. Les recherches préparatoires à ces ces émissions ont aussi mené à l’écriture d’un livre autour des actualités et des événements filmés pendant les sept ans du régime des colonels. Le texte ci-dessous est un extrait de ce travail et concerne, plus particulièrement, la création cinématographique en Grèce, entre 1967 et 1974.

Avant 1968

En 1968, les films grecs représentent 38% des films diffusés dans les salles, le reste de films distribués venant de l’étranger. Ce chiffre est assez incroyable, si l’on considère que, vers la fin des années 40, les films grecs ne représentaient que 8,27% de la diffusion globale. En moins de 20 ans, c’est un changement énorme. De même pour les salles ; en 1949, il n’y en a avait que soixante dans tout le pays, alors qu’en 1970, il y a près de trois 147 salles partout en Grèce. Le sommet de la production cinématographique sera atteint en l’année 1968, où 115 films sont réalisés et près de 137 millions de tickets cinéma sont vendus.

Il y a deux raisons principales à la floraison du cinéma grec à cette période. D’un coté, une distribution importante des films nationaux (comédies ou mélodrames) en province, où le public analphabète ne pouvait lire les sous-titres des films étrangers. De l’autre coté, les series B, comme on disait à l’époque, diffusées dans les quartiers pauvres d’Athènes, ont connu un succès massif, alors que où les « Séries A », projetées surtout en centre-ville, ont été presque ignorées. Cela a favorisé la production de films a petits budgets, avec, bien souvent, des acteurs moyens et un scenario souvent inexistant, pour remplir avec régularité les salles populaires et très fréquentées de la banlieue.

Mais les productions cinématographiques plus « serieuses » ont aussi connu une floraison importante, surtout après 1950 . Et plusieurs succès théatraux, avec des acteurs celebres, ont été adaptés au cinéma à cette époque.

Toutefois, pendant ces 20 annnées (1945-1967), les  »films d’auteurs » ne représentaient qu’un très faible pourcentage de 0,5% de la production. Sans réelle recherche d’une esthétique singulière, ou d’invention d’un language filmique particulier, dans des formes narratives qui représenteraient la réalité quotidienne et dans des directions d’acteurs un tant soit peu anticonformistes. En résumé, jusqu’en 1968, quand les dictateurs ont pris le pouvoir, le cinéma grec était de très faible qualité, a quelques exceptions près. Ainsi, malgré l’augmentation de la production de films – même commerciaux -, il n’y a jamais eu de vraie  »cinématographie nationale »: tout les films se contentaient d’imiter des standarts étrangers.

D’Avril 1967 à Juillet 1974

L’apparition d’œuvres d’art importantes, singulières, pendant des périodes de régimes autarciques, antidémocratiques ou autoritaires, est un phénomène répendu; la Grèce en fut un exemple parmi d’autres.

Pendant la dictature des colonels, officiellement, il n’existait qu’un certain type de productions convenues : les films  »pauvres » tournés chaque semaine dans les mêmes décors, avec les mêmes acteurs, et les films  »à gros budget », les fabulations anti-communistes, les films pornographiques et, enfin, les «comédies musicales. Mais, il y a eu aussi des films autrement notables comme Les silhouettes de Costas Zois, La lettre ouverte de Yorgos Stabopoulos, La fille de 17ème de Petros Lykas, Le Hold-up à Athènes de Vangelis Serdaris, La Reconstitution, Jours de 36 et Le Voyage des comédiens de Theo Angelopoulos, Evdokia de Alexis Damianos, Les Fiançailles d’Anna de Pantelis Voulgaris, Jean le violent de Tonia Marketaki, le Non-lieu de Costas Aristopoulos.

Les historiens du cinéma disent souvent que l’arrivée de la dictature a amorti un mouvement créatif qui s’est formé vers le début des années ’60. Mais ca n’est pas tout a fait vrai. Car, d’une part, la production cinématographique à toujours été maintenue sous le contrôle du cinéma commercial, que se soit avant, pendant ou après la dictature; d’autre part, les quelques films réalisés avant ou pendant la dictature qui ont su enregistrer des paramètres authentiques de la société grecque n’ont constitué que des cas isolés qui, inévitablement, n’ont pas pu échapper au climat général de répression et de passivité. Parler d’un réel mouvement esthétique dans le cinéma grec dans les années 60 est donc en partie inexact. Mais Une chose reste certaine : la dictature a envoyé presque tous les jeunes cinéastes, porteurs d’un regard independant en prison (Marketaki, Voulgaris, Vrettakos…), ou en exil (Tornes, Theos, Ferris, Stavrakas, Kadakouzinos…).

Les premiers films réalisés en 1968, sous juste après le choc du surgissement de la dictature, étaient les court-métrages Jean et la rue de Tonia Marketaki, Matines à l’ile de Thèra de Tornes et Sfikas, L’Émission de Theo Angelopoulos et 28, rue d’Ermou de Lakis Papastathis et Dimitris Avgerinos. Pour ce qui est des longs-métrages, il n’y a eu que La lettre Ouverte de Stabopoulos (au tournage aventureux et au montage censuré), les Patres du désordre de Nikos Papatakis (dont il a secrètement envoyé les négatifs à l’étranger, où il a pu achever le montage) et, enfin, Kierion de Dèmos Theos (film financé, tourné et interpreté par tous les jeunes cinéastes de l’époque, comme Tornes, Sfikas, Angelopoulos, Voulgaris, ou Marketaki, mais qui ne sera projeté publiquement qu’après la fin de la dictature).

A cette même période, les deux genres dominants dans les réseaux commerciaux du cinéma sont : les comédies et les films porno. Quant aux films étrangers, on pouvait par exemple voir les films de Karaté de Bruce Lee.

L’aube d’une autre Histoire

Le retour du cinéma grec à la réalisation des films dits  »historiques », avec la bénédiction et le soutien économique des dictateurs, est un autre fait marquant de l’époque. En sept ans, 75 films ont été tournés, représentant des événements historiques, allant de l’antiquité jusqu’à la guerre civile (et on imagine bien avec quel regard la  »vérité » des événements pouvait s’y mettre en scène). Le régime des colonels est ainsi apparu comme un sauveur, entre autre, de la mémoire historique, tout en réécrivant le passé, sous l’angle de l’idéologie étatique, inchangée depuis 1950. Ces films ont eu un grand succès commercial, puisque les spectateurs grecs étaient méfiants – pour ne pas juste dire complètement indifférents – envers les autres films plus confidentiels qui se fabriquaient pourtant au même moment.

Thanassis comme héros du théâtre d’ombres

C’est Dinos Katzoudridis qui a le premier contesté ces hyperboles cinématographiques sur le « passé glorieux » des grecs. Dans son film « Thanassis, qu’est-ce que tu faisais pendant la guerre ? », le cinéaste illustre le faux héroïsme et la lutte pour la survie des personnages avec beaucoup d’ironie et d’humour, dans une forme renvoyant au théâtre d’ombres traditionnel.

Cette comédie populaire, dotée d’un statut de production commerciale, a connu un grand succès, et a amorcé une prise de conscience de certains spectateurs vis a vis des choix esthétiques et relectures historiques du régime. Excepté ce film de Katzouridis, il y eu aussi cinq ou six autres films de cette période qui réussirent à échapper au répertoire propagandiste des colonels, mais sans pourtant constituer de vraies propositions cinématographiques.

L’Ancien et Nouveau Cinéma Grec

Il y a dans un tel contexte le besoin – plutôt artificiel – de séparer le  »nouveau » et  »l’ancien » cinéma grec ; le critère étant leurs différences de langage cinématographique, plus que le contenu narratif des films. En effet, les fondements d’un cinéma grec  »différent » se sont posés, paradoxalement, pendant la dictature ; non parce que ces nouveaux films étaient porteurs d’une rhétorique anticonformiste, mais parce qu’il était devenu de plus en plus clair, qu’il n’y avait pas d’autre façon possible de s’opposer à la dictature et à tout ce qui lui a donné naissance, qu’en inventant un autre vocabulaire esthétique. Ce vocabulaire a créé, entre autres, de nouveaux mots capables de remettre en question, voire de subvertir, le discours historique de la dictature. Alors que l’état désirait former, au moyen du cinéma, un discours de pouvoir sur l’histoire – un discours qui plairait à tous ceux qui adhéraient à la logique de l’état d »’après-guerre-civile » – les jeunes cinéastes ont essayé le contraire : la réinvention d’un discours qui trouverait refuge, non pas dans les versions officielles de la Gauche, mais dans un sentiment commun de justesse, et de contestation de l’opinion dominante, pour participer à la formation d’une nouvelle narration de l’histoire. Le film le plus exemplaire d’une telle démarche est sans doute Jours de 36 de Theo Angelopoulos qui avait alors déjà réalisé La Reconstitution.

Jours de 36 à atteint à cette période un point de subversion radicale du langage cinématographique existant. Plus précisément, la rupture était double : rupture avec la version dominante de l’histoire grecque et rupture avec l’image dominante du cinéma grec. Le cinéaste, reprenant dans ce film l’idée que l’histoire est toujours contemporaine, met en scène l’ambiance des jours de 1936, ayant mené la Grèce à la dictature du 4 aout 1936, pour mieux parler de de la situation contemporaine des années ’67, ayant conduit le pays à la dictature des colonels. Et cela grâce à des moyens narratifs singuliers : plans longs, peu de dialogues, paroles très indirectes, jamais de musique d’accompagnement, juste les bruits et les sons de la prison, et enfin, de longs couloirs et des portes fermées, derrière lesquelles les décisions sont prises.

A cette même période, un arrêté présidentiel a classifié les films en deux catégories,  »cinématographiques » et  »télévisuelles », renforçant ainsi l’hégémonie de la television nationale. La raison est simple : pas de meilleur moyen de propagande que la télé, comme moyen idéal pour renforcer le contrôle et la censure au cinéma. Dans ce cadre, des films même étrangers et plus anciens, comme Los Olvidados de Luis Buñuel, ont été interdits de sortie en salles. Pour autant, dans un tel contexte, des films comme Evdokia et Jusqu’au bateau de Alexis Damianos, Les Fiançailles d’Anna de Pantelis Voulgaris, Le Dernier Printemps de Takis Kanellopoulos est quelques uns encore, seront tout de même réalisés. C’est donc dans ces conditions de dictature, qu’un autre art authentique a su prendre corps, partant également à la recherche d’un autre type de spectateur, voir d’un autre type de citoyen.

La télé  »Héroïque »

Pendant ces sept années de dictature, la place centrale de la télé se met en place progressivement. Excepté les matchs de football, le public regarde des séries américaines et, un peu plus tard, leurs adaptations grecques, comme La Guerre Inconnue de Nikos Foskolos ; une série à grand succès qui respectait l’esprit du régime dans l’incarnation de la nation par l’armée, mais aussi dans des allusions anti-communistes et la relecture d’actes héroïques de l’état grec pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Le slogan principal de toute cette période télévisée était  »amusons-nous », même si nous sommes en dictature. Le même slogan à bien sur été conservé, après la chute de la dictature, par la télé privée, qui a repris à sa façon la même idéologie, les mêmes personalités et les mêmes contenus de programme. Amusons nous, du matin au soir.

Ici, École Polytechnique

En 1948, les cinéastes grecs ont déjà constitué leur syndicat (ETEK). Au début des années 60, le syndicat est passé aux mains de la Gauche, créant ainsi un terrain favorable pour l’organisation des jeunes cinéastes qui participeront, en 1973, au plus important mouvement de contestation du régime, l’occupation de l’École Polytechnique. Le soir du 17 novembre de 1974, trente-cinq cinéastes étaient enfermés, avec pleins beaucoup d’autres citoyens, dans l’École Polytechnique d’Athènes. Leur annonce, diffusée par la chaine illégalement installée dans l’université, était la suivante :  »Les cinéastes, acteurs et techniciens de la télé qui se trouvent enfermés dans l’École Polytechnique, soutiennent la lutte des étudiants libres, des grecs libres. Nous lançons un appel à la grève générale, notemment de tous les travailleurs dans le domaine du spectacle. Surtout vous, camarades et travailleurs de la télé, vous qui gardez entre les mains l’information publique du peuple grec, mettez-vous en grève au plus vite. Camarades, tous dans la rue pour la chute de la Dictature, tous pour la domination du peuple ».

Les braves Actualités

Pendant toute la période de la dictature, les actualités diffusaient aussi des reportages concernant le cinéma national, comme par exemple sur le Festival Cinématographique de Thessalonique. Les quelques films de qualité passés dans ce festival ont pourtant été complètement ignorés, même quand ils étaient primés (c’était le cas de Marketaki), à l’avantage de productions  »héroïques » comme Les Braves du Nord ou L’Aube de la Victoire ; ce dernier film a été, d’ailleurs, très mal reçu par les spectateurs se trouvant dans la salle, tandis que la télé a présenté sa projection comme un  »événement artistique extraordinaire ». Et il n’est pas étonnant que les actualités aient également ignoré le fait que Z de Costas Gavras avait obtenu deux Oscars aux États-Unis.

En 1971, le film de Katzouridis  »Thanassis, qu’est-ce que tu faisais pendant la guerre ? » a connu un succès incroyable et, pourtant, aux actualités, on a parlé que de la remise du prix à l’acteur principal. Aucun mot sur le contenu du film. Plus tard, en 1973, des actualités autour du Festival de Thessalonique ont été diffusées en anglais ; mais ce n’est pas le festival qui a été mondialisé, mais plutôt les colonels qui visaient à contredire  »les opinions anti-helléniques et communistes qui gouvernent à l’étranger ». A cette période, un autre phénomène est apparu : les spectateurs du  »dernier balcon ». Il s’agissait notamment des spectateurs qui, au fond des salles obscures, se sentaient libres d’exprimer des insultes à l’encontre des films qui n’étaient pas assez directement politiques, voir démagogiques.

Le Dialogue avec l’Histoire

Si Reconstitution (1970) et Jours de 36 (1972) de Theo Angelopoulos constituent deux films qui, parmi les autres cités plus haut, ont marqué directement l’évolution du cinéma grec, c’est, plus tard, Le voyage de Comédiens qui a opéré une rupture radicale et définitive dans la manière d’approcher le rapport entre passé et présent. L’écriture cinématographique de ce film, tourné à moitié pendant la dictature, avec beaucoup de difficultés et d’obstacles, a initié une relation complètement nouvelle entre le cinéma et l’histoire, en Grèce. Le film a été achevé en 1974 et, malgré le fait que sa diffusion ait eu lieu dans des conditions dites démocratiques, le film n’a pas pu obtenir la permission de participer et de représenter le pays au festival de Cannes. Mais le film a cependant été projeté hors compétition, recevant un accueil très chaleureux, même si les actualités, désormais démocratiques, n’ont pas fait la moindre allusion à ce sujet. Rien d’étonnant à cela…

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(traduction de Maria Kourkouta)

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